Voyage dans le plus grand pays musulman du monde : treize mille îles, trois cents ethnies, deux cent vingt millions d'habitants, dont un sur dix est chrétien. Les mouvements d'indépendance et les groupes fondamentalistes rendent inquiet un monde qui se veut tranquille et amical. Et qui a vu ces dernières années croître les tensions interreligieuses. Tanah air kita, notre terre et notre eau : c'est le nom affectueuxet patriotique de l'immense archipel. Les îles et les mers ne sont pas séparées, mais elles forment un tout. Et ainsi les innombrables striures et stratifications de l'histoire et de la géographie forment un seul dessin riche et complexe.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:39

«Satu Jam, one hour». On s'habitue vite à Djakarta à cette réponse des chauffeurs de taxi. A la question : « Combien de temps faut-il pour arriver ? », ils répondent toujours : « Une heure », même s'il s'agit d'un parcours de deux kilomètres C'est le code du trafic de Djakarta, la première donnée qui accueille l'hôte. Au contraire, plus qu'accueillir, le trafic « séquestre » dans cette ville et on ne sait pas très bien quand on sera libéré. Quinze millions de présences pendant la journée, douze millions pendant la nuit, vingt-et-un millions prévus pour 2015 : la ville s'est agrandie tellement vite et elle est de dimensions telles que même les chauffeurs de taxi ont souvent du mal à trouver le but, si bien que le voyage s'allonge de façon proportionnelle aux arrêts nécessaires pour demander des indications aux habitants de l'endroit. A chaque coin, en effet, autour de la charrette d'un vendeur ambulant de fruits en morceaux ou de raviolis frits, il y a un groupe d'habitants de Djakarta : ils participent à la conversation, ils demandent des nouvelles du championnat de football italien, argument qui plaît à la presse indonésienne, ou bien ils restent là, en savates, à regarder les passants. Des vitres des taxis Blu Bird, les seuls fiables selon les sources locales, on fait une première connaissance avec la capitale d'un pays où quarante pour cent (40 %) de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, c'est-à-dire avec moins de cent euros par an. Une poignée de gens, les richissimes, une multitude, les très pauvres. Une couche mince, la classe moyenne au milieu. Ce sont les contradictions extrêmes du troisième pays producteur mondial de riz et de café, huitième producteur de pétrole, qui a connu un développement extraordinaire sous le « règne » de Suharto (1967-1998), quand il arriva à toucher une pointe de croissance annuelle de 7,5 %, mais qui a aussi subi le crac économique de 1997, dont il doit encore se relever, et où le système démocratique a du mal à trouver sa voie. Le trafic est aussi fou parce qu'il n'y a que peu d'avenues centrales, larges, jusqu'à quatre voies dans les deux sens de marche, avec d'amples plates-bandes à la végétation tropicale, et que le reste du réseau routier consiste en ruelles étroites et boueuses qui sont inondées, puis paralysées aux premières averses. « Il est beaucoup plus facile de finir à l'hôpital pour un accident de voiture que pour un attentat des terroristes ! » : plaisante le Père Magnis Suseno, jésuite professeur de philosophie de la Driyarkara School of Philosophy de Djakarta, un des plus grands experts de culture javanaise, allemand de naissance, indonésien de nationalité, qui dans son élégante chemise de batik défie le trafic avec sa moto et d'un trait d'esprit initie à la vie quotidienne de cette ville, la capitale du plus grand pays du monde où la majorité est musulmane. Entendre parler de bombes et d'attentats terroristes est désormais normal pour les habitants de l'archipel, habitués aux contrôles continuels des sacs et des coffres de voitures à l'entrée de tout centre commercial ou lieu public, de la part de la police et de gardes privés. Les deux cent deux morts de l'attentat de Bali du mois d'octobre 2002 et les douze victimes des bombes à l'Hotel Marriot de Djakarta en 2003, attribuées par les autorités au groupe de terroristes de souche islamique Jemaah Islamiyah, sont des plaies