Non humiliés, mais tout de même défaits : les islamistes sortent perdants des élections tunisiennes, mais disposés à rester sur la scène politique, même au prix d’alliances avec leurs antagonistes dans la campagne électorale (Nidaa Tunis) qui ont gagné en se présentant « contre » l’Islam politique. C’est la stabilité du pays qui est en jeu.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:37:30

Après les élections parlementaires du 26 octobre dernier, la stabilité et la gouvernabilité de la Tunisie pourraient passer par la porte étroite d’une alliance contre nature entre ennemis : Nidaa Tunis, agrégation de personnes et d’idées d’orientations diverses, a gagné en s’adjugeant 85 sièges sur les 217 de l’assemblée, tandis que les islamistes de an-Nahda s’arrêtent à 69 sièges. Les 63 sièges restants se partagent entre l’Union Patriotique Libre, de tendance libérale, le Front populaire, coalition de partis et associations de gauche, et une myriade d’autres partis mineurs. Au total, ce sont 19 formations politiques qui entrent dans le nouveau parlement. Outre l’absence d’une majorité claire et l’extrême fragmentation des partis, le point majeur de ces données est sans aucun doute la défaite de an-Nahda, dont l’échec est probablement plus profond que les chiffres ne le laissent entendre. Dans la longue transition post-révolutionnaire (2011-2014), an-Nahda s’était de fait présentée comme la formation naturellement destinée à conduire le changement du pays, en raison de sa profonde syntonie avec l’identité arabo-islamique du peuple tunisien. Pour Rachid Ghannouchi, leader du parti, réveil islamique, réforme politique et affirmation de la démocratie contre l’autoritarisme constituaient trois aspects d’un seul et même processus. Cette lecture des événements avait trouvé apparemment une confirmation lors des élections à l’Assemblée Constituante de 2011 : an-Nahda y avait atteint une majorité relative confortable (37%), et avait assumé par conséquent la direction de deux gouvernements de coalition. Mais aujourd’hui, elle se trouve démentie sans aucun doute par le triomphe de Nidaa Tunis, un parti très hétérogène uni par une opposition tenace aux projets islamistes et par une référence commune à l’héritage du président Bourguiba – que an-Nahda en revanche a toujours refusé. Il s’agit moins d’une victoire de la laïcité contre l’Islam, que d’un rejet des interprétations islamistes du rapport entre religion et politique, et surtout un rejet de la gestion du pouvoir opérée par an-Nahda et ses alliés (ce que l’on a appelé la Troïka) : cette gestion a non seulement imposé un débat épuisant sur l’identité du pays et ses implications politiques et juridiques, mais a laissé un vaste champ de manœuvre aux organisations salafistes et à leur violence. Le résultat a oscillé entre la déception (blocage politico-institutionnel, situation économique difficile, chômage) et la catastrophe (deux homicides politiques et un climat d’insécurité diffuse). Mais Ghannouchi a eu la lucidité d’empêcher que la division sociale et politique de la Tunisie ne devienne tragiquement irrémédiable. Cédant à la pression de l’opposition et d’une société civile bien organisée et mise en alerte par les événements égyptiens, an-Nahda a accepté en octobre 2013 d’amorcer un « dialogue national » et a dressé avec les autres forces politiques et sociales un parcours pour sortir de la crise en quatre étapes : formation d’un gouvernement de techniciens, approbation de la nouvelle Constitution, élections politiques, élections présidentielles (prévues le 23 novembre). Pendant la campagne électorale, les islamistes ont utilisé ce tournant pour rénover l’image de leur parti, dissimulant leur défaite sous le voile d’une démonstration de responsabilité, et concentrant leur communication politique sur les thèmes de la croissance économique et de la sécurité contre le terrorisme. Les nouveaux mots d’ordre de Ghannouchi sont devenus entretemps tawâfuq (consensus), et « unité nationale », répétés ad nauseam pour préparer à l’avance la