Il s’agit de mettre fin au discours réactif qui contribue à la diffusion du discours idéologique

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:03:33

À travers la Conférence du Caire des 28/2-1/3/2017, la participation de plus de 200 personnalités de plus de 60 pays, l’Université al-Azhar et le Comité des Sages musulmans viennent à la rescousse d’un monde arabe tourmenté. La présence libanaise, avec des dignitaires et personnalités de haut niveau, confirme aussi le rôle et message du Liban en tant qu’exemple normatif dans un environnement hostile ou en transition démocratique. Les conférences inaugurales donnent le ton, après plusieurs autres déclarations récentes d’al-Azhar. De quoi s’agit-il ? « Reformuler le message de l’Islam » (Imam d’al-Azhar Ahmad Al-Tayyeb), « entreprendre une œuvre commune au niveau des instances religieuses et civiles et crever l’écran d’un voile de duperie » (Patriarche maronite Béchara al-Raï), « libérer la religion de la conflictualité politique » (Cheikh Abdul Latif Derian, Grand Mufti du Liban), « revenir à la référence suprême d’al-Azhar pour tous les musulmans dans nos sociétés agressées comme ce fut, et c’est encore le cas en Palestine » (Cheikh Ahmad Kabalan, chiite), « promouvoir un discours moderne éclairé » (Pape Tawadros II), « reconnaître et pratiquer la primauté de la loi » (Ahmed Abou Gheith, Ligue arabe), tout cela en ce début du XXIe siècle « où le pluralisme religieux devient universel » (Bistop Cebus Sarkissian). Les cris poignants de représentants irakiens joignent à la pertinence des interventions la souffrance au quotidien du peuple irakien. La politologie de la religion Est-ce à dire qu’al-Azhar tente de reprendre un rôle politique, au sens conventionnel d’autrefois ? Pas du tout. L’affirmation est catégorique : « Pas de rôle politique au sens du pouvoir de la part d’al-Azhar qui exerce une magistrature morale en vue de la citoyenneté, de la paix civile et de la convivialité ». Ce qui se passe d’atrocités, on n’en parle que pour qualifier cela de « crime » (Grégoire Laham, Patriarche melkite), et non d’extrémisme islamique, de politique islamique ou, pire, d’État islamique. Al-Azhar ne parle d’ailleurs jamais d’État religieux, mais il a le sens de l’espace public et de la politique religieuse dans la sphère publique (Ridwan al-Sayyid, intellectuel libanais). Les notions, tant polluées, de « Gens du livre » (Muhammad al-Sammak, intellectuel libanais) et de charia (prescription religieuse) en tant que source valorielle de législation, et de tashrî‘ (loi) en tant que source exécutive du droit méritent désormais des développements en profondeur. Comment concilier la charia avec la citoyenneté ? (Patriarche Grégoire Laham). Il faudrait certes à l’avenir distinguer entre deux volets de la citoyenneté : le plan juridique de l’égalité des droits, de la liberté et de la participation, et celui de la culture citoyenne, des comportements civiques et de la socialisation des nouvelles générations. On souligne que « la citoyenneté se fonde sur l’éducation » (Khaled Ziadé, diplomate libanais) et qu’il faudra « réviser les programmes d’enseignement » (Mar Louis Raphäel Sako, Patriarche de Babylone des Chaldéens). Des comités ont été formés surtout dans ce but depuis 2013, incluant les programmes d’al-Azhar. Un enseignement religieux dogmatique, souvent dépourvu de la spiritualité de la foi, ne contribue pas à la formation de la jeunesse. C’est surtout l’exigence de réseaux et de partenariat qui va opérer des changements concrets, car « nous sommes partenaires pour un même avenir » (Mgr Paul Matar, archevêque de Beyrouth des maronites). Il s’agit de « dresser des ponts entre al-Azhar, l’Église et les institutions chrétiennes » (Ibrahim Isaac Sidrak, Patriarche d’Alexandrie des Coptes), « enraciner la participation chrétienne » (Rev. Habib Badr Église Nationale Évangélique de Beyrouth). On souligne : « Nous sommes responsables, mais dire que nous ne travaillons pas n’est pas exact » (Ridwan al-Sayyid). Dans cette vision d’avenir, l’Egypte occupe un rôle pionnier, ainsi que le Liban, « pôle de rencontre de Libanais, différents et complémentaires, ce qui a permis au Liban de sortir de ses désastres » (Hareth Chebab, Secrétaire général du comité de dialogue islamo-chrétien). Un participant jordanien souligne : « Quand les maronites ont été disqualifiés d’isolationnistes, j’ai commencé à m’inquiéter » (Saleh Kalab, ancien ministre de l’Information et de la Culture de Jordanie). À l’encontre du complexe d’infériorité d’intellectuels et d’académiques qui propagent une idéologie aliénée et aliénante du nation-building, le Liban demeure normatif, malgré nombre de rigidités et malgré le laminage laborieux d’experts en manipulation du pluralisme sous couvert de participation, de consensus et de dialogue. Aussi faudra-t-il porter un projet arabe de renaissance, « être à la hauteur des défis de notre temps, mettre en pratique la vérité, vivre dans un temps de changement » (Vittorio Ianari). Le représentant de Saint Egidio pose enfin un problème, après Le drame de l’humanisme athée (ouvrage d’Henri de Lubac, 1944) et le recul de toutes les idéologies, « s’il est possible en ce début du XXIe siècle de fonder aujourd’hui un humanisme sans la foi ». Que faire ? La Déclaration d’al-Azhar du 1 mars 2017, lue et proclamée par l’imam d’al-Azhar en personne à l’issue de la Conférence des 28/2-1/3/2017, doit désormais enclencher dans le monde arabe, dans les universités, les recherches, les actions des instances religieuses, civiles, culturelles et éducatives, les médias et les dialogues islamo-chrétiens sept perspectives de travail.

