Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:49:05

Le terme « mystique », avec ses dérivés, a été largement banalisé dans la culture de masse actuelle imposée par la société de consommation. Le plus souvent, il a été réduit à signifier ce qu’il y a de plus extravagant, d’illogique ou de banal. En réalité, ce terme, comme on le sait, dérive du terme grec myô qui signifie se taire, surtout à propos des secrets des mystères religieux. (1) Par la suite, il a été utilisé dans le langage religieux pour indiquer la réalité la plus profonde de l’être humain, ce qu’il y a de plus réel au fond du cœur humain, là où l’homme rencontre l’absolu. Prendre au sérieux une telle dimension fondamentale de l’être humain, vouloir la vérifier dans la propre existence quotidienne, parier sur elle sa vie, cela signifie entrer dans la dimension mystique. Elle se révèle avant tout comme une expérience hautement dramatique : en fait, l’homme est cet être qui est à la recherche du sens le plus profond et réel de son existence, de ce qui y est plus indispensable et nécessaire pour lui, et cependant il ne peut atteindre telle destination ni accomplir ce but que par un don absolu et par pure grâce. L’expérience mystique, en second lieu, nous porte à un niveau qui est au-delà de toute formulation logique et rationnelle. En fait, l’expérience mystique veut et doit être une expérience concrète de la réalité absolue, et non un discours abstrait sur celle-ci. Il est donc évident que la mystique, cœur de l’expérience religieuse, doit devenir le lieu privilégié du dialogue interreligieux et servir de base à un dialogue interculturel sérieux. Un dialogue interreligieux qui n’arriverait pas à une communication au niveau de l’expérience spirituelle est un dialogue encore incomplet, amputé. (2) A partir de ces prémisses, je voudrais maintenant entrer dans des domaines où est possible et je dirais même nécessaire la rencontre entre les différentes expériences mystiques, celle du christianisme et de l’islam en particulier. Pour moi de tels domaines sont des espaces ou des lieux de rencontre parce qu’ils indiquent des problématiques communes à toutes les expériences mystiques, auxquelles ces dernières sont appelées à répondre. Lire l’expérience mystique personnelle en dialogue et en échange avec d’autres expériences semblables est non seulement utile, mais absolument nécessaire à notre époque : l’expérience de certaines personnes dialogiques le montre bien, comme le soufi et savant musulman Sayyed Hossein Nasr, le moine bénédictin Bede Griffiths ou le moine bouddhiste Thich Nhat Hanh. (3) 1. Une anthropologie mystique. Toute expérience mystique dans le christianisme, l’islam ou les autres religions, se présente avant tout comme une expérience du « moi » humain, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus vrai et profond dans l’être humain. Depuis toujours, les mystiques ont été des grands explorateurs de l’intériorité humaine. Ils sont les premiers à affirmer que l’être humain n’est pas simplement une chose parmi d’autres, et ne peut être réduit à l’ensemble de ses composantes physio-biologico-psychologiques. L’être humain a une profondeur d’où jaillit sa véritable identité, profondeur indiquée communément par le terme « âme » (psuchê, nafs). Sondant la profondeur de l’âme humaine, les mystiques sont témoins qu’elle est liée mystérieusement, mais réellement à sa source première, l’absolu, l’horizon illimité, non-compréhensible et non-saisissable, mais toujours présent, de toute activité humaine, surtout dans ses actes fondamentaux de connaissance, la liberté et l’amour. C’est la perte de cette dimension spirituelle qui a causé la profonde crise que traverse l’homme moderne. Celui-ci en effet, malgré de grands progrès techniques et scientifiques, semble avoir perdu le sens de sa propre existence, de sa vraie identité humaine. L’homme moderne se trouve, comme cela a été mentionné