encore ouvertes pour le Pays. Le Jakarta Post, le quotidien à plus large diffusion en langue anglaise, lance très souvent en première page des titres alarmants sur des sujets qui vont des nouveaux systèmes de sécurité contre d'éventuels attentats, au risque d'enlèvements pour les étrangers de la part des groupes armés. Mais ce ne sont pas toujours des nouvelles à sens unique : si les agences internationales parlent d'alarme due au terrorisme pour les églises chrétiennes au temps de Noël, elles enregistrent aussi la disponibilité de jeunes musulmans pour prêter bénévolement service de surveillance auprès de ces mêmes églises ; si elles annoncent la condamnation à mort, à Saluwesi, de trois chrétiens considérés fomenteurs des violences de l'an 2000, elles rappellent aussi l'invitation de deux leaders religieux, l'un chrétien et l'autre musulman, à suspendre cette même sentence de mort et à ouvrir de nouvelles enquêtes sur les affrontements. Cependant, aux yeux de celui qui, partant de l'Europe, atterrit en plein hiver à Djakarta, trente degrés à l'ombre, la vie semble tranquille, elle s'écoule sereinement, comme le petit train local qui la traverse du nord au sud et qui transporte tous les jours un chargement d'humanité variée. C'est un train sans portières, inutiles pour un petit train que l'on attrape au vol et qui permet à ceux qui sont assis sur les bancs adossés aux parois latérales, de jouir d'un système alternatif d'air conditionné. Sur le toit sont perchés les enfants, dedans, les places assises sont trop peu nombreuses pour la foule qui monte et qui descend : femmes voilées de la tête aux pieds et portant des habits aux nuances les plus voyantes dans les tons de rose et de jaune, couples de fiancés, elle en minijupe et talons hauts et lui en jeans et T-shirt ; musulmans dévots qui passent avec une tirelire en demandant une offrande pour la construction d'une nouvelle mosquée, et un orchestre de sept jeunes qui distrait les banlieusards avec les derniers succès de la musique pop malaise. Le morceau qui a le plus de succès est un peu mélancolique, même s'il est rythmé par la batterie et les guitares ; il rappelle le fameux «Sarà quel che sarà» (Ce sera ce que ce sera) ; dans la version musulmane les paroles du refrain sont : « ça arrivera, ça arrivera, ce qui doit arriver, selon la volonté d'Allah». Il y a une dame portant les cicatrices d'on ne sait quel accident qui passe et qui tire la veste pour demander un sou, tandis que la piste centrale au pavement défoncé est la voie que parcourent les marchands de journaux et de marchandises les plus disparates, gâteaux maison au piment, essuie-mains jaunes carrés, montres en plastique, bouteilles d'eau fraîche. A bord il y a aussi des étudiants catholiques qui traversent Djakarta pour arriver à la paroisse universitaire qui se trouve au sud. Environ deux cents jeunes, garçons et filles, de dix-sept à vingt-trois ans, s'y rencontrent toutes les semaines pour discuter, pour participer à des tournois de basket ou bien simplement pour se raconter par exemple ce que cela représente de fréquenter l'université où certains groupes d'étudiants musulmans fondamentalistes, surtout pendant le Ramadan, emploient des langages plus extrémistes que ceux de leurs pères, haïssent Bush et tous les « occidentaux», pour eux synonymes de « chrétiens ». Dans l'étude du père Ismartono, responsable du Bureau pour le Dialogue interreligieux de la Conférence épiscopale indonésienne, il y a une carte qui révèle à première vue le tragique de la réalité actuelle de l'Indonésie : c'est la carte complète de l'archipel, sur plusieurs provinces il y a toute une série de billets fixés par une épingle. Sur chacun d'eux il y a un chiffre : c'est le total continuellement mis à jour de ceux qui sont morts au cours des émeutes violentes qui ensanglantent ces terres depuis des années. Au sujet de la ville d'Acéh , pour n'en citer qu'une, à la pointe extrême septentrionale de Sumatra, où la contraposition entre le gouvernement central et le Gam, mouvement indépendantiste local, est très forte depuis des années, on peut lire : deux