Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:49:08

Julet Yousif regarde ses trois filles jouer et rire dans la cuisine de la maison. Depuis quelque temps, « la maison » est pour elles un appartement dans un complexe résidentiel entouré de végétation à Sterling Heights, un faubourg de Détroit, très éloigné de Bagdad où elles sont nées et de la zone chrétienne de Beyrouth, où elles ont grandi et attendu pendant des années la possibilité de rejoindre le Michigan. La terre promise des chaldéens. « Ici, elles découvrent ce que signifie la liberté » dit Julet qui du regard couve ses trois filles vêtues de tenues sportives aux couleurs voyantes. « La chose la plus importante est qu’elles ne doivent pas vivre dans la peur. Ici nous n’avons pas la crainte que la police, après un contrôle de routine, nous renvoie en Irak comme c’était le cas au Liban. Je veux qu’elles aillent à l’école, qu’elles étudient et grandissent sans la peur d’être enlevées parce qu’elles sont chrétiennes, comme c’est la réalité quotidienne en Irak. C’est arrivé il y a peu de temps à ma belle-sœur : ils l’ont enlevée au collège où elle étudie à Bagdad et retenue en otage pendant deux semaines, jusqu’à ce que nous ayons trouvé cinq mille dollars pour la libérer. Maintenant elle porte le voile car ils lui ont dit que s’ils la voyaient la tête découverte, ils lui trancheraient la gorge ». Julet Yousif et ses filles Vyane, Bane et Ivane sont arrivées aux USA l’automne dernier, avec 1.604 autres réfugiés irakiens – pour la majorité membres des Eglises chaldéenne et assyrienne ou d’autres minorités religieuses menacées par l’extrémisme musulman – que l’Amérique a accueillis en 2007, après avoir rechigné pendant des années à reconnaître le statut de persécutés aux citoyens d’un pays auquel l’administration Bush considérait avoir apporté la démocratie. Cette vague d’émigration est appelée à prendre de l’ampleur, suite à la décision du gouvernement américain d’accueillir douze mille réfugiés de nationalité irakienne en 2008. Les nouveaux arrivants suivent un parcours fréquenté depuis longtemps par des milliers de prédécesseurs. Les réfugiés vont accroître la communauté de chrétiens chaldéens d’Amérique, qui compte déjà environ 170 mille personnes dans le Michigan, 50 mille en Californie dans la zone de San Diego et 30-40 mille répartis entre Arizona et Nevada. Tout un peuple aux racines millénaires, qui depuis plus d’un siècle œuvre à sa reconstruction d’une façon prodigieuse, dans une Mésopotamie qui sort de l’ordinaire et qui ne se situe plus entre le Tigre et l’Euphrate, comme au temps de leurs ancêtres mais est concentrée en grande partie dans la région des Grands Lacs. Les faubourgs de Springfield, Farmington Hills et Oak Park de la zone urbaine de Détroit, capitale mondiale de l’automobile, se sont transformés en Babylone moderne. Aujour­d'hui, cette dernière tente de prendre en charge comme elle peut les chaldéens qui restent dans l’antique Babylone. L’Irak où l’escalade de violence contre les chrétiens, leur exode forcé, les tentatives de conversion, l’assassinat de prêtres et de fidèles, ont poussé le pape Benoît XVI à lancer des appels lourds de tristesse tout au long de 2007. La préoccupation du Saint-Père s’est traduite aussi par la décision de conférer la pourpre cardinalice au Patriarche de Babylone des Chaldéens, Emma­nuel III Delly, qui depuis décembre 2003 est à la tête du diocèse de Bagdad. Environ 200 chaldéens américains ont célébré l’évènement sur la place Saint-Pierre en novembre dernier. Le Saint-Siège a saisi cette occasion pour donner à nouveau l’alarme : « Comment ne pas tourner le regard avec appréhension et affection, en ce moment de joie, – a dit le Pape durant le Consistoire du 24 novembre – vers les chères communautés qui se trouvent en Irak? Ces frères et sœurs dans la foi font l'expérience dans leur chair des conséquences dramatiques d'un conflit persistant et elles vivent à présent dans une situation politique plus que jamais fragile et délicate ». « Il existe des signes concrets du risque que les chaldéens et les autres chrétiens d’Irak vont droit à l’extinction, et nous sommes en train de faire tout ce que nous pouvons pour éviter cela » affirme Joseph T. Kassab, directeur exécutif de la Chaldean Federation of