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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:33:48

L’actualité tragique de ces derniers mois dicte, et quasiment impose, le thème de ce numéro d’Oasis: la violence, et en particulier la violence motivée par la religion. Pour débarrasser tout de suite le terrain de complexes de culpabilité aussi inutiles que faux, il est bon de relever que l’élément religieux n’a pas joué au siècle dernier le rôle prépondérant qu’une certaine lecture idéologique s’obstine à lui conférer. Ni la première guerre mondiale, dont on célèbre le centenaire, ni la seconde ni la guerre froide n’ont eu aucune origine religieuse, et les pires totalitarismes du siècle passé ont été, de façon programmée, athées. Il est donc profondément injuste d’attribuer aux religions, terme du reste trop général, la responsabilité de chaque explosion de violence, en leur opposant la saine, la pacifique rationalité d’une prétendue raison laïque.1 On ne peut pas non plus scinder arbitrairement la catégorie du religieux en deux, et instituer un lien structurel entre monothéisme et violence, à opposer à un polythéisme des valeurs tolérant. Pourtant les chroniques de ces derniers mois nous rappellent, avec une douloureuse évidence, combien les motivations religieuses peuvent elles aussi devenir des facteurs de violence. La thèse si souvent répétée selon laquelle les religions seraient toujours porteuses de paix, et que la responsabilité de leur transformation en facteurs de guerre retomberait sans coup férir sur les hommes politiques ou sur le capital, finit par ne plus tenir la route, encore qu’elle contienne des éléments évidents de vérité. Il faut plutôt parler d’un entrecroisement continuel où il est difficile de comprendre qui exploite l’autre, entre hommes politiques qui se drapent dans des symboles religieux auxquels ils ne croient pas, et hommes de foi qui cherchent à se servir de l’État pour leurs objectifs personnels.2 Un squatter inquiétant du cœur humain L’approche anthropologique est probablement la plus adaptée pour enquêter sur une agressivité qui se manifeste sur un rythme cyclique préoccupant, et qui dans le même temps, semble plonger ses racines au plus profond du cœur humain. En ce sens, et sans assumer le schéma tout entier de Girard, il semble correct de trouver dans les religions une tendance originelle à contenir la violence. La fonction du talion est paradigmatique à cet égard dans l’Ancien Testament : la vengeance est admise, mais elle doit être contenue à l’intérieur de limites établies, comme l’enseigne sur un mode non banal le principe sinistrement célèbre de « l’œil pour œil, dent pour dent ». Mais contrôler la violence ne signifie pas l’annuler. Ainsi, les cultures antiques maintiennent une profonde ambigüité vis-à-vis de la violence, dont ne sont pas exemptes non plus les expériences racontées dans les pages de l’Ancien Testament. Dans le même temps toutefois, on voit affleurer de nouveau, avec insistance, le désir d’un dernier rivage où le drame enfin résolu puisse aborder. Au début de l’Ancien Testament, l’histoire de Caïn et Abel décrit certes l’irruption tragique de l’homicide sur la terre, mais elle en dénonce aussi le caractère étranger au dessein de Dieu. « La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi ! » (Gn 4,10) déclare Dieu à Caïn. Le mot « sang » est au pluriel, et ce détail offrira à la tradition exégétique hébraïque le point de départ pour affirmer que « celui qui détruit une vie est considéré comme s’il détruisait un monde entier et celui qui maintient une seule vie est comme s’il maintenait un monde entier ».3 « Maltraité, ne faisait point de menaces » L’histoire du Christ apparaît comme la réponse surabondante à cette attente que l’histoire religieuse de l’humanité manifeste. Elle représente objectivement le dépassement de la spirale de la vengeance et, en tant que telle, est la mesure du passé et du futur de l’histoire humaine (« Je suis venu dans ce monde pour un jugement », Jn 9,39). C’est la mystérieuse « épée » (Mt 10,34) que le Nazaréen est venu apporter « afin que les pensées de beaucoup de cœurs soient dévoilées » (Lc 2,35). C’est si vrai que l’objection la plus courante que l’on élèvera à partir de ce moment ne concernera pas tant la bonté du nouveau principe introduit par le Christ, que la possibilité de le mettre en pratique, qui se verrait démentie, avant tout, par les nombreuses infidélités des chrétiens eux-mêmes. Sans sous-évaluer la portée de cet appel à une cohérence de vie, personnelle et communautaire, la tradition chrétienne, elle, considère la non-faisabilité de cet idéal sur le plan purement humain comme un témoignage suprême (« martyre ») du divin à l’œuvre dans le monde. Elle reste de ce fait convaincue que, avec la grâce de Dieu, il est vraiment possible de « suivre les traces » (1P 2,21) du Crucifié