mille neuf cent soixante-trois morts, calcul effectué du 4 mai 1999 au 19 juin 2005. Des chrétiens et des musulmans qui se tuent réciproquement pour des raisons religieuses ? Selon le Père Ismartono cette lecture est trop simple et réductrice, pour une nation très jeune, née du croisement entre une histoire aux couches multiples et une géographie très particulière, dont la Constitution de 1945 prévoit la liberté religieuse et dans la quelle un décret de 1991 a introduit la loi islamique seulement pour la population musulmane, dans le but de garantir une plus grande uniformité de jugement de la part des tribunaux coraniques. Les Indonésiens appellent leur patrie Tanah Air Kita, notre terre et notre eau, plus de 13 mille îles qui s'étendent sur cinq mille kilomètres dans le sens de la longitude, avec une population de deux cent vingt millions d'habitants environ, comprenant plus de trois cents ethnies avec deux cent cinquante langues différentes, supplantées par l'imposition du Bahasa Indonesia, la sixième parmi les langues les plus parlées du monde. Un peu plus d'un dixième du territoire est cultivé, tandis que presque soixante pour cent est couvert de forêts. Les îles principales et les plus peuplées sont Sumatra et Java, entourées de nombreuses îles satellites. Dans l'archipel la population est quatre-vingt-cinq pour cent (85 %) musulmane, dix pour cent (10%) chrétienne. De ce dix pour cent (10%), deux tiers sont protestants, un tiers catholiques. Un virgule cinq pour cent (1,5%) est hindou tandis que trois virgule cinq pour cent (3,5%) se reconnaît dans le bouddhisme et dans diverses religions indigènes. Les musulmans sont au nombre de cent soixante-quatorze (174) millions, presque égal au total de l'ensemble de tous les pays arabes. Les pourcentages, varient de toute façon d'ouest à est : au fur et à mesure qu'on se déplace vers l'orient, le nombre des chrétiens augmente, si bien que dans des îles comme Sulawesi et Papoua il y des zones où la population se divise presque à moitié entre chrétiens, surtout protestants, et musulmans. L'Islam arriva ici quand les pratiques religieuses bouddhistes, hindouistes et animistes s'étaient déjà répandues sur la route des trafics des marchands et de l'œuvre missionnaire des soufis, qui partaient de Perse, du subcontinent indien et plus tard aussi d'Arabie. Déjà en 1292 Marco Polo documenta la présence d'une communauté musulmane à Pasay, au nord de Sumatra. Puis, entre le XVIe et le XIXe siècle, l'affirmation de la suprématie économique et politique de l'Europe en Asie stimula d'une certaine façon la consolidation de communautés et de régimes musulmans, en tant qu'expressions d'identité culturelle et de résistance politique. Au XIXe siècle en particulier, grâce à l'augmentation des voyages par voie maritime, beaucoup d'Indonésiens se rendirent en pèlerinage à La Mecque, d'où ils revenaient, souvent comme enseignants, avec une connaissance plus approfondie de l'orthodoxie. Enfin, la chronique de ces dernières décennies a enregistré l'arrivée de cellules wahhabites du Moyen-Orient. C'est un peu comme s'il était arrivé à la terre d'Indonésie ce qui arrive au tissu décoré selon l'ancien art local du batik : à partir de la toile brute, grâce à une série de coulées de cire, en différentes couches, et par immersions successives dans les couleurs, on aboutit à la fin à la création d'étoffes aux dessins à fleurs ou géométriques, réguliers ou asymétriques, nuancés ou précis. On trouve un exemple précis de cette originalité et de l'histoire complexe de l'Islam indonésien à Djogyakarta, qui se trouve au centre de l'île de Java. Ville universitaire par excellence, siège de dizaines de milliers d'étudiants de tout l'archipel, Djogyakarta jouit d'un statut spécial, qui lui a été reconnu par le président Sukarno, pour les mérites acquis au cours des années de la lutte contre la Hollande pour obtenir l'indépendance en 1945. Elle est gouvernée par le sultan, autorité civile pour tous et religieuse pour la communauté islamique qui vit dans le kraton, un palais du XVIIIe siècle, dont les décorations sont l'expression