America (CFA), l’organisation qui chapeaute les entités chaldéennes les plus importantes des Etats-Unis. Ce n’est certainement pas la première fois que l’antique Eglise chrétienne est confrontée à des périodes dramatiques de l’histoire. Mais par le passé, le risque d’un tel déracinement de la Mésopotamie ancestrale n’était jamais apparu. Le père Manuel Boji, une des figures centrales de la communauté chaldéenne du Michigan, dresse un parallèle historique pour donner une idée des évènements actuels : « Pour nous, ceci est une ère de persécution comparable à celle de l’époque de Gengis Khan ». Une Histoire Millénaire Ce peuple qui aujourd’hui se voit contraint à faire face à l’urgence humanitaire provoquée par les persécutions religieuses, plonge ses racines dans le berceau des civilisations les plus antiques. Les chaldéens se considèrent les héritiers de la civilisation sumérienne et assyro-babylonienne, les descendants de Hammourabi, les descendants de Nabuchodo­nosor, le roi qui donna au monde la merveille des jardins suspendus. L’araméen, la « langue franque » du monde antique, qui fut aussi celle de Jésus, est aujourd’hui encore utilisée par les chaldéens, ce qui témoigne du lien profond qui les unit avec l’antiquité et la tradition. Dans les maisons, au Moyen-Orient comme dans le Michigan, on parle l’araméen chaldéen tandis que la messe est célébrée en araméen classique. L’Eglise chaldéenne est apostolique. Les populations de l’Irak actuel se convertirent au christianisme dès le premier siècle grâce à l’apôtre saint Thomas et à saint Addai (Thaddée d’Edesse, à qui l’on attribue également les prières du missel chaldéen). Au Ve siècle, le nestorianisme triompha chez les chrétiens de Mésopotamie, qui en séparant nettement la nature humaine et divine du Christ, a redimensionné la place de Marie, qui n’est plus « Mère de Dieu » mais seulement « Mère du Christ ». La séparation avec l’Eglise catholique continua pendant des siècles, jusqu’en 1553, quand le pape Jules III accueillit à nouveau l’évêque de Mossoul dans la communion avec Rome et lui donna le titre de « Patriarche des Chaldéens ». C’est ainsi que naquit le rite chaldéen de l’Eglise catholique mais il fallut attendre des siècles pour que les blessures du passé se cicatrisent… ce qui n’est pas encore fait totalement. Une minorité de chaldéens (l’Eglise assyrienne d’Orient) n’est pas encore en pleine communion avec Rome, même si le principal problème dogmatique fut résolu avec la déclaration commune de 1994 et que l’intercommunion est possible depuis 2001. 1830 est une année décisive dans l’histoire des chaldéens qui vivent actuellement entre le Moyen-Orient et la région de Détroit. Cette année-là, Giovanni IX Hormizd, évêque de Mossoul, rentra en pleine communion avec Rome et reçut le titre de « Patriarche de Mossoul ». Une des localités les plus animées de sa communauté était le village appelé Telkeppe (ce qui signifie « colline rocheuse ») et qui, sur les cartes, figure sous le nom arabe de Telkaif. C’est d’ici que débuta le long chemin qui mène de la vallée du Tigre jusqu’au Michigan. Le Peuple Exilé de Telkaif En 1889, arrive aux Etats-Unis celui qui, d’après les recherches de Mary C. Sengstock, professeur de sociologie à la Wayne State University de Détroit, s’avère être le premier chaldéen d’Amérique. Il s’appelait Zia Attalla, et fut embauché pour travailler dans un hôtel de Philadelphie. Par après, il rentra au Moyen-Orient pour inaugurer son hôtel à Bagdad. Attalla ouvrit la voie que d’autres chaldéens commencèrent à emprunter au début du XXe siècle. La migration fut lente et seuls 23 chaldéens sont inscrits dans les registres du Michigan en 1923. Mais bientôt le ruisseau devint un fleuve qui créa la communauté actuelle. Un des aspects les plus significatifs du phénomène est le fait que les racines de la quasi-totalité des chaldéens d’Amérique remontent jusqu'au village de Telkaif. Parmi eux, il y a aussi le père Boji, arrivé en 1987 aux USA pour étudier et qui est resté vivre à Southfield. « J’avais 41 ans quand je suis parti mais Telkaif reste ma “ maison ”, et c’est triste de penser aujour­d’hui à ce que notre village est devenu », raconte le prêtre. Son bureau, aux murs chargés de livres anglais et arabes, est situé à l’intérieur d’un bâtiment