Entrevue avec S.E. Mgr. Giorgio Bertin, Évêque de Djibouti et Administrateur Apostolique de Mogadiscio, par Martino Diez

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:41:27

Excellence, quels événements ont conduit à la famine en Somalie, que se passe-t-il et quelles sont les perspectives pour les prochains mois ? La famine est la conséquence directe du manque de pluies. D’après certaines statistiques, cela faisait 60 ans que nous n’avions pas connu une telle situation. Tous les pays de la Corne de l’Afrique vivent d’élevage nomade et d’agriculture ; il suffit qu’une ou deux saisons des pluies “sautent” pour rendre les populations extrêmement fragiles, étant donné qu’elles vivent de subsistance, jour après jour. Pour plaisanter je dis qu’elles n’ont pas encore bien réfléchi sur l’histoire de Joseph en Égypte et la période des vaches grasses et des vaches maigres ! C’est une question de mentalité, sans oublier le système macro-économique international qui punit de fait les plus faibles. Pendant les six prochains mois, même si les pluies d’octobre et de novembre seront au rendez-vous, il faudra continuer à envoyer des vivres alimentaires aux populations frappées par la famine. S’agit-il d’un événement limité à la Somalie ou concerne-t-il toute la Corne de l’Afrique ? En particulier, quelle est la situation à Djibouti, où vous vivez ? En effet, la famine ne concerne pas seulement la Somalie, mais toute la Corne de l’Afrique : l’Érythrée, l’Éthiopie, Djibouti et des régions du Kenya et de l’Ouganda. La Somalie, et plus particulièrement le Centre-Sud, est la région la plus frappée parce qu’à la calamité naturelle s’ajoute aussi la calamité “humaine”, à savoir un pays qui vit depuis trente ans sans État, sans véritable autorité et souvent en conflit armé continuel : l’ensemble de ces facteurs explique cette situation dramatique. Djibouti est aussi frappé par la famine : on dit que les personnes qui ont absolument besoin de soutien “extérieur” seraient au moins 120.000 sur une population d’environ 800.000 habitants. Mais à Djibouti un État existe qui peut organiser l’aide nécessaire et prévoir aussi les réponses à donner pour le développement futur. De plus, alors que la Somalie Centre-Sud vit principalement d’élevage et d’agriculture, Djibouti vit de services : l’agriculture est pratiquement inexistante parce qu’elle est impossible et seul un sixième de la population se consacre à l’élevage semi-nomade. Quelles sont les principales organisations humanitaires engagées et quelles difficultés doivent-elles affronter ? L’Église et les ONG catholiques peuvent-elles agir sur le terrain ? En ce qui concerne la Somalie, toutes les organisations humanitaires les plus importantes sont impliquées : la Croix-Rouge, Oxfam, Caritas, Diakonia, MSF, Islamic Relief... sans oublier les différentes agences de l’ONU qui sont les plus importantes en termes de personnel. L’Église, à travers la Caritas, ne peut pas vraiment travailler directement : nous le faisons généralement à travers des “amitiés” et des organisations locales. Notre présence directe et ouverte dans un pays sans État qui est en proie à un conflit incité par les mouvements religieux radicaux n’est ni opportune ni possible. Pour cette raison, j’ai conseillé aux différentes Caritas de s’occuper des Somaliens dans les camps de réfugiés au Kenya et en Éthiopie tout en continuant ce qui se fait déjà au Nord de la Somalie (“République du Somaliland” et “Puntland”). Il y a des ONG d’inspiration catholique, surtout italiennes, qui à cause d’une “moindre représentativité” peuvent agir avec une plus grande agilité et des possibilités en plus : il faut les soutenir ! La Somalie n’est présente qu’occasionnellement dans les médias internationaux. La résultat est que nous avons beaucoup de fait divers mais peu d’analyses. A votre avis, Évêque de Mogadiscio depuis 1990, qui êtes arrivé dans le pays pour la première fois dans les années 1969-1971 et puis de manière continuelle depuis 1978, est-il possible de distinguer des éléments constants dans l’histoire somalienne récente ? Je me souviens d’un titre écrit par un professeur somalien, je crois qu’il vit encore aux États-Unis : La Somalie : une nation à la recherche d’un État. Si je l’interprète correctement, cela signifie que la Somalie est constituée d’un peuple essentiellement nomade qui durant la présence coloniale s’est trouvé enfermé au milieu de structures