Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:13

L’apôtre Paul, dans la première lettre aux Corinthiens, pour introduire le récit de la dernière cène, affirme : « Pour moi, en effet, j’ai reçu du Seigneur ce qu’à mon tour je vous ai transmis » [1 Cor 11,23]. Par ces expressions, le saint de Tarse décrit de manière synthétique une dynamique décisive de l’expérience chrétienne. Il communique fidèlement quelque chose, non pas comme le fruit de sa propre spéculation mais comme, à son tour, il l’a reçue. Il accomplit ici un acte de tradition (traditio) dont la méthode fondamentale apparaît être le témoignage. Il peut transmettre parce que, à son tour, il a reçu ; il est témoin parce qu’il a accueilli un témoignage. Dans la traditio, l’événement se communique de témoin à témoin. Il est frappant que saint Paul emploie les mêmes verbes (paradídomai « transmettre » et paralambáno « recevoir » ) pour parler de l’institution de l’Eucharistie [1 Cor 11,23] et pour annoncer la Résurrection du Christ comme contenu essentiel de la prédication [Cf. 1 Cor 15]. Dans les deux cas, il dit : « Ce que j’ai reçu (paralambáno), je vous l’ai transmis (paradídomai) ». Il suffit de ces simples réflexions pour comprendre combien le thème du témoignage et de la tradition s’appartiennent mutuellement. Si le témoignage apparaît succinctement comme la modalité historique au moyen de laquelle la vérité de Dieu s’offre de manière inconditionnelle à l’homme, en respectant et en impliquant sa liberté, la tradition apparaît comme la dynamique par laquelle la vérité donnée par Dieu se manifeste capable de traverser le temps et l’espace tout en restant toujours contemporaine à l’homme de tous les temps. De cette manière, ce qui est désigné par le mot Traditio intercepte la grande objection des Lumières à la révélation chrétienne, encore actuelle, de transmettre une vérité historiquement conditionnée et pour cela inexorablement « passée ». En réalité, la réflexion chrétienne a toujours été consciente, même si de manière parfois implicite, de l’incontournable conditionnement historique et elle a cependant aussi été consciente de la capacité de la vérité de Dieu de s’interposer dans l’histoire au moyen de la Tradition. Il est probable que la difficulté que les chrétiens éprouvent parfois en affrontant l’objection moderne à la foi dépend, au moins en partie, du fait d’avoir perdu ou du moins réduit le sens de la tradition. Du reste, ce n’est pas un hasard si, à notre époque, ce même mot peut être interprété de manières très différentes. Comme d’autres termes étymologiquement positifs, le mot tradition a acquis de manière croissante au cours des derniers siècles un accent plutôt négatif au point d’être confondu avec le traditionalisme, entendu de manière négative comme une sorte de lest que le passé met sur nos épaules et qu’il serait bon de laisser tomber au plus vite ; ou bien, entendu de manière positive comme un attachement nostalgique à un passé qui ne veut pas dialoguer avec le présent et le futur. En réalité, la véritable traditio a davantage à voir avec le présent et la contemporanéité qu’avec le passé ; ou, si nous voulons, elle a à voir avec le passé en tant qu’elle concerne inexorablement le présent où nous vivons. Von Balthasar a dit : « La tradition est avant tout quelque chose de vivant, qui nous pousse en avant, une immersion continue dans la Parole qui vit en prière et contemplation ». Il faut aussi donner raison à Blondel qui définissait l’authentique tradition comme le lieu de pratique et d’expérience : « Force conservatrice et préservatrice, [la tradition] est en même temps éducatrice et initiatrice. Tournée amoureusement vers le passé où se trouve son trésor, elle va vers le futur où se trouve sa conquête et sa lumière. […] Pour elle, en somme, travaille quiconque vit et pense chrétiennement, tant le saint, qui perpétue Jésus au milieu de nous, que l’érudit qui remonte aux pures sources de