qui s’adosse à Our Lady of the Chaldeans, la cathédrale des chaldéens américains à Southfield, l’église principale de la Chaldean Eparchy of Saint Thomas the Apostle, diocèse des chaldéens catholiques de la région de Détroit. L’évêque Ibrahim Ibrahim a aussi son bureau dans le même immeuble. Il est le guide spirituel d’une communauté qui compte six paroisses chaldéennes dans la région de Détroit et dont les églises sont bondées pour la messe dominicale. Il est toujours à la recherche de nouveaux espaces pour répondre à la demande d’une communauté en pleine expansion et qui s’apprête à accueillir prochainement des milliers de nouveaux réfugiés irakiens. « Les chaldéens qui restent à Telkaif représentent 2% de ceux qui y habitaient et qui en sont partis » explique le père Boji. « C’était un lieu où on vivait en paix, en harmonie avec les autres religions, et dont le style de vie simple a disparu. Maintenant la mi­sère et la peur dominent ». Au début du XXe siècle, quand les premiers habitants de Telkaif commencèrent à se déplacer vers les USA, les échos des disputes avec Rome ne s’étaient pas en­core apaisés. Dans les témoignages laissés par quel­ques-uns d’entre eux figurent des souvenirs des récits des grands-parents à propos des controverses religieuses du XIXe siècle. Celles-ci eurent besoin de temps pour se calmer même après que le Pape eut reconnu le Patriar­che de Mossoul en 1830. Mais aujourd’hui, un siècle après, la communauté qui gravite autour de la cathédrale de Southfield est profondément atta­chée au Saint-Père et reconnaissante, comme l’exprime le père Boji – lui aussi pré­sent à Rome en novembre dernier – « pour le geste de bon pasteur qu’il a voulu accomplir pour soute­nir les chrétiens d’Irak en appelant notre Patriar­che à faire partie du Collège des Cardinaux ». Ce qui a pu pousser les émigrés de Telkaif à choisir la région de Détroit après avoir débarqué à Ellis Island, au milieu des européens, reste un mystère. Le professeur Sengstock et la directrice du Chaldean Community Cultural Center, Josephine M. Saroki Sarafa s’accordent pour évoquer trois raisons principales. La première est qu’à cette époque, grâce surtout à Henry Ford, l’industrie automobile de Détroit était en pleine expansion et les nombreuses offres d’emploi attiraient les nouveaux arrivés aux Etats-Unis. La deuxième raison est liée à la présence d’une communauté consistante de catholiques maronites libanais établis avant les chaldéens dans le Michigan : la possibilité de fréquenter une église orientale, de parler arabe et de trouver des mets traditionnels de la cuisine du Moyen-Orient était très attrayante pour les immigrés de l’ex-Mésopotamie. Et enfin, Détroit se trouve à la frontière avec le Canada ce qui facilitait les communica­tions avec les chaldéens qui débarquaient dans ce pays en attente de pouvoir entrer aux USA. Aujourd’hui à dix minutes en voiture de Southfield et de la région habitée par les chaldéens, sans quitter les faubourgs de Détroit, on arrive à Dearborn, autre lieu symbolique qui illustre la transformation américaine. A une certaine époque, cette ville de 90 mille ha­bitants était connue pour être la ville natale de Henry Ford et le quartier-général mondial du colosse automobile qui porte son nom. Aujourd’hui, Dearborn est surtout connue parce qu’elle accueille la plus grande communauté d’arabes musulmans de tous les USA [cf. Jeneive Abdo, Ce minaret yéménite planté au cœur de l’Amérique in «Oasis», 4, 101-104]. Yéménites, libanais, palestiniens remplissent les rues dans lesquelles on respire les effluves d’épices orientales. Le vendredi, les magasins sont fermés et les mosquées se remplissent, comme si cette localité donnait sur le Golfe Persique au lieu de se dresser à deux pas de la frontière canadienne. Au fil du temps tandis qu’à Dearborn arrivaient les immigrés des différentes régions du Moyen-Orient, aux alentours de Southfield, les chaldéens construisaient une communauté animée et prospère basée sur trois piliers : famille, église et grocery store, ces magasins d’alimentation qui devinrent leur spécialité. La Réussite d’une Communauté Pendant des décennies et aujourd’hui encore, l’attachement traditionnel au noyau familial a poussé les chaldéens à tenter d’emmener aux USA le maximum de membres de