étatiques. Après l’indépendance et l’unification de la partie italienne et britannique en 1960, il y eut une première période “républicaine” jusqu’en 1969 et puis une période “socialiste-révolutionnaire” qui ne furent pas capables de former un état moderne et de créer une mentalité qui aille au-delà des intérêts privés ou claniques. Selon moi, cela explique la difficulté typiquement “nomade” de former un État qui sache être au service d’une communauté nationale. Mais je pense que cette difficulté ne signifie pas impossibilité. Peut-être que les expériences très amères de ces vingt années de guerre civile et maintenant de famine pourraient aider la mentalité somalienne à évoluer pour faire renaître un État qui tienne compte de la tradition typiquement somalienne et en même temps qui soit ouvert aux valeurs partagées par le monde actuel. Le régime de Siad Barré tombe en 1991. L’intervention internationale de 1992, présentée sous un angle humanitaire, peut-elle être considérée comme la première opération à grande échelle contre les groupes fondamentalistes de matrice islamique ? Si oui, quelles furent les raisons de son échec ? À vrai dire, en 1992, il n’y avait pas une grande menace de la part des fondamentalistes islamistes, même si il y avait déjà une présence timide : à ce moment c’était le “clanisme” qui régnait. L’intervention de 1992 servit à sauver des millions de personnes de la catastrophe de la famine et, en ce sens, elle fut positive. Malheureusement, mon impression, encore actuelle, est qu’il n’y avait pas vraiment de volonté politique de faire renaître l’état et d’accompagner la structure pendant plusieurs années : en ce sens ce fut un échec. La Libye actuelle vit un vide de pouvoir qui rappelle celui des derniers jours du régime somalien. C’est en outre un état artificiel né à l’époque du colonialisme, et avec une structure tribale. Selon vous, est-ce réaliste de penser que Tripoli connaîtra une évolution semblable à la somalienne ou bien l’énorme fossé sur le plan économique exclut-il toute comparaison entre les deux pays? Je ne suis pas expert des choses libyennes même si j’y ai passé deux étés en 1976 et 1977. Mais je pense qu’il y a de nombreuses différences parce que les tribus libyennes ne sont pas aussi “nomades” que les somaliennes. De plus, le monde libyen du point de vue culturel a fait partie d’une tradition arabo-turque qui à mon avis semble devoir faciliter une cohabitation des différentes tribus dans un état moderne qui, en outre, serait influencé par d’autres éléments culturels provenant du monde méditerranéen. ... Et naturellement nous ne devons pas oublier la richesse économique très différente entre la Libye et la Somalie. L’Église somalienne a été victime dans les dernières décennies d’une terrible persécution qui a conduit au martyre plusieurs prêtres, religieuses et consacrées. Que reste-t-il de la présence chrétienne en Somalie ? Et que signifie pour vous être administrateur apostolique de Mogadiscio ? Selon moi, persécution signifie quelque chose d’organisée par le pouvoir. Pour cette raison, j’ai rarement utilisé ce terme en parlant de nos martyrs de Somalie. C’est le manque d’état et donc d’une autorité qui a permis à des groupuscules ou des individus d’employer la religion pour tuer plusieurs personnes. N’oublions pas aussi les autres somaliens musulmans qui ont été assassinés pour les mêmes raisons. La présence physique chrétienne est réduite à presque rien, même s’il y a encore un petit nombre de chrétiens somaliens, mais qui doivent vivre clandestinement leur foi. Notre présence à ce moment passe surtout à travers l’action humanitaire : l’Église accompagne le peuple somalien comme elle le peut et avec les moyens qui sont les siens en ce moment. Pour moi, cela signifie être un “pasteur” qui accompagne les nomades somaliens et leurs troupeaux vers des pâturages meilleurs : la cohabitation, le partage des ressources, le respect des droits des personnes et des différents groupes humains... Dans cet accompagnement, il n’y a pas seulement l’aide matérielle, mais surtout le fait d’attirer l’attention du monde sur ce drame. Les somaliens surtout, avec la communauté internationale, doivent s’engager avec davantage de continuité pour trouver une solution. Le Pape actuel est intervenu à différentes reprises durant ces cinq dernières années en invitant les hommes de bonne volonté à ne pas abandonner la Somalie. Djibouti, 1.9.2011