plus haut, dans un état de désintégration, de chute inexorable dans une extériorisation vide et toujours plus mécanisée et robotique, qu’il me plaît de résumer par l’expression : « L’homme a créé la machine, et s’est transformé à son image et ressemblance ». Le devoir fondamental des religions en général et des cheminements mystiques en particulier, c’est que l’être humain retrouve sa dimension d’être pour la transcendance, comme homo viator, à savoir comme être en chemin orienté et ouvert à la rencontre avec l’absolu. Les soufis, mystiques musulmans, ont écrit des pages de réflexions profondes et intéressantes sur la vocation « réelle » de l’homme, comme être orienté essentiellement à Dieu. Un célèbre hadith, parole attribuée à Muhammad, prophète de l’islam, est au centre de leur réflexion et affirme : « Celui qui se connaît lui-même (litt. son âme, nafs), connaît son Seigneur ». (4) Dans la vision islamique, l’être humain est qualifié par trois catégories fondamentales : il est le serviteur (‘abd), le vicaire ou lieutenant (khalîfa) et l’image de Dieu (sûra). (5) L’être humain est avant tout « le serviteur de Dieu » (‘abd Allâh), il est donc totalement en relation avec Dieu, en dépendance ontologique absolue de lui. Le qualificatif de serviteur (‘abd) n’avilit pas l’être humain, comme pourrait le faire croire une lecture superficielle; il est au contraire la source et la raison de sa noblesse. Réalisant totalement et consciemment une telle dépendance absolue de Dieu, l’homme-serviteur (‘abd) rencontre un Seigneur qui l’honore, en le faisant participer à sa domination sur les créatures, en vertu de laquelle l’homme est appelé à être le « vicaire » ou le « lieutenant » (khalîfa) de Dieu sur le monde créé. Mais tout cela est fondé sur une autre réalité ontologique fondamentale : l’être humain a été créé à l’image (sûra) de Dieu. (6) Il peut et doit donc reproduire en lui les traits (khuluq) de Dieu : « Revêts-toi des traits de Dieu », est aussi un hadith important qui est devenu un des points de départ du cheminement soufi. (7) Tout cela a conduit dans de nombreux courants soufis, dans celui de Ibn ‘Arabî en particulier, à l’élaboration de l’idée de l’homme parfait (al-insân al-kâmil), qui considère l’être humain comme le microcosme, le miroir des qualités divines et la synthèse des manifestations du réel-absolu (haqq) dans l’univers (khalq). L’être humain est donc appelé, selon une telle vision soufie, à réaliser son être comme complète manifestation du réel-absolu en union profonde avec le réel créateur-créature (haqq-khalq) et de Seigneur-serviteur : il devient à la fin le serviteur-seigneurial (‘abd rabbânî), c’est-à-dire le serviteur revêtu des qualités de son Seigneur. Ces spéculations des soufis rappellent des thèmes semblables de la mystique chrétienne. Dans la vision chrétienne aussi, l’être humain est serviteur et image de Dieu, chargé de prendre soin de la création. De la même façon, les spéculations des soufis sur l’idée de l’homme parfait (al-insân al-kâmil) peuvent être mises en parallèle avec celles des mystiques chrétiens sur la « divinisation » (theopoiêsis-theiôsis) de l’être humain, avec bien entendu toutes les différences provenant des différentes visions de la foi. En fait, dans la vision chrétienne il ne s’agit pas seulement d’une participation aux qualités divines, mais d’une participation à la vie divine elle-même dans sa source intime et éternelle qu’est la communion trinitaire. Un échange approfondi entre de telles visions et expériences devrait de toutes façons résulter illuminant pour les deux traditions mystiques. 