leur famille. Les parents, grands-parents, oncles et neveux restent actuellement le principal point de référence, même pour les jeunes générations de chaldéens qui sont nés en Amérique et qui ne connaissent de Telkaif que ce que les « vieux » leur en ont dit. L’église reste partie intégrante de l’Adn de la communauté. En témoigne la rapidité à laquelle se sont développées les paroisses dans le West, directement après l’arrivée des premiers chaldéens à San Diego (un groupe de jeunes éduqués par les jésuites et appelés à enseigner l’arabe aux militaires de l’ Army Language School destinée au Moyen Orient). Quatre paroisses sont nées en Californie et d’autres en Arizona, créant les conditions nécessaires à l’établissement du deuxième diocèse chaldéen des Etats-Unis. Quant aux grocery stores, ils furent à l’origine du développement de la communauté des immigrés chaldéens. Les premiers arrivants acquirent un magasin d’alimentation à un syrien. Rapidement, l’honnêteté des anciens habitants de Telkaif et la structure familiale avec laquelle ils organisaient leur business firent fructifier leurs affaires et les magasins se multiplièrent. Actuellement, seules quelques familles chaldéennes gèrent encore un grocery store. Les enfants des immigrés ont escaladé les échelons, ils sont entrés à l’université et ont innové en créant des entreprises en tous genres et plus spécialement dans le secteur technologique. Un exemple significatif est celui de Joseph Kassab, 55 ans, directeur de la CFA et frère de l’ex-évêque chaldéen de Bassora, Monseigneur Djibrail Kassab, qui fut nommé en 2006 Archevêque du nouveau diocèse des chaldéens en Australie et Nouvelle-Zélande, la Chaldean Eparchy of Oceania. En 1979, Joseph Kassab quitte Bagdad où il avait obtenu un diplôme scientifique pour fuir les pressions politiques du Parti Ba’ath de Saddam Hussein. Ne voulant pas entrer dans ce parti, l’unique alternative pour lui était l’exil. Kassab trouve refuge pour quelques mois en Italie, près d’une communauté d’exilés irakiens à Ostie puis il fit le grand saut vers l’Amérique. Il dirige aujourd’hui dans la région de Détroit une entreprise avant-gardiste dans le secteur de la nanotechnologie qu’il s’apprête à confier à son fils Pierre. « Aujourd’hui les chaldéens sont médecins, entrepreneurs, protagonistes dans le monde financier », explique Kassab. « Quand les Irakiens chaldéens arrivent dans un pays, ils deviennent un asset, et non un poids ». Kassab partage ses journées entre la société de technologie et le bureau de directeur exécutif de la CFA, qui se trouve dans un immeuble regroupant les différentes activités d’un entrepreneur chaldéen, Michael J. George, qui est aussi le président de la CFA. Partout entre Southfield et Farmington Hills, des activités commerciales et des entreprises portent des noms aux consonances irakiennes. Elles sont le signe de la prospérité que les petits-­enfants des immigrés de la première moitié du XXe siècle ont acquise. L’exemple le plus évident est le prestigieux Shenandoah Country Club, à West Bloomfield, avec son terrain de golf immaculé, ses salons réservés aux membres où sont célébrés la plupart des mariages de la communauté. « L’Amérique, ce pays qui nous a accueillis a été sans nul doute très généreux avec nous » dit fièrement Kassab, en servant de guide dans les grandes pièces du club, parsemées de décorations et de statues qui témoignent de la civilisation babylonienne. Dans un grand espace du Shenandoah Country Club un team de spécialistes est au travail sous la houlette de Josephine M. Saroki Sarafa. Ils se préparent à inaugurer dans la seconde moitié de 2008, un centre d’exposition interactif qui a pour but de transmettre la tradition chaldéenne. Presque entièrement financé par les dons de la communauté locale et des entreprises gérées par des chaldéens, le Chaldean Cultural Center permettra de réaliser un voyage dans le temps, en retournant à l’époque de l’antique Babylone pour s’aventurer ensuite au temps des premières églises chrétiennes. Avec des trésors originaux, des copies de chefs-d’œuvre, des reconstructions multimédias et des scénographies soignées, le musée – bien que ce terme soit réducteur – permettra de découvrir la vie dans la vieille Telkaif et celle des premiers immigrés arrivés en