  1. Promouvoir un discours nouveau porteur en lui-même de nouveauté et d’authenticité. Il s’agit de mettre fin au discours réactif qui, même s’il est fortement argumenté, contribue à la diffusion du discours idéologique en vogue sur le marché de l’ignorance et de l’extrémisme. Une telle perspective s’adresse surtout à des académiques, des intellectuels, des chercheurs et des journalistes qui, quand ils sont démunis d’idées neuves et profondes, ruminent, brodent et réagissent sur ce que d’autres disent. État « islamique », trois D de l’Islam (Dîn, dunya, dawla, religion, vie temporelle, État), confessionnalisme, communautarisme, sectarianisme, ces slogans propagés dans des mémoires, des thèses et des colloques, sont aussi tapageux que vides, c’est fini !
  2. Chacun est responsable de son image. L’islamophobie, l’image négative de l’Islam, l’accusation d’autrui de propager une idéologie et image négative de l’Islam dans le monde, c’est encore fini ! Rejeter la responsabilité sur l’autre constitue une dérobade. Corriger chez les autres une image altérée de l’Islam, produire des livres et des manuels en vue d’une meilleure communication, cela ne sert qu’à se déresponsabiliser. Toute personne est responsable de son image. Frédéric Nietzsche disait à propos des chrétiens : « Pour croire en leur Sauveur, il faut qu’ils aient l’air sauvé ». C’est dire qu’Islam et musulmans doivent se pencher sur eux-mêmes.
  3. La hiérarchie des valeurs en Islam. On ne peut continuer à étaler en vrac des valeurs par-ci et par-là dans l’Islam et à produire, avec souvent de bonnes intentions, des manuels de pédagogie interculturelle pour la connaissance mutuelle, sans vivre et approfondir le problème central de la hiérarchie des valeurs en Islam. À quoi sert-il si des époux ont cent valeurs communes, mais l’épouse pardonne alors que l’époux est rancunier ! Au sommet de la hiérarchie des valeurs en Islam, c’est la rahma (miséricorde). En effet, la justice (‘adl) sans miséricorde frôle l’injustice (summum jus, summa injuria, suivant l’adage romain). La tolérance (musâmaha) sans miséricorde devient complaisance et politesse sociale. La piété, (taqwa), c’est pour solliciter la miséricorde. La liberté (hurriya) peut dévier de sa finalité et retrouve sa rectitude dans la miséricorde. Amour chrétien et miséricorde musulmane sont les deux expressions d’une même valeur transcendante.
  4. La distinction en Islam entre mu‘âmalât (organisation sociale) et ‘ibadât (culte). Une telle distinction, par la nature même des choses, doit être désormais clairement tranchée, sinon comment résoudre des problèmes concrets et épineux sur la famille, la condition féminine, l’égalité, la succession des biens, les habitudes vestimentaires, alimentaires… Cette perspective se situe en plein dans l’exigence du tafakkur (l’équivalent de repenser, reprendre sa pensée, suivant l’expression de Paul Valéry). Tafakkur figure des dizaines de fois dans le Coran.
  5. L’émergence du principe de légalité dans l’Islam et dans l’histoire du monde arabe. Cette émergence, phénomène anthropologique naturel dans toute société, a souvent été occultée. Il en découle des confusions, même chez des spécialistes et dans des travaux académiques, entre charia et tashrî‘ (législation). La loi en tant que texte exécutif, positif et impératif est une production exclusivement humaine, dont les sources certes sont religieuses, philosophiques, idéologiques… L’approche, historique et pragmatique en vue de l’acculturation du droit, débouche sur des conséquences profondes pour l’écriture de l’histoire du monde arabe, la socialisation du droit et l’éducation à la citoyenneté.
  6. Qui sont les munâfiqûn (hypocrites, imposteurs) ? Le terme figure près de vingt fois dans le Coran, sans que des exégètes aient largement approfondi qui sont les imposteurs, tout comme nombre de pharisiens et docteurs de la loi dans l’Évangile. Aujourd’hui, avec le recul des grandes idéologies d’autrefois, les imposteurs et marchands du temple ont envahi et envahissent tous les temples dans une politologie de la religion qui n’a rien à voir avec la religion et la foi.
  7. Le patrimoine musulman et arabe de gestion du pluralisme religieux et culturel. Ce patrimoine, non enseigné dans les universités, dénigré par une idéologie aliénée et aliénante du nation-building, fourré par des intellectuels et académiques hantés par un complexe d’infériorité dans les slogans du confessionnalisme, communautarisme, sectarianisme… est en déphasage complet avec les exigences variées et multiples de gestion du pluralisme religieux et culturel dans le monde d’aujourd’hui.