Pendant la guerre en Irak, ses milices ont été parmi les adversaires les plus impitoyables de l’armée américaine, et ont contribué à aggraver les tensions sectaires. Aujourd’hui, le religieux chiite s’est réinventé le rôle de guide des mouvements de protestation qui réclament la fin de la corruption et des réformes

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:26:48

C’était le leader de l’une des milices les plus sanguinaires pendant la guerre en Irak : aujourd’hui, Muqtada al-Sadr est à la tête d’un mouvement qui entraine sur les places des milliers de personnes. Sur des tons populistes, il réclame la fin de la corruption du gouvernement du premier ministre chiite Haider al-Abadi, et des réformes. Les manifestants qui ont protesté pendant des semaines autour de la Green Zone – le cœur de Bagdad, symbole pour de nombreux irakiens de la richesse et de la corruption des politiciens, protégé par de hauts murs de ciment et par des mètres de barbelés – ont fait il y a quelques semaines irruption dans le Parlement à majorité chiite. Muqtada al-Sadr est l’un des protagonistes les plus importants et complexes du panorama irakien depuis l’invasion américaine de 2003. Membre de l’une des plus grandes dynasties chiites du pays (il est le fils du grand ayatollah Muhammad Muhammad Sadiq al-Sadr, assassiné en 1999, et gendre du grand ayatollah Muhammad Baqir al-Sadr, tué en 1980), al-Sadr a fait la preuve au fil des ans d’une personnalité à facettes, au point qu’il est impossible de donner de sa figure une représentation univoque. Agitateur politique doté d’une suite massive surtout dans les couches les plus pauvres de la population chiite irakienne, et dans le même temps défenseur infatigable d’un Irak libre de la corruption, du clientélisme et des logiques sectaires; représentant du clergé chiite mais sans être pour autant nécessairement aligné sur les positions exprimées par la hawza [école] de Najaf ou par celle de Qom, en Iran; (ancienne) guide de l’armée du Mahdi, connu pour les actions brutales perpétrées dans le cadre de la guerre civile irakienne, mais aussi leader nationaliste qui n’a pas hésité à soutenir publiquement la cause des manifestants (en grande partie arabo-sunnites) qui en 2013 ont paralysé tout l’Irak centre-occidental en opposition ouverte contre les politiques sectaires adoptées par l’ex-premier ministre chiite Nuri al-Maliki. Et aussi : férocement opposé à l’influence américaine en Irak (et, en ce sens, proche des intérêts de la République islamique d’Iran) mais sans être pour autant soumis aux volontés de Téhéran, auxquelles ils s’est à plusieurs reprises fortement opposé ; point de référence du bloc al-Ahrar et pourtant hors du système politique du fait de l’ « exil » qu’il s’est auto-imposé et proclamé en 20141. Al-Sadr est tout cela à la fois, et les événements des dernières semaines n’ont fait que confirmer ce comportement apparemment schizophrénique. Et pourtant, cette image de « cheval fou » de la politique irakienne recouvre des intérêt et des objectifs bien précis que le religieux chiite poursuit depuis le début, alors que, tout jeune encore, il se présenta pour recueillir l’héritage de son père et devenir un point de référence pour le système irakien tout entier. C’est dans cette optique qu’il faut voir son action visant à transformer le network de fondations et activités caritatives « familiales » en un instrument de pression capable d’influencer de façon significative l’establishment politique, grâce notamment à la suite dont il dispose dans la capitale et en particulier dans ce que l’on appelle Sadr City, son bastion. Ce point de force évident a constitué toutefois aussi une limite. Le fait de se présenter comme le champion des pauvres et des déshérités, joint à sa jeunesse, à un passé turbulent et à un style éloigné de toute modération, a circonscrit son appeal à une strate sociale bien définie, mais l’a empêché de faire résonner son message dans les allées de la bourgeoisie religieuse et d’une bonne partie de la classe moyenne. Pour se dégager de ces entraves, al-Sadr a amorcé un processus de redéfinition de son image pour la transformer, de personnage éminent de la communauté chiite qu’il était, en leader doté de lettres de créances « nationales ». Ou, pour le moins, en une image non limitée à sa seule communauté. C’est dans cette optique qu’il faut lire aussi bien son soutien aux mouvements de contestation de 2013 (qui exprimaient clairement – encore que l’administration irakienne et la communauté internationale l’aient sous-évalué – l’opposition montante qui était en train de se former au sein de la communauté arabo-sunnite) que ses tentatives, la même année, d’approcher les principaux mouvements kurdo-irakiens en fonction anti-Maliki . Loin de limiter ses manœuvres à la seule classe politique, al-Sadr a voulu avec force se présenter comme l’un des rares leaders tout-à-fait étrangers aux scandales et non impliqués dans les manœuvres politiques qui ont si fort discrédité les institutions du pays. Il est parvenu ainsi à intercepter le vaste mécontentement qui s’est coagulé de façon transversale à travers la société irakienne, et à exploiter la colère populaire que suscitent la mauvaise gestion de la res publica et la corruption qui a investi le nouvel Irak à tous les niveaux. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les dernières initiatives de al-Sadr, qui semble vouloir surfer sur le mécontentement populaire pour poursuivre ses objectifs politiques. Mécontentement qui s’est traduit, dès l’été dernier, en une série de manifestations qui ont vu croître et se multiplier l’activisme des sadristes. D’un point de vue plus institutionnel, al-Sadr semble vouloir dépasser le « quota system » qui, depuis la chute de l’ex-président Saddam Hussein, a de fait attribué les différents postes sur une base ethno-sectaire, et semble viser la formation d’une équipe gouvernementale plus légère et composée de techniciens super partes. Sur le plan politique, en revanche, l’objectif non déclaré est d’« obscurcir » les autres grands protagonistes du panorama irakien. Nuri al-Maliki en tête, mais aussi, paradoxalement, al-‘Abadi lui-même, que le religieux chiite a déclaré à plusieurs reprises soutenir. Le 16 avril, al-Sadr a lancé au Parlement un ultimatum de 72 heures pour nommer le nouveau gouvernement. Le choix de procéder à un remaniement partiel en changeant six ministres n’a toutefois pas satisfait le religieux, qui n’a pas hésité à ordonner à ses partisans de faire irruption dans la Green Zone et d’occuper le Parlement. Un acte qui a de très fortes connotations symboliques, et des implications de poids, y compris sur le plan de la sécurité et des relations internes et internationales, étant donné qu’il y a dans cette zone non seulement les principales institutions irakienne mais aussi beaucoup de sièges diplomatiques. Pour la première fois dans l’histoire du « nouvel Iraq », la zone internationale a été violée et des milliers de personnes sont entrées dans une aire qui est devenue l’expression des privilèges détenus par une classe dirigeante accusée de corruption et de négligence. L’initiative a sans doute augmenté, du moins dans l’immédiat, la popularité de al-Sadr, mais elle a renouvelé les doutes sur son sens des responsabilités aussi bien à l’intérieur du système politique irakien qu’au niveau international : elle a mis en évidence une fois de plus l’opacité et les multiples facettes d’un leader qui échappe à toute classification. Et qui semble incarner parfaitement le mythe de Janus Bifrons, le dieu au double visage. 1 Andrea Plebani, Muqtada al-Sadr and his February 2014 Declarations. Political Disengagement or Simple Repositioning?, ISPI Analysis (244), Avril 2014 2 Toby Dodge, Iraq: from War to a New Authoritarianism, Routledge, London 2013, pp. 434-435 3 L’autre nom qu’avait, du temps de la présence des forces de la coalition, la green zone Traduction de l'original italien