artistique d'un mélange très dense de styles religieux différents. Au-delà du rendez-vous rigoureux avec la prière cinq fois par jour à la mosquée, ce sultan a l'habitude de présenter des offrandes, comme le prévoit la tradition hindouiste, et de pratiquer la méditation, comme les bouddhistes. « Djogya, comme on l'appelle ici, explique le père jésuite Budi Subanarm qui enseigne à l'Université catholique Sanata Dharma, treize mille étudiants dont la plupart sont des filles est chaque année le but de millions de pèlerins et aujourd'hui encore cette ville reste la preuve tangible de ce qui s'est passé dans ces lieux, où au cours des siècles se sont établies et rencontrées des religions différentes, mais qui ont trouvé leur façon de coexister. Le Borobudur, le plus grand temple bouddhiste du monde remontant au VIIIe siècle après Jésus-Christ, le temple hindouiste du Prambanan, les sanctuaires catholiques, qui se trouvent tous à peu de kilomètres les uns des autres, racontent, avec le palais du sultan, non seulement le désir des hommes, cultivé depuis les temps les plus reculés, de regarder le ciel et de construire des monuments dans la tentative de l'atteindre, mais aussi comment des communautés différentes peuvent vivre dans le respect et l'échange, l'une à côté de l'autre. C'est là la vraie capitale du Javanese spirit ». L'Art de la Danse A cet « esprit » javanais si spécial, le père Suseno a consacré des études approfondies qu'il tente de résumer ainsi : « Les Javanais, quarante pour cent (40%) de toute la population, ont toujours été, en Indonésie, le groupe dominant du point de vue culturel et politique. Leur Islam est extrêmement multiforme : si un grand nombre d'entre eux, en effet, se sentent musulmans de façon convaincue, il est aussi vrai que ceux qui se considèrent avant tout javanais sont aussi nombreux. Ils considèrent les religions non pas comme des fins, mais comme des moyens et ils se prodiguent pour créer une harmonie intérieure et extérieure ». Dans leur propre style de vie sociale, explique encore le père Suseno, les conflits sont gérés à travers la recherche du consensus et par la tentative de placer les intérêts de l'individu au second plan par rapport à ce que la communauté demande. Les Javanais poursuivent l'harmonie intérieure en cherchant à contenir leurs émotions, à raffiner leurs sentiments intérieurs, et ils font l'expérience de la force intérieure à travers la méditation. La maturité manifestée dans les comportements moraux est liée à la culture de l'esthétique pour créer un milieu agréable, dont le jeu des ombres, les danses javanaises et l'art du batik sont quelques-unes des expressions les plus connues. « Les Javanais conclut le père Suseno sont portés à être tolérants. Leur urbanité civilisée, leur sagesse et leur cordialité, vont de pair avec le détachement qu'ils ont par rapport aux autres, à l'exception des membres les plus proches de la famille. Leur culture est certainement une des plus grandes de l'humanité». Si cela peut apparaître une pure théorie dans les livres de Suseno, le Javanese spirit est en réalité présent dans la vie pratique de tous les jours pour les sœurs de saint Charles Borromée, qui gèrent l'hôpital au nom de ce saint dans le quartier du centre de Djakarta. Organisé en pavillons, à partir de celui qui est destiné aux personnes aisées pour arriver à celui qui l'est aux plus pauvres, tous avec une image ou une statue de la Vierge, l'hôpital compte sur un personnel composé de soixante-quinze pour cent (75%) de catholiques, le reste de musulmans, et il accueille des patients musulmans dans soixante pour cent (60%) des cas. « Nous n'avons jamais eu des problèmes de conflits religieux raconte sœur Rosalia Isti, responsable des infirmières car chacun de nous sait parfaitement qui il est et quelle est son identité, donc il rencontre l'autre sans difficulté ». C'est le respect de la vie, pour les sœurs, qui est le ciment de cette collaboration qui amena par exemple les chefs des cinq principales religions indonésiennes à souscrire, ensemble, en 2002, un document contre l'avortement. Elle repêche non sans