la Révélation, ou bien le philosophe qui s’efforce d’ouvrir les routes de l’avenir et de préparer la continuelle création de l’Esprit de nouveauté. Et ce travail épars des membres contribue à la santé du corps, sous la direction de la tête qui, seule, dans l’unité d’une conscience soutenue divinement, organise et stimule son progrès ». Si ce que qu’affirme Blondel se réfère immédiatement à la Tradition chrétienne, c’est toutefois la même expérience élémentaire rassemblant tous les hommes qui les pousse inévitablement à faire référence à la dynamique de la tradition. Il suffirait de penser à sa réhabilitation au soin de penseurs comme Gadamer, au sein du parcours herméneutique : pouvoir comprendre un texte et se comprendre soi-même requiert de reconnaître la tradition comme donnée originelle à laquelle nous appartenons tous. La neutralité des Lumières, vantée à outrance, est une abstraction et une incapacité à saisir l’homme réel qui vit dans un flux de l’histoire qui le précède et le rejoint, et auquel il appartient : si on ne reconnaît pas cette Vor-Verständnis, cette pré-compréhension, il n’y a aucune interprétation de la réalité et de l’histoire. De manière encore plus radicale, l’expérience élémentaire nous fait comprendre la réalité de la tradition dans sa capacité vitale de relier dans le temps les générations qui se succèdent. La personne humaine qui devrait méconnaître ses propres racines serait condamnée au dépaysement. L’homme ne parviendrait pas à la conscience de soi et resterait égaré s’il ne lui était aussi donnée, de par l’existence biologique, une hypothèse de travail positive à l’égard de la réalité, que les parents transmettent aux enfants. Dans une telle perspective, la tradition n’est pas un fardeau duquel se libérer au plus vite mais l’hypothèse positive dont la liberté de la personne a besoin pour aborder le réel. En ce sens, la tradition représente un ingrédient constitutif de l’expérience anthropologique, de sa propre existence en tant que fils, désignant ainsi le sens de sa propre « généalogie », qui identifie le lien entre les différentes générations, outre la simple « biologie ». Dans ce contexte, il est opportun de rappeler aussi le caractère de mémoire que la dynamique de la tradition porte avec elle. Elle apparaît comme le moteur interne de toute authentique tradition qui passe de façon vitale entre les générations. Dans la mémoire, le passé est condensé et retrouvé dans le présent comme assiette de la personne qui grandit dans le temps, en reconnaissant ce qui est donné dans la réalité et en permettant l’orientation existentielle. L’homme sans mémoire, qui s’est débarrassé de la tradition, n’est aucunement un homme plus libre, il ne se trouve pas devant un terrain libre où pouvoir construire ; plutôt, il n’a même pas les instruments pour reconnaître le terrain qu’il a face à lui ainsi que le rapport entre celui-ci et sa propre liberté qui doit projeter son futur sur ce dernier. La Remise du Christ Ce que nous avons rappelé de façon fragmentaire nous sert maintenant de substrat pour chercher à redécouvrir la valeur explicitement théologique de la Tradition. Pour éclaircir le sens de la tradition chrétienne, je voudrais me référer à une synthèse élaborée par Hansjürgen Verweyen à propos de ses différents sens bibliques. Selon la pensée du théologien de Fribourg, le sens de la tradition peut être résumé de manière essentielle dans certaines catégories se référant à l’événement du Christ : la « tradition » peut désigner le fait qu’un homme est livré à la violence à travers un autre homme ; elle peut signifier en outre qu’un homme est livré pour chaque homme à travers Dieu ; et encore, la tradition peut vouloir dire remise de soi comme don de soi de cet homme en faveur de tout homme ; et, enfin, elle peut signifier tradition diachronique de cet homme donné pour tous à travers la tradition ecclésiale. Tout cela s’est réalisé dans l’existence du Christ. Il