Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:39:21

Vivre à Istanbul le temps des manifestations, le fracas des lacrymogènes et la fumée irrespirable qui arrivait jusqu'à nos églises, m'a porté à approfondir la réflexion sur le sens des événements qui sont en train de marquer la vie d'un pays engagé, depuis des décennies, dans un parcours de véritable démocratie. Depuis plus de soixante ans, la Turquie pratique le multipartisme, et, théoriquement, toutes les formations politiques peuvent être représentées dans la Grande Assemblée. La meilleure preuve en est que, dans cette république laïque, depuis la fin des années 1990, les partis politiques d'inspiration islamique sont parvenus à entrer au Parlement, y compris le parti actuellement au gouvernement, l'AKP. Tout donc marche dans le sens de la participation et de la dialectique démocratique: Mais les événements de ces dernières semaines ont montré les limites de la participation politique et surtout de la représentation démocratique. Bien des mouvements qui occupaient, comme en un grand parlement, la place Taksim, revendiquent un espace “vert” pour ce lieu hautement symbolique de la sacralité de la République fondée par Mustapha Kemal - Atatürk (mort en 1938). Ceux qui, come moi, ont vécu les jours de plus forte tension ont touché du doigt ce sens de la limite. Quelles limites? J'en distingue au moins trois: la limite de l'information, de pouvoir avoir accès à la réalité véritable. Beaucoup de Turcs, d'un côté comme de l'autre, ont accusé les moyens de communication de n'avoir pas été à la hauteur de la profession dans le récit d'événements aussi délicats, essentiels et graves qui intéressent une partie -petite ou grande, on le verra au cours des mois qui viennent- du pays. Les critiques face à cette impossibilité d'avoir accès à une information témoignant de la réalité des faits ont été si virulentes qu'un certain nombre de directeurs de l'information dans les chaines de la télévision ou dans la presse écrite, ont cru bon de réfléchir sur l'éventualité de leur démission. La limite n'intéresse pas seulement la méthode (l'information). Elle touche surtout la motivation des protestations. Les manifestants -dans l'immense majorité contre la violence- réclament une plus grande attention aux problèmes d'urbanisme, qui sont aussi des problèmes écologiques et sociaux, et contestent toutes ces politiques d'interventions massives. Les grands projets en chantier sont mirobolants, et vraiment ambitieux. Sans parler du trop fameux centre commercial (AVM) prévu à Gezi Park, il suffit de penser au troisième aéroport d'Istanbul, dont le but est d'en faire le plus grand aéroport du monde, plus vaste que celui d'Atlanta, avec des millions de passagers par an. Le peuple turc a certes tout le potentiel et la crédibilité pour réaliser l'objectif désiré. Mais ces projets eux-mêmes ont une limite, celle de la participation à la phase décisionnelle. Et nous expérimentons ici le deuxième et le troisième niveau de limite: limite dans le contenu, dans une intervention contestée par une partie de la population, et dans la méthodologie pour parvenir à ce contenu -que l'on peut définir comme dialectique démocratique. C'est pour cette raison que le Premier Ministre a parlé très rapidement d'une consultation populaire. Les événements de Turquie pourraient constituer véritablement un potentiel énorme sur la voie d'une pleine expérience de la dialectique démocratique, qui implique un échange profond entre les parties. Le parti au gouvernement est certes légitime, et il peut et doit légitimement gouverner selon ce qu'il croit et juge opportun. Le Premier Ministre Erdogan affirmait à juste titre: ”Nous sommes un parti conservateur, on ne peut nous demander d'être différents de ce que nous sommes”. Ceci est un élément fondamental de la démocratie, laquelle ne peut dénaturer les personnes ni les groupes sociaux, mais celle-ci requiert aussi et surtout la dialectique entre les parties en cause. C'est bien cela que réclament les manifestants -qui du reste ne sont pas représentés sur le plan politique. D'où une expérience ultérieure de la limite de la démocratie participative, expérience vécue récemment également dans des pays d'Europe et d'Amérique du Nord. Les manifestants ne demandent pas à prendre les rênes du pouvoir -les mouvements de protestation ne sont pas toujours révolutionnaires- mais une plus grande attention aux projets et à la participation aux décisions. Voilà pourquoi le Gezi Park est devenu le symbole d'une critique en vérité plus vaste et d'une tension face au Premier Ministre et au gouvernement, mélangeant un peu toutes les motivations lesquelles ont été répercutées par les medias qui ont ajouté à la confusion. On imagine une Turquie en proie à un affrontement féroce entre laïcisme et islamisme, ou entre libéraux et socialistes, ou encore entre conservateurs et progressistes. C'est en partie tout cela à la fois, mais c'est surtout, essentiellement, sur la méthodologie et la dialectique démocratique que le problème porte. Cette expérience de la limite pourrait recéler un grand potentiel dans le processus de pleine maturation de la démocratie. Toute limite en effet appelle à être dépassée, et ceux qui, comme moi, vivent dans ce pays aux mille visages prient dans l'espoir que la dialectique démocratique, qui existe déjà en partie, puisse se développer toujours davantage.