mal dans sa mémoire un souvenir lointain : elle se trouva une fois dans la situation de devoir s'expliquer avec une patiente qui ne voulait pas le crucifix dans sa chambre. Il l'épouvantait. Mais la solution du cas fut très simple : sœur Rosalia en effet, lui expliqua avec une grande franchise : « Je ne peux pas enlever ce crucifix car je suis ici en vertu de lui. Si on l'enlève, il faut qu'on m'enlève, moi aussi ». Elles se mirent ainsi d'accord, elles déplacèrent le lit de façon à éviter la vue inquiétante pour la patiente et la question se résolut rapidement. Dans les salles d'hôpital on remarque quelque chose de curieux : le tableau qui est au pied du lit avec les différentes données et les diagnostiques du patient, comprend aussi parmi les différentes rubriques le mot agama, religion : « De cette façon observent les sœurs nous savons à qui demander s'il désire recevoir la communion. Chaque jour, en effet, l'aumônier fait le tour et distribue la communion à des centaines de nos malades ». Dans l'antichambre du bureau des sœurs de cet hôpital on remarque une photo d'il y a quelque temps en arrière : elle représente une rencontre de prière pour la paix, au temps de la dernière guerre en Irak, à laquelle participèrent l'archevêque de Djakarta, le chef de la communauté protestante, celui des bouddhistes, des hindouistes et des deux principales organisations musulmanes, la Nadlatul Ulama (NU) et la Muhammadiah. Ceux-ci sont photographiés ensemble, assis en recueillement sur le même tapis. Le cardinal porte une chemise de batik. C'est une photo qui est affichée dans d'autres lieux de Djakarta, c'est presque une affiche pour cette ville. « Il y a quelque temps j'ai rencontré des journalistes européens raconte le cardinal Julius Darmaatmadja, archevêque de Djakarta qui voulaient m'amener à expliquer les conflits qui ont lieu en Indonésie comme des heurts d'origine religieuse. Mais il n'en est pas ainsi. On ne peut pas simplifier la carte de l'Islam en Indonésie. On ne peut surtout pas parler d'un seul Islam pour notre pays, car je note continuellement qu'il y a différentes attitudes, différentes interprétations du Coran, et, de la part de la majorité des musulmans, il y a la volonté de nouer des rapports d'amitié avec les chrétiens ». « Si je considère la personne musulmane d'abord comme amie et ensuite comme musulmane, explique le cardinal Darmaatmadja l'estime grandit, et ensuite l'amitié. Pour démonter la thèse des journaux selon laquelle il y aurait ici un conflit de religion, qu'il me suffise de citer le jour terrible où un jeune musulman, dans la tentative de porter une bombe hors d'une église chrétienne, perdit la vie dans une terrible explosion. Nous, chrétiens et musulmans, ne sommes pas des ennemis, ici en Indonésie ». L'archevêque de Djakarta admet qu'il y a certainement des groupes violents de musulmans radicaux qui organisent des attentats, mais il s'agit de petits groupes exaspérés, qui n'arrivent pas, selon lui, à porter atteinte à l'ouverture que manifeste la majorité par rapport au dialogue. « Le problème réel souligne le cardinal est que chrétiens et musulmans ont en commun une préoccupation : à Java, comme dans toute l'Indonésie, nous courons le risque d'intrusions de groupes minoritaires externes, qui n'ont rien à voir avec la culture locale, mais qui cherchent à importer des éléments étrangers. Et je me réfère soit à des groupes extrémistes islamiques qui arrivent du Moyen-Orient, soit à des groupes de sectes chrétiennes, le plus souvent américaines, qui pratiquent ici un prosélytisme exaspéré. Ils en arrivent à frapper même aux portes de responsables d'organisations musulmanes, comme me l'a raconté un cher ami ». « Différemment de ce qui arrive en Europe conclut la plus importante autorité de l'Eglise catholique dans l'archipel où l'Islam est importé par les immigrés qui arrivent des pays arabes, et où il est donc considéré comme une culture étrangère, ici nous sommes tous, chrétiens et musulmans, liés à cette terre qui accueille depuis toujours des musulmans, des bouddhistes, des hindouistes et des chrétiens. Nous sommes