La curieuse image avec laquelle Shakespeare a décrit l’œuvre de l’esprit du passé dans le présent a connu un franc succès dans les siècles qui ont suivi, avec Hegel et Marx. Mais reste la grande interrogation : l’homme contemporain parvient-il à faire fructifier ce qu’il a reçu ?

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:11

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« Bien dit, vieille taupe ! Tu travailles à ton aise sous terre ? Quel bon mineur ! » (1).

C’est par ces mots qu’Hamlet parle au fantôme de son père. « Tu as bien travaillé, vieille taupe ». C’est de cette manière que Hegel le traduit dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, désignant ainsi l’œuvre de l’esprit dans le « sous-sol » de l’histoire et sa capacité de secouer la « croûte terrestre » de notre présent. Marx parlera d’une manière assez semblable dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, en attribuant à la Révolution l’habileté du mineur shakespearien : « Tu as bien creusé, vieille taupe ! ».

Variations sur le thème de la tradition. L’idée est claire : notre passé n’est pas du tout mort et enterré, comme on a souvent tendance à le dire, mais c’est quelque chose de spirituel qui travaille intérieurement, même si nous ne nous en apercevons pas. Sans déplaire à Freud, Hegel est déjà convaincu que la tradition n’est pas une simple séquence d’événements survenus (les hard facts comme les appelle Edward Shils ) (2), ni quelque chose de purement fictif, c’est-à-dire inventé de A à Z (comme c’est le cas, par exemple, dans la perspective marxiste de Hobsbawm )(3). « La tradition – explique Hegel – ne se réduit pas à une ménagère qui prend soin avec dévotion de ce qu’elle a reçu comme s’il s’agissait de statuettes de pierre à conserver intactes et à transmettre aux générations à venir. » La tradition est un organisme vivant. Voilà pourquoi, continue Hegel, elle « se gonfle comme un fleuve impétueux et grossit d’autant plus qu’elle s’éloigne de sa source » (4).

Il ne s’agit donc pas de pièces de musée qui, quoique bien assorties, sont simplement rangées en séries, les unes à côté des autres ; la tradition doit plutôt être pensée comme un lien, une « chaîne sacrée » (eine heilige Kette, dit encore Hegel) qui relie tout ce qui est passé, générant un sens qui interpelle le présent en vue du futur. Ce qui nous place tout de suite, cependant, face à un problème. En effet, un compte est de dire que le passé « noué » par la tradition est nécessairement influant et, d’une certaine façon, qu’il conditionne la vie des personnes. Un autre compte est de prétendre que la « chaîne » de la tradition non seulement a un sens, mais est – nous y voilà – « sacrée », c’est-à-dire qu’elle a valeur de loi divine ne pouvant être controversée. Cette prétention de nature historiciste qui – nous le verrons – constitue une prémisse au traditionalisme, comporte chez Hegel une conséquence de poids : la tradition est, certes, un fleuve impétueux qui grossit au fur et à mesure qu’il s’éloigne de sa source, mais ce fleuve est déjà contenu par sa source. Dit sans métaphore, il n’y a rien de nouveau dans l’histoire, parce que le sens de la tradition vaut comme critère objectif de vérité, fixé une fois pour toutes, et auquel toute l’expérience historique doit correspondre.

C’est là que se situe le point délicat : le sens de la tradition – comme l’observe Rosmini contre Hegel – n’est pas sic et simpliciter la vérité. Du reste, qui peut nier que l’erreur aussi possède sa tradition, qui se reporte de génération en génération ? Trois manières de penser la tradition s’ouvrent alors :

  1. la révolutionnarisme et, plus généralement, le refus « en bloc » du sens de la tradition ;
  2. le traditionalisme, c’est-à-dire l’identification acritique du sens de la tradition avec la vérité ;
  3. la critique du sens de la tradition

