Un message du moine italien disparu en 2013 met en lumière certains fragments d’histoire, de la Syrie, et de nous tous

Dernière mise à jour: 17/07/2023 14:34:40

Du fin fond de mon compte de messagerie, un texte d’il y a dix ans refait surface : c’est la dernière lettre que j’ai reçue du père Paolo Dall’Oglio, vingt-sept jours avant sa disparition, survenue le 29 juillet 2013. En la relisant aujourd’hui, je remonte le fil de notre relation, tandis qu’elle met en lumière certains fragments d’histoire de la Syrie, de l’Italie et de nous tous.

 

Comme beaucoup d’autres, j’avais connu le p. Dall’Oglio en Syrie où, venant de Palestine, je m’étais installé afin d’y poursuivre mes études en langue arabe, en 2003. Comme beaucoup d’autres, j’avais été impressionné par sa maîtrise de la langue, sa profonde culture théologique, et sa passion civile et sociale sous le signe de la rencontre entre les religions. C’était une sorte d’équilibriste, dans le meilleur sens du terme, qui cherchait à faire tenir ensemble une foi chrétienne profondément enracinée et une ouverture à l’Autre, de grande envergure, et même vertigineuse. La toile de fond de nos rencontres était ce qui mijotait dans le « chaudron syrien », notamment dans le monde de la jeunesse qu’il accueillait à Mar Moussa et que je croisais dans les couloirs de la faculté de lettres et de philosophie de Damas.

 

De ce monde de la jeunesse, pour qui Mar Moussa était un port sûr et accueillant, je garde le souvenir d’un incident révélateur, qui s’était produit lors de la conférence sur l’amélioration des programmes d’enseignement, dans la grande salle de la faculté de sociologie, au printemps 2005. Après les interventions prévues, toutes prononcées par des universitaires locaux de renom, le modérateur avait encouragé les personnes présentes à poser leurs questions. Il ne s’attendait certainement pas aux paroles qu’allait prononcer un étudiant plutôt grand, la barbe clairsemée et soignée, qui descendait calmement les marches pour prendre le micro : dans un silence surréaliste, il avait demandé comment il était possible de parler d’« amélioration » alors que tous les manuels étaient soumis à une censure très stricte et que tous les enseignants étaient nommés avec l’autorisation des services secrets. Le modérateur s’était levé d’un bond, avait invité, puis enjoint, et finalement crié au jeune homme de se taire et de retourner à sa place. Celui-ci allait céder lorsque, juste derrière moi, s’était levée une jeune fille, une de celles qui portent le voile très serré et un manteau jusqu’aux chevilles, une de celles qui ont appris à marcher les yeux baissés et à ne pas parler avec les étrangers. Je m’étais retournée vers elle, le souvenir de ses yeux verts et des taches de rousseur sur son visage se gravant dans ma mémoire, tandis qu’elle avait articulé d’une voix claire et ferme : « Laissez-le parler, parce qu’il sait ce qu’il dit, il est responsable de ses paroles ! ». Lorsque, six ans plus tard, les jeunes sont descendus dans la rue pour demander ce qui est écrit (aussi) dans les premiers articles de la Constitution italienne, je n’ai nullement été surpris : la braise couvait sous les cendres.

 

De retour en Italie, j’ai suivi avec appréhension et douleur le désastre de cette génération, à partir de 2011 : certains en prison, d’autres expatriés, d’autres encore disparus dans le néant. Appréhension également pour le p. Paolo, le sachant plus activement impliqué. Peut-être pensait-il au début pouvoir jouer un certain rôle de médiation entre les demandes de changement et les raisons du régime, mais je crois que cette perspective s’est rapidement évanouie, au profit d’une prise de position très nette. Il était fasciné par la personne de Giuseppe Dossetti, fondateur de la communauté religieuse à laquelle j’appartiens (la Petite Famille de l’Annunziata) et il m’avait surpris une fois en me demandant : « Mais Dossetti portait-il les armes ? ». Il faisait allusion à sa période dans la Résistance, lorsque ce dernier se laissa impliquer, avec son frère Ermanno, dans le Comité de Libération Nationale (CLN), d’abord dans sa ville natale de Cavriago, puis, en décembre 1944, dans le CLN provincial de Reggio Emilia, dont il fut par la suite élu président. Il me sembla que cette question si spécifique donnait un éclairage sur les préoccupations qui tourmentaient personnellement le p. Paolo, en ces mois de frénésie.