tous indonésiens. Moi-même, je suis un cardinal catholique, mais toute ma famille, excepté mon père, est musulmane. Beaucoup d'évêques indonésiens aussi sont des musulmans convertis, donc enfants de parents musulmans, avec derrière eux toute une tradition de culture et de religion non chrétienne. C'est inscrit dans notre ADN : dans l'autre je vois avant tout un ami. Si nous savons rester fidèles à cette tradition, nous saurons aussi dépasser cette période de conflits qui vient du dehors ». Le Javanese spirit qui est peut-être pour Suseno la plus grande richesse de l'île, est-il donc menacé ? Sa survivance est-elle à risque ? Si on ajoute aux agents extérieurs décrits par le cardinal la lourde crise de la fin du siècle dernier qui a laissé presque la moitié de la population sans travail fixe, et la tentative de l'armée de garder son pouvoir à n'importe quel prix, on obtient, selon Raymond Toruan, journaliste catholique du Jakarta Post, un mélange qui est en train de rendre explosive l'Indonésie de ces années-ci. Eglises à Construire Toruan et le père Greg Soetomo, rédacteur en chef de l'hebdomadaire catholique Hidup (cent mille exemplaires seulement à Djakarta, le numéro de décembre paraît avec le poster d'un évêque) organisent périodiquement la rencontre d'une sorte d'association informelle d'une centaine de journalistes catholiques de différents titres qui se réunissent pour chercher ensemble des clés de lecture sans cesse mises à jour des faits divers qui se déroulent sous leurs yeux. « Le pouvoir de la télévision explique Toruan est immense. On lit peu de journaux dans l'archipel, tandis que la télévision fait des ravages. Or, s'il faut raconter le fait divers des trois filles décapitées à Sulawesi, le service d'une minute d'un journal télévisé n'arrivera pas à approfondir cette nouvelle, mais il la simplifiera au maximum, au risque de la mystifier en la reconduisant à un meurtre religieux. Ce qui n'est pas le cas. Il y a peu de médias qui approfondissent, qui se demandent pourquoi juste avant que ces faits n'arrivent, de nouvelles milices avaient été affectées sur l'île. Des affrontements semblables à ceux-ci semblent fomentés justement par des militaires, qui, voyant leur pouvoir se réduire avec la croissance de la démocratie, espèrent que les tensions et les violences justifient leur présence comme garantie de la sécurité. Il faut approfondir et ne pas s'arrêter aux apparences ». Une élégante dame musulmane aux cheveux de jais, Amanda D. Suharto, fait écho aux journalistes catholiques. Elle est présidente de Madia, une organisation non gouvernementale pour la promotion du dialogue interreligieux. Le bureau d'Amanda a son siège justement auprès de la Conférence épiscopale indonésienne et il expose entre autres à l'entrée une affiche antimilitariste : « Nous ne voulons pas nous inventer une super religion, explique Amanda, mariée avec deux filles, un curriculum d'études en Amérique pour la direction d'entreprise, à son actif de nombreuses menaces téléphoniques de la part de ceux que son travail dérange nous ne devons pas convaincre l'autre à croire en ce que nous croyons, mais pratiquer le dialogue, comprendre les raisons de l'autre. Tout le monde a les mêmes droits devant Dieu. Chacun a le droit de pratiquer sa religion ». En vertu de cette conviction, avec son vice-président bouddhiste, elle s'est particulièrement engagée en ce moment pour la question de la construction des églises, aujourd'hui de plus en plus difficile. On est en effet en train d'appliquer de façon toujours plus rigoureuse le règlement selon lequel, pour construire un édifice sacré, il faut avoir le consentement de tous les voisins, entreprise quasi impossible là où les fondamentalistes musulmans sont les plus forts. Et dans certains quartiers, tout le monde le sait, il y a ceux qui paient si on va à la mosquée. Comme le quartier où vit le père Sandyawan Sumardi, jésuite, qui a dans son bureau la photo de mère Thérèse de Calcutta et le poster de Che Guevara, qui partage tout avec les habitants musulmans d'un des endroits les plus misérables de la terre. Un boyau de