La nouvelle Constitution égyptienne et le nouveau président, le rôle des salafistes, la division entre ulémas et intellectuels : au fil d’une conversation en pleine liberté, en exclusivité pour Oasis, Salah Fadl, grand spécialiste de littérature arabe et intellectuel en dialogue avec le shaykh de al-Azhar, commente les derniers développements de la situation en Égypte.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:37:48

Entretien avec Salah Fadl, avec la collaboration de Wael Farouq Monsieur le Professeur, que pensez-vous de la nouvelle Constitution? Répond-elle aux désirs de tous ceux qui ont fait la Révolution? Avant tout, je tiens à préciser que je ne suis pas étranger à cette nouvelle Constitution. J’ai participé à la rédaction de presque tous les articles, et je pense qu’il s’agit de l’une des meilleures Constitutions jamais élaborée en Égypte, pour toute une série de raisons. Tout d’abord, elle garantit un État “civil” (madanî), qui s’accorde avec la nature du peuple égyptien, et elle colmate les brèches qui s’étaient ouverte avec la Constitution précédente. La Constitution des Frères Musulmans était un document préparé en toute hâte, et on y avait inséré certains articles qui ouvraient tout grand les portes de l’enfer, transformant la nature de l’État égyptien. En second lieu, la nouvelle Constitution garantit un niveau élevé de liberté (de religion, de pensée et d’expression, de recherche scientifique, de création artistique et littéraire), dans une proportion totalement inconnue de la Constitution précédente. Autre point, elle répond à de nombreuses aspirations de la révolution du 25 janvier dans le domaine de la justice sociale: elle établit le droit des égyptiens à recevoir une éducation de bon niveau, et élève à 18 ans l’obligation de fréquenter l’école ; elle rend l’assurance-santé obligatoire et oblige l’État à reconsidérer la question des établissements informels et les besoins de logement des jeunes. Elle établit enfin un équilibre entre les trois pouvoirs, en limitant en de nombreuses manières l’exécutif à travers une meilleure tutelle des pouvoirs législatif et judiciaire. Enfin elle est relativement équitable vis-à-vis des femmes et tente d’empêcher toute discrimination à leur égard, tout comme également envers les catégories marginalisées comme les habitants des régions frontalières ou les Nubiens, qui sont mentionnés pour la première fois. On a soulevé plus d’un doute sur le rapport entre l’État et l’armée, mais je pense que ceux qui ont présenté ces objections n’ont pas compris, ou n’ont pas lu la nature de ces textes : ceux-ci prescrivent que tout accusé doit être jugé par la magistrature ordinaire, à l’exception de cas précis bien spécifiés, en substance : des délits d’agression contre l’armée, une norme nécessaire face aux vagues de terrorisme qui visent aujourd’hui à détruire l’armée et l’État. Qui s’oppose à ces paragraphes de la Constitution n’a guère pris conscience de la phase que traverse aujourd’hui l’Égypte, et de la nécessité de protéger les institutions de l’État. À propos de libertés fondamentales, l’interdiction de projeter le film Noah en Égypte et dans d’autres pays du Proche-Orient et islamiques, a fait beaucoup de bruit. Je pense qu’il y a un problème réel avec les deux conseils sur lesquels al-Azhar se repose pour prendre ses décisions, c’est-à-dire le conseil des grands ulemas et le conseil suprême des recherches islamiques. Ils sont allés chercher de vieilles fatwas d’il y a très longtemps, en grande partie hyper-conservatrices sinon tout simplement rétrogrades. Ils pensent que représenter les prophètes dans des œuvres cinématographiques est un attentat à leur sainteté et une forme de mépris à leur égard, et ils le motivent par des explications ridicules du genre : l’acteur qui cette fois interprète le prophète pourrait jouer dans un film successif le rôle d’un ivrogne ou d’un voleur, et les gens pourraient penser que le prophète commet des péchés, que le prophète devient voleur…Bref, ils n’arrivent pas à distinguer entre la personne physique et la représentation artistique. Et puis ils disent que la sainteté des prophètes (thème sur lequel ils exagèrent vraiment aussi bien en ce qui concerne les personnalités islamiques que bibliques) en rend la représentation inconvenante. Mais la vérité est qu’ils ont peur de toute vision nouvelle dans la manière de présenter l’histoire sainte ; ils veulent uniquement conserver les stéréotypes et les visions héritées d’un passé millénaire. Ils ne supportent aucun changement, ne serait-ce même qu’au bénéfice de la réflexion religieuse elle-même, parce qu’ils craignent qu’il n’ouvre la porte