L’archevêque de Lyon et le patriarche de Babylone des Chaldéens entretiennent des liens d’amitié personnels: il en est né tout un échange de rencontres et un jumelage entre le diocèse français et Mossoul. Il y a là une modalité concrète d’aide envers les chrétiens orientaux et un avertissement pour l’Occident à ne pas les abandonner.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:37:40

Interview du cardinal Pierre Philippe Barbarin, archevêque de Lyon Eminence, il y a quelques semaines vous êtes allé en Irak. Qu’est-ce que vous y a conduit, dans cette phase historique si dangereuse ? Quel est le lien entre votre diocèse et l’Irak ? À l’origine, une visite : Louis Raphaël Ier Sako, Patriarche des Chaldéens, était venu participer à un Colloque de l’Université Catholique de Lyon, intitulé : « La vocation des chrétiens d’Orient, défis actuels et enjeux d’avenir dans leurs rapports à l’Islam ». Comme il logeait chez moi avec son successeur à l’évêché de Kirkouk, Mgr. Yousif Thomas Mirkis, nous avons noué en quelques jours des liens amicaux et fraternels autour d’un repas, d’un temps de prière, d’une Messe à la primatiale Saint-Jean… Lorsque sont arrivés les événements douloureux que l’on sait, la prise de Mossoul en un jour, le 10 juin, j’ai pris soin de l’appeler régulièrement pour avoir des nouvelles et lui dire notre soutien, notre prière…. Un soir de juillet, alors que je lui suggérais l’idée d’aller le visiter dans son pays, il m’a répondu aussitôt, avec enthousiasme, que cette rencontre serait le plus beau des cadeaux : « Nous avons tellement l’impression d’être oubliés !». C’est tout l’intérêt du nouveau jumelage entre Lyon et Mossoul, pour ne jamais oublier. Les médias nous parlent souvent de la souffrance infinie des refugiés qui doivent abandonner leurs maisons, leurs travaux, leurs villages… Pouvez-vous nous raconter ce que vous avez vu là-bas ? Qu’est-ce qui vous a touché le plus ? Quelle rencontre ? J’ai découvert la beauté et le prix du témoignage chrétien. Dans les villes où nous nous sommes rendus durant ces quatre jours, j’ai écouté 50, 100 et 200 témoignages, tous différents à cause des circonstances personnelles et familiales, mais qui disaient, au fond, la même chose : « Ma foi est plus précieuse que ma maison, ma ville, mes biens matériels. » Aucun de ceux que nous avons rencontrés n’a renié ni trahi le Christ, alors que c’est notre tentation quotidienne… tentation à laquelle succombèrent Pierre et les apôtres de Jésus au moment de sa Passion. L’Europe est souvent distraite, prise par ses problèmes économiques, politiques, etc. Mais les révolutions en principe, l’instabilité, et puis la guerre du Moyen-Orient disent quelque chose à l’Occident, même si l’Occident ne veut pas écouter. Quelles sont les provocations les plus fortes qui nous viennent ici de là-bas ? Cette semaine, nous avons signé avec les autorités juives, chrétiennes, musulmanes de la ville de Lyon et d’ailleurs, un appel pour que nul ne tombe dans le piège tendu par les terroristes. Ils rêveraient de voir se dresser contre l’Occident toutes les forces de l’Islam, de créer une nouvelle guerre de religion en quelque sorte. Par cet appel, nous avons voulu nous engager à travailler à la fraternité, quelles que soient nos convictions, quels que soient notre foi et notre désir de vivre ensemble, de travailler les liens entre la raison et la foi si chers aux papes Jean-Paul II et Benoît XVI. L’autoproclamé État Islamique a attiré l’attention mondiale encore une fois sur la question de la violence « au nom de Dieu ». Dans cette situation quel est la vérité du rapport entre religion et violence ? Je reste très marqué par ce que le Pape Benoît XVI a écrit dans le livre Lumière du monde. Il avait vu juste en exhortant chacun à faire son autocritique dans son rapport à la violence : « Il est important que nous maintenions une relation intensive avec toutes les forces islamiques désireuses de dialoguer et qu’une évolution des consciences puisse avoir lieu là où l’islamisme associe prétention à la vérité et violence ». En fait, la foi sans la raison est capable des mêmes atrocités que la raison sans la foi. Le patriarche Sako a critiqué avec des mots clairs et courageux l’action militaire guidée par Obama. Il a parlé d’un jeu sombre, parce que les bombes causeront beaucoup de victimes civiles sans arrêter la marche des djihadistes. Mais le patriarche-même et les évêques du Pays avaient appelé l’Occident à intervenir. Quel doit être la juste réponse à cet appel ? Une chose est sûre, le Patriarche répète qu’il ne s’agit pas d’aider les Chrétiens à partir, comme des âmes généreuses le suggèrent parfois, mais d’aider les Chrétiens à rester, car c’est leur droit. Le professeur musulman qui est mort pour être intervenu en faveur d’une famille chrétienne que l’on expulsait de Mossoul et qui pourrait recevoir à titre posthume, avec le patriarche, le Prix Sakharov de la Paix, disait : « Laissez-les ; ils sont ici chez eux. Ils sont à Mossoul depuis plus longtemps que nous ! » Jean-Paul II, au moment de la guerre des Balkans, avait montré que l’usage de la force n’était pas contraire à la paix, que laisser certaines situations empirer sous prétexte de ne jamais utiliser les armes pouvait être de la lâcheté et avoir des conséquences plus graves encore que le recours aux forces armées. Le pacifisme risque parfois d’aller contre la paix… Je ne suis pas un politicien, ni un stratège mais il est clair qu’une action énergique doit être menée en Irak et en Syrie. Les voies aériennes ne seront pas suffisantes. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’une question militaire. Dans son récent voyage apostolique en Albanie, le Pape François a indiqué un exemple à imiter de fraternité entre les différentes communautés religieuses. En Europe, sur quoi peut-on fonder cette fraternité ? Des mots comme tolérance ou dialogue ou intégration sonnent vides… D’où peut-on repartir ? Depuis longtemps, je crois qu’il faut bien sûr dépasser la tolérance (un mot qui tire ses lettres de noblesse de l’Edit de Nantes en 1598 que le roi Henri IV avait appelé « Edit de tolérance »), et cultiver un esprit d’écoute et d’estime mutuelles. De là peut naître une réelle admiration vis à vis des croyants d’autres religions, et c’est la condition pour un vrai progrès dans la rencontre et le dialogue interreligieux. Je suis édifié par le désir de Dieu de certains musulmans dans leur lien à la prière, au jeûne, au partage. Ce musulman, que j’évoquais plus haut et qui est mort à Mossoul pour avoir voulu défendre une famille chrétienne, c’est pour moi un vrai martyr. Et s’il n’est pas mort pour le Christ, il est mort pour défendre des Chrétiens, ces autres Christ que nous sommes devenus par les sacrements du baptême et de la confirmation. Il me semble enfin que la Miséricorde doit devenir un concept charnière pour la rencontre entre les grandes religions monothéistes. La Miséricorde est la source et le sommet de notre vie. Les Juifs sont un peuple élu précisément pour cela : être les serviteurs de la miséricorde pour toutes les nations. Les Chrétiens voient ce mot partout présent aussi dans le Nouveau Testament et entendent le résumé de toute l’épopée biblique dans cette phrase essentielle qui vient sur les lèvres de la Vierge Marie, au cœur du Magnificat : « Sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent » (Luc 1, 50), et les musulmans, dès qu’ils prononcent le nom de Dieu ajoutent aussitôt : « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».