phase post-électorale et la formation de futures alliances. Le style conciliant de la campagne électorale et la reconnaissance presque immédiate du succès de l’adversaire par les dirigeant de an-Nahda pourraient ainsi sembler le point d’arrivée de la longue marche du mouvement de Ghannouchi de l’islamisme militant et antisystème à la pleine démocratie parlementaire et à ses règles. Ghannouchi toutefois ne semble pas s’être résigné à la transformation de an-Nahda en une organisation « banale » représentant comme les autres partis des valeurs, des intérêts et des groupes présents dans la société, et rivalisant avec les autres partis pour obtenir le consensus électoral. Preuve en est le discours qu’il a prononcé le 27 octobre dernier devant les militants nahdawi : l’idéologue et leader islamiste a présenté la défaite politique aux élections comme une victoire « divine », et pour ce faire a cité les premiers versets de la sourate 48 du Coran, intitulée précisément : « La victoire éclatante » (« Nous t’avons accordé une victoire éclatante afin que Dieu te pardonne tes péchés passés et futurs, qu’Il parachève sur toi Son bienfait et te guide sur une voie droite »). Ces versets font référence à ce que l’on appelle le pacte de Hudaybiyya, cité explicitement par Ghannouchi, que Mahomet conclut en 628 avec les tribus païennes de La Mecque. Cet armistice avait pour but de permettre aux premiers musulmans d’effectuer sans risques un pèlerinage à la ka‘ba : il fut d’une importance stratégique fondamentale parce qu’il permit la consolidation politique et religieuse de la umma et prépara la conquête définitive de La Mecque. À la lumière de cet épisode, le temps d’arrêt de an-Nahda et sa disponibilité à collaborer avec les « païens » de Nidaa Tunis ne seraient rien d’autre qu’une parenthèse provisoire avant le triomphe final. On peut évidemment choisir de ne pas donner trop de poids aux paroles de Ghannouchi, d’autant que celui-ci est habitué à ces renvois de l’actualité politique à l’histoire de l’Islam. Au fond, il est normal qu’un leader politique utilise tous les instruments rhétoriques dont il dispose dans son répertoire, surtout s’il s’agit de faire digérer aux siens une défaite objectivement indigeste. Le même Ghannouchi du reste s’est exprimé avec des accents fort différents lors de la conférence de presse tenue le 30 octobre : commentant les résultats électoraux, il a affirmé ne pas vouloir d’une polarisation semblable à celle qui s’est créée en Égypte, et refuser l’image d’une division entre laïques et islamistes, entre mécréants et musulmans, entre passéistes et modernistes, car une telle division ne peut porter qu’à la guerre civile. Cette schizophrénie apparente n’est pas seulement la manifestation d’une habileté tactique exaspérée, attentive à chaque coup à sélectionner les mots et les gestes sur la base du contexte et de l’interlocuteur. Elle est surtout la résultante de trois éléments strictement corrélés : la centralité d’une personnalité comme Ghannouchi, suspendu entre le rôle de l’idéologue et celui de leader politique ; la nature de an-Nahda, qui voudrait continuer à être à la fois un mouvement pour la prédication islamique et un parti politique ; et les apories d’une idée, que l’on peut résumer sous la formule de « démocratie islamique », où l’accent rebondit continuellement entre le substantif et l’adjectif sans trouver un équilibre convaincant. Quant à savoir quel esprit prévaudra, cela dépendra des décisions de Nidaa Tunis, à qui devra échoir, après les prochaines élections présidentielle, la tâche de proposer un gouvernement et de trouver une majorité qui le soutienne au parlement. Après avoir axé sa campagne électorale sur le refus de l’obscurantisme islamiste, la formation de Caïd Essebsi doit décider si elle doit aller chercher ailleurs ses alliés (mais l’opération est rien moins que simple), au risque de faire ainsi éclater de nouveau la guerre idéologique avec an-Nahda, ou accepter la « trêve » avec l’ennemi au nom de la stabilité politique et de la paix sociale.