Le tourment de l'Islam /2. Comment sauvegarder la validité théologique de la définition du Coran en usage depuis des siècles auprès de toute la Umma et pouvoir condamner sans équivoque l'usage que Ben Laden et ses partisans font du texte ? En réalité on se contente ici de sélectionner des textes favorables à la paix et à la tolérance pour les comparer à ceux qu'exhibent les militants fondamentalistes au sujet de la guerre « juste ». Proposition pour l'ouvertured'un « travail subversif », en même temps prophétique et rationnel, pour sortir de l'impasse.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:44

Après les échecs successifs de la révolution nationaliste dite socialiste (1950-80), puis de la révolution religieuse dans le style iranien, peu de voix d'intellectuels « musulmans » ouverts aux acquits indiscutables de la modernité, se sont fait entendre pour soutenir ne serait-ce que l'idée d'un aggiornamento de l'Islam en tenant compte des obstacles nouveaux générés par 30 ans d'errements « révolutionnaires ». A vrai dire, les intellectuels laïcisés préfèrent demeurer à l'écart de la pensée religieuse comme champ de travail scientifique critique ; ou bien ils restent croyants pratiquants au point de rejoindre le discours des gardiens de l'orthodoxie ; ou bien ils réduisent l'Islam à une affirmation identitaire commune à l'ensemble des sociétés qui accentuent leur retard face aux défis de la modernité plus complexes et plus pressants dans la phase de mondialisation des forces de production de l'histoire. Dans la mesure où l'aggiornamento se veut plus exigent dans la critique du conservatisme, plus innovant dans la quête d'émancipation, ses partisans sont dans une position de faiblesse politique et sociologique par rapport à la classe de ulamâ capables de cultiver à la fois une habile solidarité avec les régimes en place et un impact effectif sur les expressions, les revendications de la religion populiste.

L'échec de 'Abd al-Rahmân Wâhid en Indonésie illustre les postures ambiguës des « intellectuels » et des ulamâ, les faiblesses politiques des uns, les succès précaires et trompeurs des autres. Ainsi, la vieille, mais toujours obsédante mythoidéologie de l'islâh, c'est-à-dire la restauration de la forme inaugurale authentique (asâla) de l'Islam avec un grand I, peut se muer en délire politique fantasmatique, en désir irrépressible de revanche sur les Etats prévaricateurs, égoïstes, tout-puissants ou même « voyous » que les sciences sociales et politiques continuent de décrire avec les postulats cognitifs de leur « rationalité occidentale » opposée à des situations de détresse collective, des conduites, des protestations, des contestations, des attentes qu'elles ne peuvent ni relier à leur genèse historique et psychoculturelle, ni conceptualiser en visant l'adéquation descriptive, l'adéquation explicative qui enrichiraient les débats sur l'action politique. Le traitement de la crise de sens ouverte depuis le 11 septembre ne révèle encore rien de ce genre ni du côté de l'Occident, ni encore moins du côté de l'Islam.

La question essentielle demeure sans réponse : comment intégrer dans les répressions nécessaires de la violence aveugle la protection des innocents, les contestations légitimes et les programmes d'action des dominés, la critique radicale et simultanée du fait religieux en général et de la modernité ? Tous les acteurs qui exercent une «compétence-savoir» et/ou une «compétence-décision» doivent conjuguer leurs efforts pour hâter l'habilitation d'une instance de l'autorité dûment articulée aux instances de pouvoir pour démanteler non pas tant le terrorisme comme symptôme des violences structurelles, mais les systèmes d'inégalités qui perpétuent les conditions objectives d'intériorisation par les sujets, les groupes, les nations dominés par des valeurs qui légitiment et voilent à la fois leur condition de dominés. Non seulement ce travail n'est pas inscrit dans tous les programmes des chercheurs, des éducateurs, des médias et des régimes politiques, mais il demeure un impensé, voire pour beaucoup un impensable, dans les « cultures » qui alimentent les alliances explicites ou cachées entre les fondamentalismes religieux et les activismes politiques. Ces observations visent à établir deux faits : placée devant un événement de portée mondiale, la pensée islamique doit enfin renoncer à tout bricolage interprétatif des textes dits fondateurs pour accepter enfin le programme d'une critique subversive de la raison islamique. J'ai inauguré ce programme dans un ouvrage publié sous ce titre en 1984.