est livré à la violence dans sa passion et sa mort ; mais avant cela, il est livré à l’humanité par amour par Dieu lui-même [Jn 13,17] ; Jésus lui-même se livre librement [Jn 10,11-18] ; enfin, les Actes des apôtres et les lettres de saint Paul décrivent bien le sens diachronique de la tradition-remise. À partir de cette synthèse, on peut bien comprendre que la traditio désigne une réalité dynamique, plus encore un « mouvement » qui naît du cœur de la Très Sainte Trinité en se reversant sur le monde pour chaque homme, et qui possède en soi-même la capacité de rester contemporain. C’est le Père qui, à cause de son amour envers nous et pour notre salut, donne, « livre », son Fils dans le Saint Esprit, de sorte que Jésus, « en se livrant » dans la mort de la croix accomplit la mission paternelle, réalisant de manière inconditionnelle le salut pour tous. Avec ce que nous avons affirmé, nous pouvons maintenant revenir à saint Paul. Il n’est certes pas un hasard que l’Apôtre des nations décrive le fait qu’il communique à son tour ce qu’il a reçu, précisément en relation avec le récit de la Dernière Cène de Jésus avec les Apôtres. En effet, dans la perspective théologique, la traditio comme libre remise de soi advient originellement dans l’institution eucharistique. Là, Jésus, dans un acte suprême de liberté et en totale obéissance au Père, se donne lui-même par avance, en se remettant entre les mains de ses disciples pour qu’ils répètent ce geste comme mémorial de sa mort et de sa résurrection. Comme l’affirme en particulier l’évangile de Jean, c’est précisément dans le mystère pascal que Jésus apparaît pleinement comme le témoin de cette vérité [Jn 18,37], avec laquelle il coïncide [Jn 14,6]. En effet, dans la remise eucharistique que Jésus fait de lui-même au Père, il correspond (Entsprechung) parfaitement à la vie trinitaire et en devient l’incontournable expression. L’amour éternel entre les personnes divines s’exprime dans le don de soi du Fils incarné jusqu’à se livrer lui-même. En effet, tout ce que Jésus est, il le tient du Père dans l’Esprit Saint. Dans la mission qui caractérise sa vie, Jésus saisit dans le temps le fait qu’il est depuis toujours le Fils, auquel le Père a tout donné, parce que tout ce qui est au Père est au Fils [Jn 17,10]. Dans le don de soi du Fils, s’exprime donc le don de la vie divine. Dans ce sens, il faut dire que dans l’événement originel de notre foi, « témoignage » et « traditio » coïncident dans la personne même de Jésus : puisqu’il se livre par amour, il est le témoin de la vérité salvifique de Dieu pour chaque homme. En même temps, cette remise de soi base sa présence dans le temps, à chaque instant, grâce au caractère intrinsèquement sacramentel de la tradition elle-même. De manière significative, Benoît XVI, dans Sacramentum Caritatis a affirmé : « La célébration de l’Eucharistie implique, en effet, la Tradition vivante » [n° 37]. Dans le mémorial eucharistique, chaque croyant est placé face à Jésus qui se livre lui-même, et est appelé à y répondre pleinement en termes personnels. Présence Permanente De ce que nous venons de décrire, il résulte un mystère décisif pour comprendre la dynamique de la vie chrétienne : on ne peut penser la traditio sans le destinataire de ce don, c’est-à-dire le mystère de l’Église, représentée dans la Dernière Cène par les Apôtres et au pied de la croix par Marie de Nazareth en compagnie du disciple que le Seigneur aimait. La traditio contient, par conséquent, le lien entre le Christ et l’Église, entre « le Témoin fidèle », dont parle le livre de l’Apocalypse, et le témoignage chrétien, dont le sujet est l’Église. Autrement dit, Tradition (traditio) et réception (receptio) sont deux moments qui appartiennent intimement à la vie de l’Église et à toute expérience chrétienne authentique. Là, il faut reconnaître avant tout la primauté de la Traditio : ce n’est pas le fait de recevoir qui fait le don ; c’est la