Entretien avec le p. Nicolas Lhernoud, Vicaire général de l’archidiocèse de Tunis de Maria Laura Conte

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:39:39

« Malgré ce que les journaux occidentaux écrivent en tant que chrétiens, notre situation du point de vue de l’insécurité n’est pas pire que celle des autres habitants du pays. Le caractère de la révolution tunisienne n’était pas “religieux” et aucun mouvement antichrétien particulier n’a émergé. La révolution a ouvert une phase d’incertitude, une peur du lendemain qui a gagné tout le monde de la même manière. Nous partageons la même attente, le même quotidien que les autres habitants de ce pays. D’Europe on nous demande parfois si nous avons peur de vivre ici. Mais ces questions surgissent parce que notre situation est souvent lue à travers le prisme de l’Égypte ou de l’Algérie d’il y a quelques années. La vérité est qu’ici il y a un débat très fort au sein de l’Islam mais pas de tension entre chrétiens et musulmans. Je me suis rendu compte de cette perception de notre situation à Paris il y a quelques mois, durant une conférence sur la situation en Égypte et en Tunisie après le Printemps arabe. Plusieurs questions du public étaient marquées par l’idée que nous étions en danger. Cependant, nous n’avons pas peur, nous nous trouvons bien ici. Bien sûr, le climat d’insécurité générale exige que nous nous comportions prudemment, mais aussi que nous soyons vigilants et que nous comprenions les événements qui se produisent le plus lucidement possible, sans préjugés. La situation politico-institutionnelle traverse une phase critique : la procédure pour la constitution d’un nouveau gouvernement semble encore longue et compliquée ; tandis que Tunis tremble encore suite à l’assassinat de Chokri Belaid, on remarque aussi de grands contrastes dans tout le pays. Un sondage récent sur l’orientation des électeurs a souligné une bipolarisation plus claire dans le peuple et il semble également que An-Nahda est en train de perdre le consensus dans de grandes régions du pays». Selon vous quelle est l’urgence numéro 1 aujourd’hui ? « Le défi numéro un du pays est l’économie. Aujourd’hui, les gens en arrivent à se demander toujours plus fréquemment : “Que vais-je manger demain?”. Le chômage est élevé et l’inflation aussi. La crise en Europe ne facilite pas les choses, étant donné que le premier partenaire économique de la Tunisie est l’Europe. Le deuxième défi urgent actuel est la sécurité. Certains groupes ou mouvements font peur, comme la nébuleuse des salafistes. Nous ne savons pas bien qui ils sont ni ce qu’ils veulent exactement. La présence de cette zone d’ombre nous oblige à la prudence, mais nous ne perdons pas notre calme ni notre optimisme. Par le passé, certains événements ont été interprétés au premier coup d’œil de manière erronée comme autant d’actes contre nous, mais par après, grâce à une analyse plus précise, ils se sont révélés être l’expression d’un malaise social. Par exemple, l’assassinat du salésien polonais Marek Rybinski, qui s’est produit à Manouba en 2011, n’avait rien à voir avec un mobile religieux ; les tentatives d’incendier l’église de Sousse étaient liées à un drame familial psychologique démontré et non pas à des intentions antichrétiennes. Il n’y a pas de situation de haine particulière contre nous, mais c’est toute la société qui vit dans l’angoisse ». Et quel peut être l’apport du petit troupeau de chrétiens pour soulager cette angoisse ? « Il arrive souvent que les gens nous demandent de rester ici pour aider la Tunisie dans cette phase de maturation de la culture démocratique [le même concept de la présence est présupposé]. En tant que minorité, nous constituons une sorte d’aiguillon pour comprendre qu’une démocratie authentique, pour éviter de devenir une dictature de la majorité, doit accorder un espace expressif à toutes ses composantes. Pour cette raison, nous sommes “passivement”, par notre simple présence ici, une sorte de thermomètre qui mesure le niveau de démocratie du processus en cours. Il ne nous revient pas d’exprimer de position politique explicite. Le militantisme politique n’est pas de notre devoir ». Et en quoi se manifeste votre présence ici ? Où les chrétiens sont-ils à l’œuvre en Tunisie ? « Selon moi, il y a trois domaines en particulier. Le premier est lié à nos œuvres culturelles, spirituelles et de solidarité sociale. Je pense à nos neuf écoles, fréquentées par les enfants et les jeunes jusqu’à quinze ans ; à nos œuvres sociales qui soutiennent les personnes handicapées, l’enfance abandonnée, les filles-mères ; aux bibliothèques, autant de lieux qui aident à développer le dialogue et la réflexion. Dans beaucoup de ces cas, il s’agit d’œuvres que nous poursuivons en collaboration avec des organismes tunisiens qui sont nos partenaires. Le deuxième est plus “économique” : nombre des chrétiens qui vivent en Tunisie sont ici pour leur travail. Ils sont entrepreneurs ou fonctionnaires de multinationales, et dans cette phase ils sont particulièrement en proie aux turbulences politiques, au manque de règles économiques internes au pays et à la crise en Europe. Pour cela, l’Église en Tunisie est appelée à cheminer aux côtés de ces laïcs touchés par les défis économiques et ceux du monde du travail. Et pour terminer, le dialogue, vécu au quotidien et dans tous les contextes de la vie, constitue le troisième pôle. La révolution a produit un déferlement de nouveautés également dans ce domaine, nous sommes appelés à écouter les nouvelles questions qui émergent, par exemple, dans les universités et en général dans les lieux du débat public ». Cela nous permet donc de comprendre que vous n’êtes pas en marge de cette saison de transition... « Les gens parlent avec nous plus facilement qu’auparavant. Nous sommes connus comme étant des personnes ayant une oreille pour écouter et accompagner sur le plan personnel, et ce de manière confidentielle. Nous utilisons les moyens de communication sociale digitale et nous participons au débat commun, nous ne nous soustrayons pas, mais nous maintenons toujours une certaine mesure et de la prudence ». Les nombres Les habitants de la Tunisie sont environ 11 millions. Les chrétiens sont 25-30.000 de presque 80 nationalités différentes. Parmi eux 85-90 % sont catholiques. Le diocèse compte 10 paroisses et 40 prêtres dont 10 sont incardinés en Tunisie, les autres sont missionnaires, religieux ou Fidei Donum (pour n’en citer que quelques-uns : les missionnaires Salésiens, du Verbe Incarné, les Lazaristes, les Pères Blancs, etc...). Les religieuses sont 130 divisées en 25 communautés.