Révolutionnarisme

Dans ce que l’on entend communément à notre époque contemporaine, la tradition est vécue par la plupart comme un poids, un joug dont il faut se libérer le plus vite possible. Le principal motif de cette rébellion contre le passé semble lié à ce que Heidegger appelle « machination » (Machenschaft), c’est-à-dire le prévaloir de la technique comme horizon de sens de l’expérience. Puisque la technique est une pure volonté de puissance, c’est-à-dire autodétermination inconditionnée, il est clair que la technique ne supporte aucune sorte de lien, au point de requérir, comme le dit Heidegger, « une humanité qui détruit toute tradition ». Cet aspect subversif est typique de toute idéologie révolutionnaire, qu’elle soit de nature technique ou autre : créer un homme totalement nouveau, ce qui requiert d’abord qu’il soit sans mémoire. On le voit bien avec la Révolution française. Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire renvoie le concept de tradition à l’entrée préjugés, entendant par ce mot les « opinions sans jugement » qui nous sont inculqués dès notre plus jeune âge. Ce sont surtout les traditions religieuses qui font partie de cette catégorie, Voltaire les considère sans aucune distinction comme des superstitions. On comprend alors pourquoi il faut considérer comme des « misérables » ceux qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas, employer la raison pour se défaire de l’autorité présumée de notre passé.

Traditionalisme

Souvent, le ressentiment du révolutionnarisme à l’égard du passé engendre le traditionalisme, que l’on peut comprendre, au moins en ce sens, comme une mesure contre-révolutionnaire. Les soirées de Saint-Pétersbourg de De Maistre, par exemple, sont une opposition explicite (égale et symétrique) au cynisme voltairien : pour De Maistre, les traditions « sont toutes vraies » et la superstition « est précieuse et souvent nécessaire ». Contre la raison, qui mène au scepticisme, il faut fonder son expérience sur l’autorité objective de la tradition, dont le caractère indiscutable, surtout dans les traditionalismes religieux, est directement garanti par Dieu. Certes, tous les traditionalismes n’ont pas la même matrice : la position de De Maistre n’est, certes, pas superposable à celle, bien que traditionaliste, d’un Guénon ou d’un Evola. Mais il y a une logique commune que nous pourrions définir – avec Marcuse – comme une absolutisation irrationnelle de l’autorité. Rosmini s’en était déjà aperçu : peu importe si l’on attribue le critère de la vérité à l’autorité divine ou bien humaine, le fait est que la raison est – pour reprendre son expression – totalement « rabaissée », c’est-à-dire délégitimée. Voilà pourquoi le refus traditionaliste de la raison et le refus révolutionnaire de l’autorité se renforcent mutuellement.

Critique du sens de la tradition

Comment sortir de l’impasse du cercle révolutionarisme/traditionalisme ? En essayant d’articuler l’écart entre sens de la tradition et vérité. Ce qui ne signifie pas diminuer la portée de l’expérience de la tradition. Sur ce point, les considérations critiques avancées par Hanna Arendt comme par Simone Weil sont valables. Le déracinement, c’est-à-dire la négation de la tradition, est de très loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, parce qu’il ne laisse aucune alternative : ou bien l’inertie pareille à la mort, ou bien la volonté de déraciner ceux qui ne le sont pas encore. C’est cela, au fond, que Nietzsche appelle nihilisme, c’est-à-dire le détachement, la séparation de la « terre natale » qui commence avec le dépaysement et finit par l’inquiétude. C’est cela, de manière analogue, la lamentation de Pasolini sur la « génération malchanceuse » de 68, qui a donné ingénument raison à ceux qui « riaient de la tradition ».

Donc, il ne s’agit pas – comme on le lit encore dans Zarathustra – de « se faire chasser de toutes les terres de nos pères », même si cette invitation à la rébellion n’est pas du tout insensée, au moins si nous le considérons comme un symptôme d’intolérance à l’égard d’un traditionalisme étouffant ; il s’agit, comme le suggère – par exemple – Ricœur, d’entendre la tradition de manière à ne pas l’opposer à la raison. Qu’est-ce que cela signifie ? La proposition intéressante est celle de penser en termes d’héritage : il est clair, en effet, qu’un héritage n’est pas un paquet fermé que l’on se passe de main en main sans l’ouvrir, mais bien un trésor où l’on puise à pleine main. L’acte de puiser, pour Ricœur, est l’acte rationnel d’interprétation, dont l’espace d’évolution est donné précisément par l’écart entre sens (hérité) et vérité. Ainsi, sans la raison qui, avec son interprétation évalue le sens de la tradition pour en « débusquer » la vérité, nous aurions le traditionalisme ; et vice versa, sans le sens de la tradition, la raison tournerait à vide – pour ainsi dire – ou bien s’identifierait, comme cela se produit dans certaines utopies révolutionnaires, à la vérité.