Amérique. « Dix mille ans d’histoire ne rentrent pas facilement dans quelques pièces, mais nous nous y attelons » raconte Avita Bacall, une chercheuse qui travaille sur ce projet. Au moment de la visite d’Oasis, une grande caisse en bois de plus de deux mètres et demi de long, arrivée directement du Louvres occupe le centre de la pièce qui sera le cœur de l’exposition. A l’intérieur, la copie exacte du Code d’Hammurabi, cette haute stèle de basalte du XVIIIe siècle avant Jésus-Christ qui est un des emblèmes de la civilisation mésopotamienne. Le Code, avec un trône de Nabuchodonosor et d’autres pièces originales, comme une tablette sumérienne de la IIIe dynastie de Ur, seront les pièces-phares de l’exposition. Les effets spéciaux ne seront pas en reste : Kaya Sanan, photographe et metteur en scène qui travailla entre autres à la reconstruction cinématographique de l’odyssée du Titanic, est le directeur artistique du projet et a réalisé un Jésus virtuel qui parle en araméen aux visiteurs et qui se trouvera dans la section consacrée à la naissance de l’Eglise chaldéenne. Le Drame des Réfugiés Le succès et le niveau de bien-être obtenus par les chaldéens insérés dans la société américaine n’ont pas amoindri le lien avec la terre ancestrale ni diminué l’angoisse face à la situation actuelle de l’Irak et les inquiétudes nourries pour les parents et amis restés au pays. Les chaldéens d’Amérique se sont fortement mobilisés, en rassemblant entre autres des sommes d’argent conséquentes, face à la situation dramatique actuelle : en effet, les réfugiés irakiens répartis dans une trentaine de pays sont plus de deux millions et la vie des chrétiens restés en Irak a pris un tour dramatique ces dernières années. Pour la communauté de Détroit, les évènements de cette phase historique assument un sens particulier. « Nous sommes citoyens d’un pays qui a envahi notre pays d’origine » explique le père Boji. « Notre communauté, en général était en faveur de la destitution du pouvoir de Saddam Hussein, mais les attentes étaient différentes, pour une autre réalité. Durant ces dernières années, nous avons exprimé notre frustration aux politiciens des Etats-Unis concernant l’Irak. Pendant longtemps, ils ont refusé de reconnaître le statut de réfugiés aux chrétiens qui étaient persécutés, heureusement, au moins de ce point de vue, les choses ont changé. Mais cela reste très difficile d’imaginer ce que sera l’Irak dans dix ans ». D’autre part souligne le prêtre chaldéen, encourager la fuite des chrétiens du Moyen-Orient n’est certainement pas la solution la plus souhaitable pour le bien de toute la région. « Pendant deux mille ans, les chrétiens furent les gardiens de la civilisation du Moyen-Orient, conservant la richesse humaine dont cette région a toujours été porteuse. Dans des pays à majorité musulmane, ils ont proposé une modalité différente de voir la vie ». Les risques d’une extinction des chrétiens du Moyen-Orient sont pris très au sérieux par les chaldéens américains qui ont reconnu la nécessité de faire pression sur le système politique des USA afin que la portée de ce phénomène soit comprise et que Washington se mobilise pour le contrecarrer. En Amérique, le lobbying est une pratique courante qui fait partie du patrimoine génétique de la politique et peut obtenir des résultats surprenants même de la part de communautés ethniques ou religieuses. Cela fut démontré par les américains d’origine arménienne durant l’année 2007. Ils motivèrent de nombreux membres du Congrès à appuyer le projet d’une résolution qui reconnaisse officiellement comme « génocide » le massacre systématique dont fut victime le peuple arménien au début du XXe siècle. En affrontant le lobby turc, lui aussi très puissant, les chrétiens arméniens furent invités à témoigner et à prier dans les salles du Capitol Hill, siège du Congrès des Etats-Unis. Cette résolution a recueilli assez rapidement une grande adhésion et le Président George W. Bush, la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice et le chef du Pentagone Robert Gates sont intervenus en personne pour la bloquer en demandant de la renvoyer à « un moment plus opportun ». Ils étaient préoccupés par les répercussions sur la guerre en Irak. En effet, la Turquie menaçait de retirer son soutien