boue presque caché, juste après avoir tourné le coin de la rue, entre une route où circulent même des BMW et le fleuve qui traverse Djakarta, qui sert en même temps de wc à ciel ouvert, de lave-vaisselle et de lavoir. Les personnes qui sont ici se trouvent dans des situations tellement absurdes qu'elles pourraient sembler les figurants d'un documentaire sur la pauvreté dans le monde. Sauf qu'elles y vivent vraiment dans ces sous-espèces de maisons en tôle, sans travail et sans chaussures, les enfants à moitié nus qui traversent la rue sous le regard de quelqu'un qui se rase le visage assis par terre, parmi les dindons déplumés et la puanteur du kérosène à vendre au marché. La question de la construction des églises, raison de débats animés dans la capitale, est simple pour Salhuddin Wahid, ancien président de la NU, la plus grande organisation musulmane du monde dans laquelle se reconnaît la moitié des musulmans indonésiens. Pour lui, connu et estimé dans le pays, architecte avec une maison élégante dans son essentialité, qui interrompt la longue conversation parce que c'est le moment de la prière, les chrétiens doivent jouir de la liberté de culte et doivent donc pouvoir se construire des églises. Mais pas partout. Le fait est qu'ils sont en minorité et qu'ils doivent donc se comporter comme tels. Pour Wahid, la mèche des tensions actuelles est tenue d'une part par ceux qui veulent importer dans les modes et dans la vie indonésienne des éléments qui ne leur appartiennent pas, de même que des formes de l'Islam du Moyen-Orient qui ne sont pas propres à la tradition qui s'est développée dans ces terres, et d'autre part, dans la lente mais inexorable séparation entre ceux qui ont connu et qui cultivent la foi islamique sur les livres et ceux qui l'ont fait dans la tradition orale, ceux qui pensent qu'on peut interpréter le Coran à la lumière du temps présent et ceux qui pensent le contraire. « Je crains observe Wahid que dans une vingtaine d'années nous n'assistions à une division. Pour ma part je suis convaincu qu'on peut lire le Coran en tenant compte qu'il existe aujourd'hui un développement de la connaissance qui n'existait pas au VIIe siècle, mais qui fait aujourd'hui partie de notre vie. Il y a de la place pour un travail commun. En politique aussi : un musulman ne vote pas un candidat seulement parce qu'il est musulman, mais parce qu'il présente des projets réalistes d'honnêteté et de lutte à la corruption et des projets pour le développement économique ». « Il y a de la place pour un travail commun » : l'idée de Wahid est presque le critère modèle d'Azyumardi Azra, dans son travail de recteur de l'Université islamique d'Etat de Djakarta, plus de vingt mille étudiants, musulmans et chrétiens qui fréquentent la faculté d'islamologie, mais aussi celles de médecine, d'économie, de technologie Il a étudié aux Etats-Unis, dans la même université et au cours des mêmes années que le père Alex Wijoyo, secrétaire de l'archevêque de Djakarta, depuis lors son ami, et il est convaincu que l'université doit être un lieu de rencontre et d'échange continuel, où on peut aller écouter les penseurs musulmans les plus modernes, mais aussi les cardinaux catholiques, comme l'archevêque de Vienne, Cristoph Schonborn, son hôte récent. Les étudiants, tout comme les professeurs, choisissent cette université parce qu'elle est ouverte à ce que le recteur définit multi-inter-culturalisme : « La religion ne peut pas être confinée dans un espace personnel et privé, mais chacun doit pouvoir faire des propositions, à partir de son identité, dans un espace commun de débat entre majorités et minorités, dans le respect réciproque. C'est alors que l'on trouve les voies qu'il faut parcourir ». Le recteur de cette université qui voyage à travers le monde pour nouer des contacts et engager des collaborations, y compris avec des universités catholiques, soutient avec orgueil que des milliers de jeunes sortent chaque année et qu'ils exerceront des professions libérales, ils seront avocats, journalistes, leaders politiques, ulama Une possibilité de plus pour le Javanese Spirit?