Les cadres sociaux de la connaissance et les oppositions idéologiques qui continuent de prévaloir en Occident et dans tous les contextes islamiques depuis le déclenchement des combats nationaux de libération, ont maintenu dans l'impensable l'idée même de cette subversion intellectuelle, scientifique et spirituelle. Du côté de l'Occident, il y a la mise à l'écart du fait religieux comme l'un des facteurs déterminants de production de l'histoire des sociétés même sous le règne concurrent des religions séculières, ce qui entraîne le rejet ou la marginalisation de la théorie du « capital symbolique » comme enjeu central des surenchères mimétiques des groupes, des communautés et des nations pour garder le monopole de son instrumentalisation dans les courses au pouvoir; à cela s'ajoute le poids de ce que Pierre Bourdieu a défini sous l'appellation raison scolastique dans la pratique des sciences sociales et politiques (voir ses Méditations pascaliennes).

Du côté de l'Islam, on mentionnera l'irruption des idéologies nationalistes de combat qui ont transformé les promesses libératrices de la révolution « socialiste » laïque en volontarismes étatiques obscurantistes et trop souvent totalitaires, la manipulation des puissantes vagues démographiques des années 1960-90 pour dissimuler les échecs politiques et économiques, les régressions culturelles et intellectuelles sous les promesses rarement tenues d'une construction nationale. Je soutiens que « la guerre contre le terrorisme », devenue le slogan affiché par CNN depuis le 11/9/2001, ne sera pas gagnée tant qu'une nouvelle posture subversive de la raison ne parvient pas à réimposer le travail éminemment subversif du discours prophétique, réactivé, réapproprié, élargi par la raison des Lumières pour mettre fin aux dérives absolutistes et scolastiques de tous les cléricalismes.

En contextes islamiques, la portée libératrice de ces tâches assignées à une raison en voie d'émergence sous la pression des combats en cours, est rejetée comme iconoclaste, blasphématrice non seulement par les gardiens stipendiés de l'orthodoxie, mais de manière aussi virulente par des intellectuels qui se réclament de la posture critique moderne. On constate même chez de jeunes imams en exercice dans des communautés d'immigrés en Europe une distanciation critique de la Parole de Dieu plus audacieuse que celle de certains intellectuels de renom.

Voici comment Mohammed Talbi, un historien tunisien bien connu qui insiste souvent sur sa maîtrise des règles et des outils de la critique des textes et des documents, définit le statut de la Parole de Dieu dans le Coran : « Le Coran [est] authentiquement théandrique, ipssima verba. Parole entièrement divine à la source, à l'amont et entièrement humaine, « en langue arabe claire » [Coran, 26 :195], à l'arrivée, à l'aval ». Cette définition est communément acceptée depuis le Xe siècle par toute l'Umma. Comment sauvegarder sa validité théologique tout en condamnant sans équivoque l'usage que Ben Laden et ses partisans font des textes fondateurs de la foi islamique? Personne ne réclame la remise en chantier du travail théologique pratiquement abandonné depuis l'adoption de ce que j'ai appelé les Corpus Officiels Clos (COC). On se contente de sélectionner les versets favorables à la paix entre les nations, à la « tolérance » religieuse, au respect de la vie humaine, et de dénier aux musulmans « perdus » comme les soldats « perdus » de toutes les bonnes causes le droit d'utiliser d'autres versets explicites sur le recours à la guerre « juste » ou Jihâd.