traditio qui implique de recevoir. Cet élément est décisif : de là dépend la capacité véritative du témoignage chrétien. Ce dernier, en effet, n’est pas une divagation qui s’inspire des valeurs de la vie de Jésus, mais un accueil authentique : tout acte de témoignage chrétien est un accueil du don que le Christ fait de lui dans le temps. Dans la circularité entre traditio et receptio, le Christ se montre présent ici et maintenant dans la vie de l’Église. Comme l’a dit Benoît XVI, la Tradition « est la présence permanente de la parole et de la vie de Jésus dans son peuple ». Ce n’est pas un hasard si l’Église a toujours reconnu la Parole de Dieu de manière indivisible dans son attestation écrite (les Saintes Écritures) et dans la Tradition vivante de l’Église. Dei Verbum 12 nous rappelle pour cela qu’une authentique herméneutique de l’Écriture ne peut advenir que dans la Tradition ecclésiale et ne peut jamais être un fait privé. À partir de là, on comprend le lien profond entre la Parole de Dieu, écrite et transmise, et le rôle du magistère de l’Église. Tout ceci est profondément lié au caractère eucharistique de la tradition. En donnant sa vérité à la dimension anthropologique à laquelle nous avons fait précédemment allusion, la liberté croyante peut agir de manière authentique seulement si le don de la vérité de Dieu est communiqué sans condition. La dimension institutionnelle du mystère ecclésial se charge de cette réalité. En outre, il faut reconnaître la nécessité d’une receptio personnelle de la vérité de la part de la liberté croyante, au point de devenir des témoins authentiques de cette vérité dans les propres circonstances de sa vie quotidienne. L’Esprit Saint qui a œuvré en Marie pour faire d’elle la Mère de Dieu, et qui œuvre de manière objective dans le sacrement, ne manque pas d’amener intérieurement la liberté des croyants à la receptio personnelle, à l’accueil de la vérité donnée, de sorte qu’ils soient, de par leur propre existence, des témoins auprès des hommes de leur propre temps. Des charismes anciens ou récents, cachés ou visibles, habilitent chacun à accueillir la Tradition vivante de l’Église, en le rendant témoin de la vérité donnée. Je voudrais conclure cette réflexion en rappelant un texte précieux du Concile Vatican II : « Cette Tradition qui vient des Apôtres se développe dans l’Église sous l’assistance du Saint-Esprit : grandit en effet la perception des choses et des paroles transmises, par la contemplation et l’étude qu’en font les croyants qui les gardent dans leur cœur [Cf. Lc 2,19 et 51], par la pénétration profonde des réalités spirituelles qu’ils expérimentent, par la proclamation qu’en font ceux qui avec la succession épiscopale ont reçu un charisme assuré de la vérité » [DV 8]. Dans ce passage, on voit bien que ce qui nous a été donné une fois pour toutes en Christ croît en nous et dans l’Église par l’œuvre du Saint Esprit. Chaque génération ne se limite pas à assumer ce qui lui est transmis, mais en l’accueillant par l’aide de l’Esprit Saint et guidé par le Magistère, elle le fait « grandir ». De cette manière, nous pouvons comprendre l’importance de chaque expérience spirituelle dans les différents moments de l’histoire de l’Église. À travers les expériences les plus diverses – je pense en particulier aux cas de témoignage jusqu’à la souffrance et au martyre, qui ne sont pas rares en cette époque – on découvre et on approfondit les trésors que le Christ a donnés à son Église. Le témoignage et en particulier les martyres sont des actes d’un accueil authentique du don que le Christ a fait de lui une fois pour toutes, et de cette manière ils nous en manifestent la fécondité et la profondeur infinies. En effet, comme l’affirme encore Dei Verbum, « de cette manière, l’Église, à mesure que se déroulent les siècles, tend toujours à la plénitude de la vérité divine, jusqu’à ce que les paroles de Dieu reçoivent en elle leur consommation » [DV 8].