Il y a cependant encore un aspect qui semble encore dans l’ombre et qui, au contraire, a besoin d’être expliqué : à quelles conditions une tradition peut-elle effectivement valoir comme héritage ? René Char l’exprime de manière efficace, quoiqu’en négatif : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (5). Faire un testament – explique Arendt en reprenant l’aphorisme de Char – veut dire opérer un choix, donner un nom, établir une alliance. C’est donc seulement à travers un acte explicite de volonté qu’il est possible de transformer un passé générique en héritage. Il est alors intéressant de remarquer que, dans le cas du testament, la volonté n’est pas, comme dans le révolutionarisme, une pure volonté de puissance mais – comme l’écrit encore Arendt – une volonté de « montrer où sont les trésors et quelle en est la valeur », c’est-à-dire une volonté de lien. Nous sommes par conséquent face à un passé envoyé, adressé à quelqu’un.

Dans l’envoi, la tradition prend sens comme héritage historique, c’est-à-dire qu’elle devient disponible à se laisser interroger « à reculons », précisément à partir de cet envoi. Certes, ce que l’héritier essaie de comprendre est comment avancer, quel futur construire ; mais il ne peut faire cela sans remonter en arrière, vers l’intention originelle, la vérité, de ce dont il a hérité. C’est cela qui semble être le sens de la Rückfrage dont parle Hesserl dans L’origine de la géométrie et que Derrida traduit de manière heureuse avec l’expression question en retour (6). On trouve un discours analogue chez Péguy, quand il est dit qu’il n’y a pas d’opposition entre révolution et tradition, du moment que le progrès authentique est toujours, de quelque façon, une « ressource », ressource dans le sens littéral de « resurgir », de faire revenir dans le présent de l’héritier la présence de la vérité qui se trouvait dans le passé. C’est peut être dans cette direction qu’Hofmannsthal avance lui aussi, lorsqu’il introduit le concept paradoxal de « révolution conservatrice ».

Or, cette idée de « ressource » ne doit pas être mal interprétée : il ne s’agit pas d’une répétition stérile, ni du simple développement d’un tout renfermé dans une origine donnée, comme dans le cas de l’image hégélienne du fleuve impétueux. Bref, la vérité n’est pas déduite de l’origine (un point qui reste immédiatement insaisissable), mais témoignée, c’est-à-dire rendue une nouvelle fois présente, à partir de l’hérédité envoyée. Ce qui, encore une fois, justifie la nécessité de l’interprétation : entre testament et témoignage, il y a l’invention, dans les deux sens de découverte et de création. En procédant autrement, on court le risque des deux impasses que nous connaissons. Si l’envoi manque, le passé prétend valoir comme vérité atemporelle, c’est-à-dire par le biais de l’autorité absolue d’un mythe et non plus par la voie interprétation/témoignage. Voilà le traditionalisme. Mais si l’envoi est délibérément ignoré, le passé perd tout simplement son sens. Voilà le révolutionnarisme.

Nous pouvons alors réécrire de cette manière-ci les trois façons de penser la tradition :

  1. Révolutionnarisme – volonté de puissance – nihilisme
  2. Traditionalisme – autorité absolue – mythe
  3. Tradition – testament – héritage historique

Quel est, à ce stade, un milieu significatif de l’enquête philosophique où le troisième modèle a été pensé ? Sans aucun doute, comme il est facile de le deviner, le domaine de l’herméneutique. Au-delà des différences, parfois profondes, il existe un élément qui identifie l’intuition de base de la réflexion herméneutique : nous pourrions dire, toujours avec Ricœur, qu’il s’agit de reconnaître les conditions historiques auxquelles est soumise toute compréhension humaine dans le régime de la finitude. C’est précisément cette reconnaissance qui légitime la fonction épistémologique de la tradition. Habermas le soutien explicitement, lorsqu’il affirme que la compréhension herméneutique s’adresse à un « contexte de sens transmis », c’est-à-dire justement à un complexe de traditions héritées.