On improvise ainsi des exégèses modernes en refoulant dans des temps historiques révolus les versets qu'un nombre grandissant d'occidentaux irrités par l'opportunisme apologétique du procédé, opposent au bricolage idéologique des « croyants ». Nous touchons ici à l'infirmité commune aux protagonistes croyants et démocrates « laïcs » dans les sociétés pluralistes. Pour des raisons différentes, ni les croyants, ni les laïcs modernistes surtout ceux qui affichent avec une insistance significative leur incroyance ne sont capables d'ouvrir et d'animer un chantier fécond sur le thème fondamental du « croire et de la formation du sujet humain » dans les contextes effroyablement décalés des sociétés soumises à des dominations en cascade d'un côté, dans les sociétés travaillées par les forces de l'économie de marché et de l'innovation technologique de l'autre.

Il est important de savoir dans quelles conditions psycho-socio-culturelles, ce qu'on nomme avantageusement la foi se construit, se déploie, se refonde sans cesse à l'épreuve du temps. En tant qu'expression de croyances qui structurent le sujet humain et motive ses conduites pratiques, la «foi» ainsi conçue et vécue mérite un total respect dans la mesure où elle se donne les moyens de contribuer en toutes circonstances aux tâches de libération de la condition humaine par delà les catégorisations et les hiérarchies imposées par les doctrines religieuses et les systèmes modernes d'inégalités.

On a montré à quel point l'attention portée à la parole révélatoire est encore faible et marquée par le scepticisme pour deux raisons majeures : la première tient aux défaites successives de la pensée humaniste qui, depuis la première guerre mondiale, ont entraîné la mort de l'homme et du sujet humain (structuralisme) après celle de Dieu (marxisme-stalinisme et laïcisme politique militant) avec tous les effets corrélatifs comme l'expansion du relativisme généralisé, du scepticisme radical, de la précarité et de l'inconsistance des « valeurs », de la quasi impossibilité de dire l'Ethique, bref de tout ce qui élargit le champ de la parole absente.

La seconde raison est l'illusion créée par le soi-disant retour du religieux avec « La revanche de Dieu » annoncée naguère par le politologue Gilles Kepel. Oui, le Dieu fait retour sous deux figures différentes qui attestent la permanence des forces contradictoires en travail chez tout sujet humain : il y a la figure du terrorisme sanguinaire, de la négation de la personne, du fondamentalisme dogmatique dont il reste à identifier la généalogie historique, politique et culturelle en reprenant et amplifiant la recherche inaugurée par Nietzsche avec un sens tragique de la vérité indéfiniment travestie par les hommes, animaux politiques ; il y a celle de l'instance de l'autorité spirituelle enfin libérée de toutes les ambitions de pouvoir et qui veut témoigner de la fécondité de l'expérience humaine du divin dans ses voies les plus anciennes et ses itinéraires modernes les plus errants.

Dans sa trajectoire mystique prometteuse, mais vite interrompue par les orthodoxies, la pensée islamique a connu et célébré ce sens tragique de la « Vérité par Dieu, en Dieu, pour Dieu » (al -Haqq bi-l-Haqqi li-l-Haqq) vouée aux vicissitudes d'une histoire dont personne jusqu'aux années 1930-40, ne pouvait prévoir qu'elle entraînerait l'expérience islamique du divin aux attentats suicides et aux meurtres de tant d'innocents au sein même d'une communauté déchirée par la vieille et inaugurale grande querelle, si justement nommée «force de séduction du mal», Fitna. J'ajoute avec insistance que la condamnation unanime de l'attentat du 11/9/2001 ne recevra sa pleine et féconde légitimité que lorsque les historiens auront établi avec leurs outils propres, ce que j'appellerai la généalogie des morts successives de Dieu, de l'homme, du sujet entraînant la quasi élimination de la parole révélatoire telle que je tente de la définir. Le concept de parole révélatoire est à la fois plus modeste et plus pertinent pour mettre en échec les usages fantasmatiques de la Parole dite révélée.

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Mohammed Arkoun, « Le dé trompeur des versets », Oasis, année II, n. 3, mars 2006, pp. 36-38.

 

Référence électronique:

Mohammed Arkoun, « Le dé trompeur des versets », Oasis [En ligne], mis en ligne le 1 mars 2006, URL: /fr/le-de-trompeur-des-versets