Ressuscité. Nous sommes ici vraiment au cœur de la foi indivise, de cet « œcuménisme du martyre » dont a parlé le pape François en l’indiquant comme « un puissant appel à marcher sur la route de la réconciliation entre les Églises ».4 L’adieu définitif à la logique de la violence que l’événement pascal porte en soi est également la contribution essentielle que nous pensons pouvoir offrir comme chrétiens, aujourd’hui, au dialogue interreligieux. Cela a été la grande intuition d’Assise et le message que le pape François a répété en Turquie, en Albanie et en Terre Sainte, lançant de l’esplanade des mosquées « un appel pressant à toutes les personnes et aux communautés qui se reconnaissent en Abraham : respectons-nous et aimons-nous les uns les autres comme des frères et des sœurs! Apprenons à comprendre la douleur de l’autre ! Que personne n’exploite le nom de Dieu pour la violence! Travaillons ensemble pour la justice et pour la paix ! ».5 Une paix qui ne soit pas simplement une trêve entre des belligérants en armes qui acceptent un modus vivendi précaire à cause de l’impossibilité physique de se supprimer ; mais une authentique, une cordiale réconciliation ne peut être invoquée que comme un don de Dieu et est, de ce fait, le lieu privilégié du dialogue entre les croyants des différentes religions. Dans la même ligne s’inscrit et résonne avec une force singulière le discours que Jean-Paul II adressa à Sarajevo aux représentants de la communauté musulmane, au terme d’une guerre terrible conduite sur le plan ethnico-religieux : « Tous les êtres humains – dit Jean-Paul II – sont placés par Dieu sur la terre afin qu’ils parcourent un pèlerinage de paix, chacun à partir de la situation dans laquelle il se trouve et de la culture qui le concerne ».6 Le paroxysme d’une crise Je n’ignore pas combien ces affirmations semblent à une distance sidérale des événements de ces dernières années. Jamais on n’a autant parlé de paix et de dialogue qu’aujourd’hui, et jamais on n’a vu autant de guerres et de confrontations qu’aujourd’hui. Comme Oasis en particulier, nous ne pouvons accepter comme normal le fait que bon nombre de sociétés musulmanes soient aujourd’hui en proie à la violence, à commencer par ce qui se passe en Syrie et en Iraq, mais sans oublier d’autres foyers de tension comme le Nigeria, la Libye ou le Pakistan (et la liste est loin d’être complète). Le phénomène a assumé ces dernières années des dimensions extrêmement préoccupantes, provoquant un exode incontrôlable qui prive beaucoup de ces pays de leurs meilleures ressources. Oasis, qui est née pour être proche des chrétiens orientaux, ne peut ignorer leur cri de douleur, le cri de douleur de peuples entiers, partout où le terrorisme, et en particulier le terrorisme islamiste, fait rage. Il n’est peut-être pas erroné de représenter la crise actuelle, qui a son épicentre en Iraq et en Syrie, comme une forme de paroxysme dans lequel les différents problèmes accumulés au cours des siècles viennent déflagrer. Notre tâche est de dénoncer le mal, de dénoncer ses collusions, sans jamais oublier les conjonctures et les choix politiques qui ont porté à la crise actuelle, mais dans le même temps sans hésiter aussi à soulever les questions les plus gênantes qui touchent le fondement même de la violence religieusement motivée. Chacun de nous fournira ses propres réponses. Sur le plan pratique, en outre, le devoir incombe à la communauté internationale de protéger les gens sans défense, comme l’a rappelé à plusieurs reprises le Saint Père, parce que « arrêter l’agresseur injuste est un droit de l’humanité, mais c’est aussi un droit de l’agresseur d’être arrêté pour ne pas faire le mal ».7 Il est enfin nécessaire d’activer toute forme de solidarité, morale et matérielle, avec les victimes et les millions de réfugiés. L’espace d’un engagement Si la volonté de puissance est une constante de la guerre, les progrès de la technologie insèrent aujourd’hui une nouvelle variante dans l’équation. Ce qui est en danger, en effet, ce n’est plus telle ou telle vie, mais la vie en elle-même. La pensée court instinctivement à la menace atomique, toujours en suspens, mais il y a un danger peut-être encore plus grand : une compétition économique est en pleine action qui se réalise dans l’exploitation sauvage des ressources de la planète. On pourrait peut-être en arriver à parler, en manière de provocation, d’une nouvelle guerre mondiale dans le sens d’une guerre lancée contre le monde et dans laquelle, une fois encore, les individus « sont réduits au rôle de porteurs de forces qui les commandent à leur insu ».8 À l’avenir, il sera donc toujours plus nécessaire de relier le thème de l’écologie et celui de l’anthropologie, pour dépasser une vision du monde conçue comme un arsenal (le terme n’est pas pris par hasard) de ressources à utiliser selon le bon plaisir de chacun. Nous