au mal et à la pensée. Mais la pensée, ils lui sont généralement hostile. Littéralement? Littéralement, et j’ajoute autre chose. La vraie tragédie, dans la pensée religieuse islamique, c’est qu’elle a perdu tout esprit d’initiative et la capacité de rechercher des solutions nouvelles aux problèmes d’aujourd’hui. Son but est de satisfaire les masses et l’opinion publique ignare en évitant tout affrontement, au lieu de chercher ce qui peut aider à enraciner un authentique esprit religieux. En conséquence, il s’est produit une fracture profonde, un fossé, entre les ulemas d’al-Azhar et les intellectuels. Il ne s’agit pas de tel ou tel incident : le fait est qu’ils veulent limiter grandement le concept de liberté artistique et soumettre les œuvres littéraires et artistiques à un critère religieux. C’est une chose inacceptable, même pour la religion islamique : les experts de la Loi de l’Islam ont toujours refusé de soumettre la poésie aux critères de la foi. Mais cela, ils ne l’acceptent pas, et ils défendent leur empire comme s’ils étaient les gardiens du royaume de Dieu. Et pourtant, qui imagine pouvoir limiter la créativité artistique se fait des illusions, parce que, à l’époque d’internet et des canaux satellitaires, si on veut empêcher quelque chose, on ne fait qu’exciter la curiosité des gens, bien plus que si l’on ne dit rien. Le résultat est exactement le contraire du but qu’ils se fixent. Ils ont besoin d’une grande injection de conscience culturelle et de pensée contemporaine pour se hisser vraiment au niveau des défis qu’ils ont devant eux. Y a-t-il des personnalités qui développent une pensée religieuse rénovée? Très peu. Qui, par exemple? Il y avait des personnalités comme Hasan Hanafi, qui avait développé une réflexion religieuse de renouveau, mais je constate qu’il a récemment apostasié ses idées de naguère et qu’il est devenu plus conservateur, plus royaliste que le roi. Naturellement, les groupes religieux qui visent l’action politique vont vers les foules armés de principes de plus en plus rigides, de plus en plus arriérés, et de pourriture idéologique, et condamnent tous les autres, accusés d’être des infidèles. Il n’y a rien à attendre d’eux parce qu’ils sont devenus des terroristes et des criminels. Le reste des gens s’est débarrassé de toute réflexion religieuse, cela ne les intéresse plus du tout, ils vivent de manière naturelle et automatique en accord avec le rythme de la vie contemporaine. Les gens ordinaires sont pris entre deux feux : d’un côté les œuvres d’art, si elles sont libératrices, satisfont leur désir et leur instinct. Mais de l’autre, ils déclarent que cela est contraire à la foi et à la morale. Mais de la foi et de la morale, ils n’ont que faire : ils interdisent à leurs enfants et à leurs femmes ce qu’ils se concèdent à eux-mêmes en cachette. Ce sont des hypocrites, et ils tiennent un double langage. Ceci est l’un des problèmes liés à la faiblesse de toute conscience publique dans les sociétés islamiques. Le phénomène des salafistes en Égypte: personne n’imaginait qu’ils puissent avoir un tel succès électoral. Pourquoi se sont-ils répandus à ce point ? Est-il possible de collaborer avec eux, par exemple sur la Constitution ? Les salafistes ont participé à l’élaboration de la Constitution, et ils ont représenté à mon avis l’obstacle le plus grand. Mais celui-ci a été surmonté, grâce à Dieu. Dans tous les passages les plus importants de la Constitution, ils se sont déclarés contre, mais ils étaient très peu représentés, ils étaient un ou deux dans le comité des cinquante. Ils sont venus à plusieurs reprises avec leurs leaders nous rencontrer, et nous avons passé des dizaines de réunions et des centaines d’heures à chercher d’instaurer un dialogue, mais en vain : leur mentalité n’accepte aucune forme de dialogue. Personnellement, ces dialogues avec les salafistes ont constitué pour moi un poids insupportable. Je dois dire que eux aussi ne me supportaient pas –et cela va bien ainsi, l’hostilité entre nous est réciproque, explicite et déclarée. Je concorde avec ce que vous disiez, à savoir qu’ils constituent un phénomène spontané imprévu et dépourvu de toute logique. Ils ne sont aucunement un produit du mouvement intellectuel, religieux et social en Égypte. Ils sont en connexion avec la tentative des associations « pour commander le bien et interdire le mal » et des wahhabites saoudites d’imposer leur vision. Ils ont fait une sorte de commerce de la pauvreté des indigents et ont exploité, avec un sens aigu de l’opportunisme, l’idée de l’application de la sharî’a et du zèle pour la religion, parce que les personnes simples et ignorantes sont