Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Stock, Paris 2004

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:50:38

L'ouvrage « Parcours de la reconnaissance » constitue le dernier témoignage de la vitalité extraordinaire de Paul Ricœur, un des philosophes les plus significatifs du siècle dernier. En prenant comme guide le terme « reconnaissance », Ricœur réussit, peu de temps avant sa mort, à renouveler beaucoup d'éléments de sa longue réflexion d'une façon tellement riche, convaincante et fascinante que cela arrive rarement à un texte de philosophie.

Dans la perspective finale, qui est celle qui concerne aussi plus particulièrement le domaine politique, Ricœur prend en considération la reconnaissance réciproque des personnes, comme cela avait été théorisé par Hegel à travers la notion de « lutte pour la reconnaissance » : ce n'est qu'en mettant idéalement en danger la propre existence qu'il est possible de réaliser ce saut de qualité qui est représenté dans la communauté d'état par la reconnaissance réciproque des acteurs. De cette façon Hegel répond au défi lancé par Hobbes qui avait recréé la science politique en partant des fondements d'un état naturel de lutte de tous contre tous, dont l'Etat représente, non pas l'aboutissement, mais plutôt l'antidote.

Mais est-il inévitable de concevoir la reconnaissance elle-même sous le signe de la lutte ? Ricœur résume sa réponse de la façon suivante :

« l'alternative à l'idée de lutte dans le procès de la reconnaissance mutuelle est à chercher dans des expériences pacifiées de reconnaissance mutuelle, reposant sur des médiations symboliques soustraites tant à l'ordre juridique qu'à celui des échanges marchands; le caractère exceptionnel de ces expériences, loin de les déqualifier, en souligne la gravité, et par là même en assure la force d'irradiation et d'irrigation au cœur même des transactions marquées du sceau de la lutte » (p. 319)

C'est dans cette perspective qu'entre en jeu « l'amour » dans ses diverses déclinaisons, comme Ricœur le fait tout de suite remarquer. Mais c'est dans le « don » (que Marcel Mauss introduisit comme lieu crucial pour la compréhension des rapports sociaux) que l'amour trouve à plein titre son entrée dans le monde des rapports sociaux : la pureté caractéristique de l'agape, qui empiète facilement sur l'utopie d'un don inconditionné, pur et total, se transmet en fait continuellement dans l'expérience du don, qui traverse nos sociétés pourtant organisées soit du point de vue juridique qu'économique.

Ici la reconnaissance non seulement n'élimine pas l'asymétrie mais elle s'en nourrit, en un certain sens : dans l'échange des dons chacun est reconnu par l'autre, mais il conserve en même temps sa place, son identité, son initiative donnante. Tout cela signifie redonner un « lieu politique » à l'amour et à la gratuité, parce que c'est en eux qu'en dernière analyse il advient une reconnaissance de l'autre dont la lutte en tant que telle n'est pas capable.

Cela signifie-t-il que la lutte puisse être éliminée en faveur du don ? Ricœur est sceptique sur cet heureux dénouement, mais il croit malgré tout que la lutte a tout à gagner du don:

« La lutte pour la reconnaissance reste peut-être interminable : du moins les expériences de reconnaissance effective dans l'échange des dons [] confèrent à la lutte pour la reconnaissance l'assurance que la motivation qui la distingue de l'appétit du pouvoir et la met à l'abri de la fascination par la violence, n'est ni illusoire ni vaine » (p. 355)

Ricœur sait que ces thèmes traversent des points cruciaux de la vie politique : un bref paragraphe consacré au multiculturalisme reconnaît que le thème de la reconnaissance est devenu d'actualité, justement dans les rapports conflictuels entre majorité et minorité culturelle (y compris, par exemple, ceux qui se manifestent dans le féminisme). Et toutefois Ricœur ne veut pas entrer dans le caractère spécifique des thèmes de cet ouvrage, parce que ceux-ci n'admettent pas une attitude descriptive et obligent à devenir un observateur engagé : ce qui va peut-être au-delà d'une recherche de philosophie.

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