Cercle herméneutique

Il s’agit d’une situation herméneutique initiale, comme l’appelle Habermas, qui ne peut être écartée, étant donné qu’elle constitue l’horizon même de la compréhension. Naturellement, cela ne signifie pas être condamné à un cercle vicieux où nous ne connaîtrions seulement ce qui est déjà contenu dans notre passé, situation qui serait aggravée par le fait que nous ne pourrions même plus communiquer, étant donné que chacun, en principe, serait renfermé dans son contexte solitaire de sens transmis. L’idée d’Habermas, mais même d’Heidegger avant lui, est celle du « cercle herméneutique » qui n’est justement pas vicieux dans la mesure où il parvient à distinguer le plan de pré-savoir implicite de la tradition, qui reste une condition inévitable du comprendre, et le plan du savoir thématique, c’est-à-dire le plan de l’assimilation critique et de l’interprétation (toujours partielle) du pré-savoir traditionnel. En ce sens, on comprend aussi pourquoi Gadamer réhabilite les préjugés si haïs par Voltaire : certes pas par sympathie à l’égard du traditionalisme mais parce qu’il considère que la raison humaine est toujours déterminée par les préventions (Voreingenommenheiten) de notre ouverture au monde. Tout réside dans le fait d’en devenir conscient au moment de l’acte d’interprétation.

Mais, cette conscience lucide du lien structurel entre raison et tradition/autorité n’est pas suivie, au moins chez Gadamer, de la préoccupation de définir des critères pour décider de la validité des interprétations proposées. Mais si l’on ne parvient pas à établir la différence entre compréhension authentique et malentendu (résultant tous deux d’une interprétation), on court alors un double risque :

  • le risque d’une vision ingénue et idéalisée de la compréhension humaine, où le rapport entre passé (tradition) et présent est conçu comme un dialogue toujours ouvert, nécessairement transparent, comme si, justement, il n’y avait pas de malentendu possible ;
  • le risque de réduire l’interprétation de la tradition à un jeu autoréférentiel, tout à fait incapable de maintenir en tension le cercle herméneutique avec la question de la vérité ; tel est – par exemple – la pente dispersive prise par Vattimo, selon lequel nous devons nous rendre à l’idée que la tradition est comme la bibliothèque de Babel décrite par Borges, semblable en tous points au fonctionnement hypertextuel d’Internet : là, il n’y a plus d’envoi, mais un renvoi sans fin de la vérité dans le réseau de références, jamais conclu, du sens.

Nous revenons ainsi à ce que Rosmini soulignait au début : un compte est de dire que la tradition a un sens, un autre est d’établir à quelles conditions elle est vraie. Voilà pourquoi certains auteurs comme Apel et Habermas ont tenté de proposer – ce n’est pas par hasard – une herméneutique critique, dans la tentative de tenir compte des phénomènes de distorsion du sens de la tradition qui bloquent l’exercice d’interprétation du passé dont nous héritons. Tout cela dans la conscience qu’il ne peut y avoir de compréhension authentique sans envisager de cheminer vers la vérité ; et l’on ne peut avancer sur ce chemin sans regarder derrière soi, c’est-à-dire sans mémoire : à condition cependant que cette dernière ne soit pas simplement « archéologique » mais – comme le dit Habermas – « tournée vers le futur ». C’est quelque chose qui, au fond, devait être bien clair pour saint Augustin : « ut prevideamus, non providentia nos instruit sed memoria » (7).

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(1) William Shakespeare, Hamlet, I, 5, Gallimard, Paris 2008.

(2) Cf. Edward Shils, Tradition, Faber and Faber, London-Boston 1981, cap. IV.

(3) Cf. Eric J. Hobsbawm – Terence Ranger (curateurs), L’invention de la tradition, Ed. Amsterdam, Paris 2006.

(4) Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Introduzione alla storia della filosofia, tr. it. di A. Plebe, Laterza, Roma-Bari 1982, 36-37 (Ed. française : Introduction à l'Histoire de la philosophie, trad. De J. Gibelin, Paris, Gallimard 1954).

(5) Cf. René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris 1946.

(6) Cfr. Jacques Derrida, Introduction à H. Husserl, L’origine de la géométrie, tr. fr. aux soins de J. Derrida, PUF, Paris 1962, 99.

(7) Augustin d’Hippone, De Trinitate, XV, 7, 13, in PL 42, 1067.

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