sensibles à ces thèmes. De toutes façons, ils n’ont en réalité aucun lien avec la sharî’a ou avec la religion, ce sont des agents au service d’une force étrangère qui les pilote, c’est-à-dire l’Arabie Saoudite et le Golfe, au premier chef. Mais alors, comment explique-t-on que le salafisme, qui est en fin de compte le wahhabisme d’exportation, ait soutenu le changement du 30 juin 2013? Cela a été de toute évidence un jeu politique. Je ne pense pas que les salafistes aient soutenu la révolution du 30 juin en pensant à l’intérêt national égyptien. Cela leur a été imposé par ceux qui les paient. Il est évident que l’Arabie Saoudite a perçu les Frères Musulmans comme une grave menace (parce qu’ils sont à l’opposition, en Arabie Saoudite) et qu’elle a décidé en conséquence de soutenir avec force la révolution contre les Frères Musulmans. Je pense qu’elle a donné des ordres explicites aux salafistes, qu’elle finance, afin qu’ils adoptent cette position. Je ne pense pas que l’esprit national se soit emparé d’eux à l’improviste. Tout simplement, c’est le maître qui a donné l’ordre. Mais de même qu’il a donné l’ordre, il peut aussi donner le contre-ordre. Dans l’avenir, d’ici quelques mois, ils pourraient sortir du gouvernement. C’est tout-à-fait possible, je n’exclus rien. Il est vrai qu’ils ont refusé le recours à la violence. C’est le seul point positif qu’ils présentent. S’ils ont une qualité, c’est bien de ne pas s’être laissés entraîner dans l’emploi de la violence, à l’exception de quelques membres. Et les Frères, quel jugement politique portez-vous sur eux? Leur tragédie authentique, c’est qu’ils sont qutbistes, adeptes de Sayyed Qutb, et par conséquent takfiristes : ils taxent les autres de mécréants. Ils se sont laissé séduire par la force de l’organisation, qui a un potentiel matériel énorme. Que les États-Unis aient collaboré avec cette organisation a été une véritable tragédie. Cela a mis en évidence l’étroitesse de vue et l’égoïsme des États-Unis dans leur politique. Utiliser les medias mondiaux au service des objectifs des Frères a été l’un des spectacles les plus lamentables que l’on ait jamais vu. Mais le nouveau gouvernement ne semble guère faire mieux. La condamnation à mort des responsables des Frères est inacceptable. Je pense que cela a été une très grave erreur et une explosion de colère sans but. Il y a deux choses à mettre au clair. La première est qu’il s’agit d’une sentence de première instance, et que celui qui la rend sait qu’elle n’est pas exécutable, parce qu’elle sera soumise à deux niveaux de révision, le Mufti de la République qui refusera de l’approuver, puis la Cassation. La sentence de première instance devait servir à terroriser les gens qui détruisent l’État et répandent la corruption sur la terre, en soutenant que les autres sont des mécréants et que les seuls vrais musulmans, ce sont eux-mêmes. Le résultat a été exactement le contraire. Comme intellectuels, nous critiquons avec force ces sentences, nous savons qu’elles ne sont pas valables du point de vue légal, ni applicables. Second point : on ne peut inculper une association de grandes dimensions pour des fautes commises par certains de ses membres sans étudier les indices ou chercher les preuves avec tout le calme nécessaire pour identifier et condamner les vrais coupables. On a pris des coupables et des innocents. Mais le vrai problème, c’est qu’en Égypte, il n’y a aucune autorité qui puisse s’immiscer dans les décisions de la magistrature. Cela semble incroyable, mais il en est ainsi. De toutes façons, ces sentences ont suscité de fortes réactions non seulement à l’étranger, mais en Égypte même, et personnellement je m’y suis opposé avec force. Quel regard portez-vous sur la figure du nouveau Président Sisi? C’est la personnalité la meilleure aujourd’hui pour la présidence, parce qu’il est décidé et peut rendre un peu de sécurité à la société. Les gens l’aiment. Depuis l’époque de Nasser, le peuple égyptien ne s’était jamais autant attaché à une figure qu’à la sienne. Et pourtant, si j’ose un jeu de mots, il semble que, tout comme les chiites ont inventé la “tutelle du juriste” (wilâyat al-faqîh), de même les sunnites ont breveté la “tutelle du général” (wilâyat al-farîq)… C’est un bon jeu de mots. Mais il y a deux éléments qui réduisent les dangers. Le premier, c’est que le général en question ne veut pas exercer « la tutelle », mais qu’il a été contraint de le faire. Ce sont des choses que l’on sait, ici, dans le pays. Le second élément, c’est que l’on s’est efforcé de toutes les manières à présenter un programme révolutionnaire et réformateur, qui réalise les aspirations du peuple égyptien.