logistique, incontournable pour les opérations américaines en territoire irakien, si cette résolution était approuvée. L’épisode de la résolution arménienne a confirmé que la politique quand elle le veut, peut écouter les minorités. Les chaldéens en ont eu la preuve non seulement en convainquant l’administration Bush d’accueillir les réfugiés irakiens, mais aussi en intervenant au Congrès sur le thème du futur des chrétiens d’Irak. En janvier 2007, Kassab fut parmi les protagonistes de la création du Chaldean Assy­rian Syriac Council of America (CASCA), une organisation qui réunit les chrétiens chaldéens, assyriens et syriaques pour parler d’une seule voix du drame actuel en Irak. Le 25 juillet, la U.S. Commission on International Religious Freedom (USCIRF, la commission qui s’occupe des libertés religieuses) du Congrès a écouté, dans un climat chargé d’émo­tions, les dépositions des témoins recueillies par le CASCA. Pascale Warda, une chrétienne assyrienne qui fut ministre de l’émigration à Bagdad, a relaté différents épisodes de persécution contre les chrétiens. Comme par exemple, cette histoire d’« un bébé d’un an qui fut grillé et déposé sur un plat de riz devant la maison de sa maman » pour la convaincre d’abandonner la foi chrétienne ou de s’en aller. « Les chrétiens – a dit P. Warda aux membres du Congrès – ont trois options : se convertir à l’Islam, payer les taxes de protection imposées aux non-­musulmans ou quitter leur maison sans emporter leurs biens ». Donny George, un arché­o­logue assyrien, ex-directeur de l’Iraqi National Museum, a décrit les scènes d’enlèvements, de viols et de massacres dont sont vi­ctimes les chrétiens ces dernières années en Irak. Deux membres du Congrès ont aussi témoigné devant leurs collègues. Une d’elles, Anna Eshoo, députée de Californie d’origine arménienne et assyrienne, a expliqué à la commission que bien que les chrétiens représentent seulement 3% de la population irakienne, ils constituaient 40 % des réfugiés en 2007 parce qu’ils sont perçus comme les alliés des américains aux yeux des fanatiques musulmans. Après l’audition du 25 juillet, l’ USCIRF en a consacré d’autres à la question des chrétiens irakiens. Kassab fut appelé à témoigner, expliquant les résultats des nombreux voyages effectués auprès des réfugiés en Jordanie, Syrie ou au Liban et le travail de la CFA pour faire venir nombre d’entre eux en Amérique. Dans son bureau de Farmington Hills, Kassab conserve une documentation photographique impressionnante qui montre les traces que laissent les vexations subies sur la peau des chrétiens irakiens dont la seule faute est de ne pas être musulmans. Sur une photo, deux filles chaldéennes, Linda e Rita, sont photographiées avec quelques amis et des soldats américains souriants : « Elles ont été tuées toutes les deux » raconte Kassab. Malgré l’amélioration de la situation irakienne qui s’est vérifiée dans la seconde moitié de 2007 et qui a permis à de nombreux réfugiés de rentrer chez eux, à Bagdad comme dans d’autres localités, la diaspora des chaldéens vers l’Amérique ne s’arrête pas. En effet, beaucoup d’entre eux ont tout perdu ces dernières années et cherchent donc à rejoindre les membres de leur famille installés aux USA. Une Vie dans un Dossier La Chaldean Federation of America a mis sur pied un réseau humanitaire permettant aux réfugiés d’être aidés dans les pays d’accueil du Moyen-Orient pendant toutes les phases de la procédure complexe qui, un jour, les conduira à Détroit. Au siège de la CFA, vingt mille dossiers racontent chacun un drame personnel ou familial, le récit de vies souvent bouleversées par l’irruption d’extrémistes qui contraignent des hommes à tout abandonner et à rester sans toit et sans patrie. Les volontaires qui s’occupent du suivi des démarches de demande d’asile notent tout : les abus subis, les viols, les violences, les mutilations. Pour chacun des vingt mille membres de minorités religieuses irakiennes en attente d’un futur, une liste est dressée avec 45 informations nécessaires afin de faciliter le travail des organisations qui gèrent les réfugiés comme le United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR) ou l’International Catholic Migration Commission (ICMC). Kassab et ses assistants distribuent aussi des guides sur le