 

Amman, juin 2013. Je retrouve Shirin, musulmane et philosophe, chère amie du temps de Damas. Elle aussi a fui l’incendie en Syrie. Elle a participé au soulèvement civil, jusqu’à cette nuit où les soldats sont entrés chez elle : « J’ai deux filles jeunes, me raconte-t-elle devant une tasse de thé ; il ne s’est rien passé de grave, grâce à Dieu, mais je me suis dit que je ne voulais pas les revoir une seconde fois ». Shirin poursuit ses études doctorales comme elle peut et elle organise un groupe de soutien pour des étudiants plus jeunes qu’elle, en fuite eux aussi. Elle m’invite à participer à l’une de leurs réunions, dans le sous-sol d’un restaurant du centre. Visages apeurés, perdus, de ceux qui savent qu’ils ne peuvent plus faire marche arrière, mais qui ne savent même pas s’il existe une issue devant eux. À l’une d’entre eux, il manquait un examen pour obtenir son diplôme de médecine : « J’ai tout perdu, pourrai-je recommencer ? ». À ma surprise, Shirin m’invite à me présenter. Je raconte brièvement qui je suis, je parle de ma communauté, de Dossetti résistant et père de la Constitution, puis moine, homme-pont entre Dieu et l’histoire, et enfin de mon amitié avec le p. Paolo.

 

L’assemblée se sépare et je rentre chez moi. Mais une semaine plus tard, j’ai la surprise de les trouver devant ma porte. Une délégation d’une dizaine de garçons et de filles veut me parler, me demander une faveur sur un sujet spécifique et sensible. Nous nous asseyons en cercle : « Allez, pour quelle raison êtes-vous venus ? » « Le motif, c’est abouna Paolo ». Je les scrute un par un : « Dites-moi ! ». L’un d’eux prend la parole : « Tu as dit que tu étais un ami du p. Paolo, n’est-ce pas ? Il faut que tu lui écrives, tout de suite, il faut que tu lui dises de rester hors de Syrie, de ne pas essayer de rentrer ».  « Oui, je peux le faire de votre part, mais vous connaissez sa relation avec votre pays, son amour pour la Syrie, en particulier pour vous, les jeunes ». « Nous le savons, et c’est pour cela que tu dois lui écrire, pour lui dire simplement ceci : nous avons besoin d’un homme comme toi vivant, pas mort ». Ils se lèvent, me saluent et s’en vont, après avoir reçu la promesse que je ne laisserais pas tomber la nuit sans lui avoir écrit, selon leur désir. Voici sa réponse, que ma messagerie a enregistrée à 23h53 le mardi 2 juillet (les points de suspension dans le texte sont de lui) :

 

Bonjour Ignazio, ta solidarité avec les démocrates syriens me surprend… je t’avoue que je te croyais plus proche des peurs de la majeure partie de nos malheureux chrétiens… Je suis heureux de cette discussion avec les jeunes… mon rôle ne peut rester symbolique alors qu’un génocide est perpétré sous les yeux de tous. Aujourd’hui, j’ai parlé au téléphone avec le Chef désigné du Gouvernement syrien temporaire… je lui ai redit ma disponibilité à faire partie d’une commission consultative pour la réconciliation civile (Silm Ahli) et à accompagner la délégation à Genève en tant que conseiller… Que du Ciel don Dossetti bénisse mes pauvres efforts, lui qui sut reprendre le discours politique pour défendre la Constitution démocratique à la fin de son existence, magnifique et mouvementée, de moine contemplatif… politique ! Salue ces jeunes et parle-leur de Dossetti, de Monte Sole, de la résistance, de Marzabotto et de la Constitution démocratique… ce qu’elle a coûté aux Italiens et comment elle est facilement bradée par les néo-populistes ! Bien à toi dans le Ressuscité, Paolo.

 

 

 

Texte traduit de l’original italien 

 

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