comprenons peut-être mieux aujourd’hui la mystérieuse parole de saint Paul sur la création qui « gémit » et « attend avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu » (Rm 8,19-22). Le thème de la paix s’ouvre ainsi à une dimension eschatologique : comme, de fait, le dit le psaume, « les justes – et qui donc est juste si ce n’est l’homme en paix avec lui-même, avec Dieu et avec ses frères? – hériteront la terre » (Sal 37,29). C’est là la seule parole biblique que le Coran cite littéralement : « Nous avons écrit dans les Psaumes, après le Rappel : en vérité, mes serviteurs justes hériteront de la terre » (21,105). Il me semble difficile de penser qu’une convergence aussi exceptionnelle soit dépourvue de signification. Mais entre la souffrance pour le mal subi et l’attente pleine d’espoir de la révélation des justes, il reste un travail immense à faire, notre engagement d’hommes de bonne volonté. C’est ainsi que le programme qui, en 1999 déjà, formulait l’intuition qui devait porter à la naissance d’Oasis, conserve toute sa validité : « Témoigner Dieu, principe de paix, source d’une pensée et d’une action de paix : voilà le passage pour surmonter l’alternative sécularisme/idéologie-utopie ».9 Un tel témoignage toutefois – nous ne pouvons éluder ce dernier pas – requiert une disposition, le courage du pardon. Jean-Paul II l’a rappelé dans un autre discours, extraordinaire, tenu à Sarajevo. Après avoir recommandé un dialogue construit sur « l’absence de discriminations », « le travail pour tous » et « le retour des réfugiés », ce grand Saint du XXe siècle ajoutait : Les destins de la paix, tout en étant en grande partie confiés aux formules institutionnelles qui doivent s’inscrire efficacement dans le dialogue sincère et dans le respect de la justice, dépendent dans une mesure non moins décisive d’une solidarité renouvelée des âmes. C’est cette disposition intérieure qu’il faut cultiver aussi bien à l’intérieur des confins de la Bosnie et Herzégovine que dans les rapports avec les États limitrophes et avec la Communauté des Nations. Mais une disposition de ce genre ne peut s’affirmer que sur la base du pardon. Pour être stable, sur un fond de tant de sang et de tant de haine, l’édifice de la paix devra s’appuyer sur le courage du pardon. Il faut savoir demander pardon et pardonner !10 En vérité, il n’y a pas de paix sans justice, il n’y a pas de justice sans pardon.11 Nous ne devrions jamais oublier cette dernière vérité, dans notre humble tentative de construire l’édifice de la paix. Le contenu de la revue n'est pas encore disponible en ligne. Pour lire l'article intégrale vous pouvez acquérir une copie ou vous abonner. 1 Sur cette « critique séculariste injuste de la religion », cf. Dio tra guerra e pace, « Nuntium » 8 (1999), 10-18 2 Benoît XVI observait avec beaucoup de lucidité, lors de la commémoration du 25e anniversaire d’Assise : « Mais d’où savez-vous ce qu’est la vraie nature de la religion ? Votre prétention ne dérive-t-elle pas peut-être du fait que parmi vous la force de la religion s’est éteinte ? Et d’autres objecteront : mais existe-t-il vraiment une nature commune de la religion qui s’exprime dans toutes les religions et qui est donc valable pour toutes ? Nous devons affronter ces questions si nous voulons contester de façon réaliste et crédible le recours à la violence pour des motifs religieux. Ici se place une tâche fondamentale du dialogue interreligieux » (Benoît XVI, Journée de réflexion, dialogue et prière pour la paix et la justice dans le monde, Assise, 27 octobre 2011) 3 Cf. Abot de Rabbi Natan, XXXI, 1, cité in Emiliano Jiménez Hernandez, Le ali della Torah. Commenti rabbinici al Decalogo, Napoli, Chirico 20103, 144. Cette parole est citée également, et approuvée, par le Coran 5,32, au terme de l’« histoire des deux fils d’Adam », comme une prescription divine révélée aux Enfants d’Israël. On peut également observer comment, dans le texte biblique, Dieu impose sur Caïn un signe (Gn 4,15) pour arrêter dès sa naissance le cycle infernal de la vengeance. De cette manière, Il se réserve à Lui-même la solution du drame de la violence que la rivalité entre les deux frères a inscrite dans le monde. 4 François, Rencontre avec le Catholicos Karekin II, 8 mai 2014 5 François, Visite au Grandi Mufti de Jérusalem, 26 avril 2014 6 Jean-Paul II, Voyage apostolique à Sarajevo, 12-13 avril 1997, Discours aux représentants de la communauté islamique, 13 avril 1997 7 François, Conférence de presse durant le vol de retour de la Corée, 18 août 2014 8 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, La Haye, M. Nijhoff 1961 9 Cf. Angelo Scola, Dio tra guerra e pace, 18 10 Jean-Paul II, Voyage apostolique à Sarajevo, 12-13 avril 1997, Discours aux membres de la présidence de la Bosnie et Herzégovine, 13 avril 1997, n. 4

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