comportement à assumer durant les interviews réalisées par les autorités (avec des conseils comme : « sois calme et détendu, regarde toujours l’examinateur dans les yeux, ne prends pas l’initiative de faire des commentaires… » etc.) Kassab explique que « dans le climat post 11 septembre, le problème principal est la sécurité. Pratiquement, « les autorités nous demandent qui sont ces personnes ? » Nous sommes en contact continu avec le Department of Homeland Security, qui gère les contrôles sur les aspirants réfugiés. Des appels téléphoniques m’arrivent directement de fon­ctionnaires américains du Moyen-Orient qui me demandent de parler avec le demandeur d’asile. Et ainsi, je lui demande de quel village il vient, quelle est sa paroisse, quels sont les personnes qu’il connaît. Je cherche à rassembler le plus d’informations possibles pour l’aider. Par exemple, un certificat de baptême peut se révéler un instrument précieux pour faire accélérer une démarche ». Les personnes d’Irak qui cherchent à venir ici sont pacifiques, mais de la part des autorités, il y a toujours la crainte que quelqu’un ne cherche à s’infiltrer aux USA pour commettre un acte terroriste. Nous sommes une organisation humanitaire et notre but n’est certainement pas de vider l’Irak. Quand nous pouvons, nous contribuons à envoyer des aides financières aux chaldéens qui vivent là-bas. Mais s’ils les chassent, s’ils tentent de les convertir à l’Islam et les laissent sans espérance, nous voulons les aider ». Attente Frustrante Parmi ceux qui ont rejoint l’Amérique grâce au réseau de Kassab, il y a Julet Yousif et ses trois filles. Depuis le début des années 80, le frère de cette femme, Jawher “Joe” Yousif, vit dans la région de Détroit. « J’ai fui l’Irak parce que je ne voulais pas être obligé de faire mon service militaire » raconte Joe devant une tasse de chai qui fume sur la nappe fleurie de la cuisine de la nouvelle maison de sa sœur. « Deux de nos frères étaient déjà entrés dans l’armée, l’un d’eux est mort à la guerre et je ne voulais pas être la troisième personne de la famille obligée de me battre. C’est pour cela que je me suis enfui, j’ai été réfugié pendant trois ans en Italie et puis je suis arrivé ici, où d’autres parents habitaient déjà et aujourd’hui je suis propriétaire d’un magasin de vins et de bières ». Aujourd’hui, une bonne partie de la famille Yousif vit dans le Michigan, les parents de Julet et Joe y compris. Mais pour faire venir la femme et ses trois enfants ce fut très difficile. L’attente au Liban a duré plus de neuf ans et fut souvent frustrante. « La première fois que j’ai présenté aux autorités de l’ONU la demande de statut de réfugiée », raconte Julet en arabe (pour le moment seules les trois filles parlent l’anglais), « elle a été repoussée parce que mon mari était un vétéran de guerre irakien. C’est une personne cultivée, un architecte avec deux diplômes, mais il a perdu la moitié d’une jambe dans le conflit Iran-Irak et son statut de vétéran et d’invalide de guerre rend toute demande de reconnaissance comme réfugié plus compliquée ». Le mari de Julet fut obligé de quitter le Liban et de rentrer à Bagdad où il vit encore aujourd’hui. Son épouse et ses filles l’ont vu pour la dernière fois en 2005. Quand c’est possible, ils se parlent par téléphone sans savoir quand la famille sera à nouveau réunie. Pour le moment, l’arrivée de la maman et des filles aux USA est déjà une victoire, qui ont coûté le prix de nombreux entretiens avec les autorités américaines et celles de l’ONU qui se sont succédés avec une lenteur exaspérante. Il se passait au minimum trois ou quatre mois entre deux rendez-vous et même à une reprise deux ans et demi. A la fin pour elles aussi, une nouvelle vie a commencé dans la « Babylone du Michigan ». Vyane, Bane et Ivane, les trois filles de Julet, qui ont entre douze et quinze ans, ont passé leur première année dans une école américaine ordinaire, avec des jeunes d’ethnies diverses, symboles de cette société toujours plus diversifiée qui caractérise les Etats-Unis du début du XXIe siècle. « Maintenant, mon plus grand désir, c’est qu’elles aillent au collège » confesse Julet, manifestant ainsi la même aspiration que les millions de mamans qui, comme elle, ont débarqué en Amérique durant le siècle dernier.