Rivalités, ambitions personnelles, ingérences externes, trafics illicites, voilà ce qui déchire le pays, non les rivalités tribales

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:14

Si l’on règle au maximmum le zoom des jumelles géopolitiques et que l’on se concentre sur les aspects micro et quotidiens, la situation en Libye oscille fréquemment entre de minces améliorations et de nouveaux foyers de violence et de tension. D’où l'impression d’un scénario politique, et de sécurité qui laisse peu de place aux optimismes, et beaucoup à un sentiment frustrant d’être bloqués dans un bourbier de chaos, d’anarchie, de tacticismes exaspérés, de manque de projet à long terme qui, depuis cinq longues années, caractérise la post-révolution dans le pays.

 

Pourtant, si on lève les yeux vers les aspects plus macro, et de perspective politique, on remarque des changements de tendance et d’équilibre entre les forces rivales qui semblent donner raison à la ligne politique de l’Italie - si vitupérée - qui consiste à se ranger du c’ôté des efforts multilatéraux des Nations-Unies et à rester ancrée à l’unité politique de la Libye. Et à éviter les tentations - contagion qui a touché de nombreux acteurs régionaux et internationaux - de se lancer dans d’improbables raccourcis et hachis politico-militaires.

 

Comme on le sait, c’est surtout après 2014 - année où le nouveau système institutionnel a volé en éclats - que l’écart s'est approfondi entre les différentes régions de la Libye; une tendance centrifuge qui a additionné les rivalités tribales et géographiques traditionnelles entre Tripolitaine, Cyrénaique et Fezzan à la fragmentation croissante des mouvements politiques révolutionnaires. Dans un tel cadre de fragilité croissante, les ingérences de différents acteurs régionaux et internationaux se sont accentuées : certaines d’entre elles visant à soutenir l'action - à la vérité faible et peu incisive - des Nations-Unies pour stabiliser le pays; d’autres visant exclusivement à donner le maximum de poids aux intérêts nationaux; d’autres encore, à accrôitre la confusion et la déstabilisation.

Stabiliser le pays

On a vu, avec le temps, émerger essentiellement deux lignes d’action : les acteurs qui soutenaient le gouvernement d’accord national (Gna) du faible premier ministre Fayez al-Sarraj (un choix certes peu heureux de la part des Nations-Unies) comme unique représentant reconnu, et ceux qui voyaient dans le général Khalifa Haftar, commandant des forces armées nationales libyennes présumées à la tête de la Cyrénaique, comme la personnalité capable de vaincre la plaie des mille milices et de combattre les mouvements islamistes radicaux, rendant ainsi la stabilité à la Libye tout entière.

 

A la vérité, ce récit pro-Haftar, tout en reconnaissant toutes les erreurs de l’inepte et confus Gna de Tripoli, ne résiste pas à un examen attentif : le général représente non point la force militaire nationale, mais plutôt une agrégation bariolée de milices, troupes régulières, mercenaires payés avec l'argent des émirs du Golfe, salafites liés à l’Egypte et à l’Arabie saoudite (et qui ont échappé, ce n’est pas un mystère, à l'étiquette d’islamistes radicaux, à la différence des Frères musulmans), lesquels voient en Haftar l’homme de paille pour garantir leurs intérêts. Et éventuellement pour ratifier la division entre Tripolitaine et Cyrénaique qui, au fond, ne déplaît pas à tout le monde. Présenté comme une solution possible au problème Libye, il a fini par en accélérer la descente dans le chaos.

 

Mais la sensation d’effilochage de l’actioin internationale s’est encore aggravée également du fait de l’initiative inattendue, fin jullet 2017, de l’hypercinétique président français Emmanuel Macron, lequel a organisé à Paris une rencontre entre Sarraj et son archi-ennemi Haftar, accueilli comme un homme d’Etat. L’initiative de Paris a été très habile du point de vue de la communication, avec la proclamation d’un cessez-le-feu entre les deux parties - qui s’est avéré par la suite un pur artifice rhétorique.

 

Du point de vue de la substance, elle n’a servi qu’à fragmenter ultérieurement les trop nombreuses initiatives de stabilisation (qui irritent le nouveau représentant de l’Onu pour la Libye, Ghassan Salamé). Et, en outre, qu’à organiser l'ennième coup bas contre l’Italie, non invitée au sommet, en dépit de notre rôle prioritaire dans les négociations de pacification. Paris (mais aussi Londres) ont des responsabilités très sérieuses dans l’effondrement de la Libye d’aujourd’hui : et pourtant, ils continuent à jouer chacun sa propre partie sans une coordination réelle avec l’Italie, qui paie, de ce désastre, les prix les plus lourds en termes de menaces à la sécurité et de migrants.

Des forces qui refusent le compromis

Ce sont justement ces derniers problèmes, avec la prise de conscience des fragilités et incapacités du gouvernement de Tripoli, qui ont poussé Rome d'un côté à amorcer des rapports directs avec les maires des principales villes et avec de nombreux responsables tribaux, de l’autre, à renforcer et à rendre publics les rapports avec le général Haftar (qui avaient été maintenus, au niveau officieux, même dans les moments de pire tension entre la Cyrénaique et l’Italie). Mais cette reprise même met justement en évidence les limites de tout projet de stabilisation entre les parties. Les deux principaux acteurs, le Gna à Tripoli et Haftar à l’Est du pays, ont des marges de manoeuvre réduites : il y a, parmi ceux qui les soutiennent et sponsorisent, des forces qui refusent tout compromis et visent à maintenir la barre sur le maximalisme mouvementiste de la phase post-révolutionnaire, sabotant toute hypothèse d’un Thermidor modéré.

 

Ceci est vrai surtout pour le premier ministre Sarraj, qui ne dispose pas de milices propres et doit s’appuyer sur la galaxie de formations (d’inspiration islamistes ou non) qui perçoivent tout compromis comme une menace contre leur rôle et leur pouvoir. S’il y avait, par exemple, un accord sérieux entre qui contrôle la Cirénaique et la Tripolitaine, le poids politique actuel des forces de Misurata ne pourrait s’en sortir qu’amoindri. De surcroît, une éventuelle pacification entraînerait une réduction des énormes trafics clandestins, de la contrebande d’armes, de biens et d’hommes, du vol de pétrole, d’essence, de biens de première nécessité, et du trafic lucratif d’êtres humain, dans lesquels toutes les factions sont plus ou moins impliquées. 

 

Les motifs de la rupture le long des traditionnelles lignes de démarcation géographique de la Libye ont donc leur origine dans les rivalités et dans les ambitions personnelles, dans les ingérences externes et dans les intérêts économiques sordides dérivant des trafics clandestins, plus que dans les antiques rivalités tribales et campanilistes. Constatation qui, malheureusement, ne rend pas plus aisée l’oeuvre de médiation des Nations Unies, enlisée depuis des années dans les limbes des bonnes intentions et des pires comportements de la quasi totalité des acteurs intéressés à jouer dans le chaos libyen. Mais constatation qui confirme aussi dans le même temps la justesse de la position italienne : hors du périmètre d’une Libye unie, il n’existe pas de projet raisonnable qui puisse éviter les infections du djihadisme, de l’affrontement fratricide, et le déferlement des trafics entre le nord et le sud de la Méditerranée.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
Texte traduit de l’italien