2. L’être humain et son milieu : l’univers. L’être humain est situé dans un univers qui s’étend et s’amplifie vers des dimensions de plus en plus mystérieuses. Et cependant, c’est vraiment en lui et par lui que l’homme est appelé à son autoréalisation, l’accomplissement de son chemin vers l’absolu. Même ce point peut devenir un terrain d’échanges vaste et fécond entre les deux traditions mystiques. En effet, toutes deux affirment que l’univers ne peut être réduit à un « simple matériel » manipulable à souhait par l’homme : au contraire, l’univers est, dans son sens le plus profond et véritable, l’espace du cheminement humain vers l’absolu. Un maître soufi contemporain, Sayyed Hossein Nasr, affirme que l’univers dans la vision soufie a deux dimensions ou deux aspects fondamentaux : un variable et un permanent. Avoir oublié l’aspect de la permanence pour se concentrer seulement sur l’aspect de la variabilité et de l’expérimentation fut, selon Sayyed Hossein Nasr, la grande erreur de la science moderne. Ce fait a conduit à une vision sécularisée de l’univers, à la perte de sa dimension sacrée, et par conséquent à la perte de la dimension sacrée de l’être humain qui y est situé. Celui-ci en effet, malgré l’énorme progrès scientifique réalisé, semble avoir complètement perdu le sens de son existence. Ayant réduit l’univers à simple « objet de consommation », comme matière manipulable suivant son plaisir, l’être humain a fini par se réduire lui-même à un simple « objet de consommation », en proie à la technologie de consommation qu’il a créée. Par conséquent, on a assisté à une chute totale des valeurs avec une concentration exaspérée sur les seuls aspects matériels et utilitaires de la nature qui a conduit finalement à une exploitation effrénée de ses ressources. Pour cela, il faut retourner à ce que Sayyed Hossein Nasr appelle la « science qualitative » des grandes traditions religieuses qui depuis toujours ont lu l’univers comme l’être relatif, variable, nécessairement en relation à l’être absolu permanent qui le soutient. En fait, le sens profond du relatif-contingent est celui d’être manifestation de l’absolu-nécessaire. 3. L’être humain et son fondement ultime : Dieu. Mais enfin, l’être humain trouve son identité plus profonde et vraie, quand il se rapporte avec son origine première et sa finalité ultime, à savoir l’absolu. Ici le dialogue entre les différentes religions atteint son sommet parce que c’est justement dans la prise de position face à l’absolu que chaque religion révèle son originalité la plus caractéristique, mais aussi de surprenantes coïncidences avec les autres religions. Chaque religion est en fait inspirée de la même origine et est orientée à la même finalité ultime, Dieu. Etre pour l’Absolu. L’absolu ne peut être un produit de l’homme lui-même, ce serait une idole, donc une tromperie profonde et radicale par rapport à l’identité humaine. L’absolu reste toujours souverainement libre par rapport à lui-même : Il se communique comme Il veut et où Il veut, sans qu’aucune condition préalable ne lui soit imposée par qui que ce soit. C’est le cœur de toute expérience mystique et un point sur lequel on peut trouver des convergences et des consonances intéressantes entre les différentes traditions mystiques, celles abrahamiques en particulier. L’apologue du soufi perse Farîduddîn ‘Attar (d. 627/1230), dans son livre Le Verbe des oiseaux est très connu. Quand les trente oiseaux (symbole des soufis qui cherchent Dieu) atteignent les portes du palais de Sîmûrgh, ils demandent de pouvoir rencontrer l’oiseau mystérieux de la Chine (symbole de l’être divin, terme ultime de la recherche ), et s’entendent répondre que si eux ont besoin de lui, lui n’a pas besoin d’eux. Dieu reste toujours l’autosuffisant (ghanî), totalement indépendant de ses créatures et de leurs demandes. Ici se pose donc un problème fondamental. Cet absolu, ne doit-il vraiment rester qu'un horizon lointain, une destination asymptotique vers laquelle l’homme projette son existence sans recevoir aucune réponse ? Ne peut-il pas se faire présent dans l’hi­stoire et se dévoiler explicitement au pèlerin humain ? Et qui peut poser des conditions préalables à l’être et à l’agir de l’absolu ? L’absolu est toujours libre de disposer de lui-même sans conditions. Le chemin vers lui, s’il veut être une authentique recherche de lui, ne peut être parcouru que dans l’humble attente de son avènement dans l’histoire humaine. L’infinie attente humaine peut être considérée comme le seul présupposé que lui-même a mis dans le cœur de l’homme pour pouvoir se dévoiler et se donner à lui, selon l’expression de saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi » [Confessions 1,1]. L’expérience commune des mystiques de toutes les traditions religieuses témoigne qu’il est nécessaire d’effectuer une videment total de l’être humain devant l’absolu pour être rempli de lui seul. Les soufis ont parlé longtemps du fanâ’ (l’anéantissement, le videment de soi-même) pour atteindre le baqâ’ (la subsistance en Dieu), termes qui rappellent le « tout et rien » de nombreux auteurs de la tradition mystique chrétienne (comme le todo y nada de la mystique espagnole). Mais quand l’absolu fait irruption dans l’histoire humaine, celle-ci assume des sens et dimensions nouveaux. Ses signes, même s’ils viennent du monde créé, se révèlent être chargés de valences et d’horizons imprévus, qui transcendent les limites du créé. Le mystique véritable, quelle que soit sa tradition religieuse, est celui qui a vécu de la façon la plus radicale une telle rencontre avec l’absolu et, comme Moïse sur le mont Sinaï, en a été transfiguré. « Le plus grand et le plus proche ». L’absolu donc est expérimenté par les mystiques en même temps dans sa transcendance et dans son immanence, dans son unité et dans sa multiplicité, dans sa simplicité et dans sa variété. Aucun de ces aspects ne peut être isolé ni nié, parce que justement l’absolu en tant que tel ne peut être que la coincidentia oppositorum, la synthèse des opposés, ou comme je préfère l’exprimer, Il est la transcendentia oppositorum, le dépassement des opposés, au-delà donc des distinctions limitées et limitantes posées par la raison humaine calculatrice (‘aql). Cela est ce que tous les mystiques de toutes les religions ne se lassent pas de répéter. L’absolu en fait se présente toujours comme le mystère qui est compris dans la mesure où il n’est pas compris, parce que « si tu le comprends, ce n’est pas Dieu » (S. Augustin). De la même façon, le dit une célèbre parole attribuée à Abû Bakr al-Siddîq (m. 12/634), compagnon du prophète de l’islam et son premier successeur (calife) : « Louange à Celui qui n’a pas donné à ses créatures d’autres voies pour le connaître que leur incapacité de le connaître ». (8) Dans la pensée islamique en particulier, le problème de la proclamation de l’unité de Dieu (tawhîd) unie à la réalité de ses différents attributs a longtemps fait penser les théolo­giens sans que ceux-ci n’arrivent à une solution claire, renvoyant finalement au silence de « ne pas demander comment » (bilâ kayfa). Je crois qu’uniquement chez les soufis un tel problème a reçu une approche plus réelle parce qu’ils n’ont pas eu peur de s’avancer dans « les paradoxes de l’Unique ». Le soufi andalou Ibn ‘Arabî, par exemple, ne voit pas le sommet de la proclamation de l’unité de Dieu (tawhîd) dans l’affirmation d’une abstraite unité divine, comme elle est entendue par la plus grande partie des croyants et aussi des théologiens musulmans. Le vrai tawhîd pour lui consiste dans l’affirmation paradoxale de l’unité divine dans la multiplicité de ses automanifestations (tajalliyyât). Ces automanifestations sont des aspects réels du réel-absolu (haqq) qui est toujours et en même temps un et multiple, créateur et créature, suivant les points de vue dont on le considère. Le réel-absolu (haqq) ne doit pas être conçu dans un état d’immobile stagnation, mais dans un inépuisable dynamisme d’être, mu par une mystérieuse force originaire, transcendante et créatrice : l’amour (hubb). (9) Dans un célèbre verset des Perles de la sagesse Ibn ‘Arabî proclame : « Le mouvement qu’est l’existence du monde fut un mouvement d’amour... Sans un tel amour le monde n’aurait pu exister ; donc le mouvement du néant à l’existence est le mouvement du créateur vers elle (existence)... Il est donc démontré que le mouvement fut un mouvement d’amour, et que donc il n’y a pas de mouvement dans l’univers qui ne soit en relation à l’amour ». (10) Cet aperçu suffit pour montrer comment ici aussi il y a ample espace pour des réflexions communes qui pourraient révéler les parallélismes extraordinaires, qui peut-être restent encore à découvrir, entre les diverses expériences mystiques, en particulier celles des trois religions abrahamiques. Le Mystère transcendent et trans-descendants. A mon avis, c’est ici qu’on pourrait trouver un point de compréhension sur une question qui divise et oppose depuis des siècles chrétiens et musulmans avec des polémiques et condamnations réciproques et pas seulement théoriques. J’entends la confrontation entre le monothéisme islamique et la Trinité chrétienne, des dogmes qui dans les controverses théologiques du passé ont été vus le plus souvent comme des positions inconciliables, qui s’excluaient et se niaient réciproquement. Je n’entends pas ici évidemment annuler les différences qui existent entre les deux traditions religieuses dans un compromis qui serait au fond une trahison des deux croyances. Il s’agit par con­tre de comprendre des problématiques, semblables en de nombreux points de vue, qui existent dans les deux visions religieuses et qui peuvent aider à s’ouvrir à une majeure compréhension réciproque, dépassant des préjugés ataviques. Le problème de fond qui se pose à toutes les deux traditions peut être exprimé dans les termes déjà abordés : Dieu, le mystère ultime vers lequel l’être humain est orienté, doit-il rester nécessairement fermé dans sa transcendance, presque prisonnier d’une limite même pour lui infranchissable ? Ou par contre, est-il libre de donner non seulement des choses et des qualités (chose admise par le soufisme comme aussi par d’autres traditions mystiques), mais de communiquer « lui-même » à ses créatures dépassant la limite supposée de la transcendance ? La foi chrétienne s’est exprimée de façon positive à une telle demande, se basant sur la révélation de Dieu même comme amour absolu et inconditionné : « Dieu est amour » [1 Jn 4, 8 et 16]. Dans telle vision, être-Dieu ne signifie pas en premier lieu son isolement dans une unité transcendante et absolue, inapprochable de ses créatures. Etre-Dieu signifie par contre d’abord sa transcendante capacité de se donner lui-même, vraiment lui-même, au-dehors de lui-même, dans une auto-communication libre mais aussi totale. La foi chrétienne voit dans la création une première autocommunication, appelée « externe » de Dieu. Mais telle autocommunication externe de Dieu a sa racine et sa source dans l’autocommunication interne de Dieu lui-même à lui-même. Dieu en effet, est par essence communion, étant lui-même l’amour éternel, éternellement aimant et aimé ; c’est le fond ou l’abysse du mystère trinitaire, qui est et reste un mystère d’amour. Et c’est justement pour cela qu’il crée. Justement pour cela il est et reste libre et capable de communiquer non seulement des choses ou des qualités, mais lui-même, vraiment lui-même au-dehors de lui-­même, à ses créatures qui restent toujours libres d’accepter ou pas une telle autocommunication divine. C’est dans la vision chrétienne la première et dernière racine de la « divinisation » (theopoiêsis-theiôsis) de l’être humain que les Pères de l’Eglise ont exprimé dans le fameux theologoumenon: « Dieu s’est fait homme afin que l’homme devienne Dieu ». Nous avons indiqué plus haut comment ce thème trouve des parallèles intéressants dans les spéculations courageuses de nombreux soufis à propos de l’idée de l’homme parfait (al-insân al-kâmil). Ici évidemment, il n’y a pas place pour avancer en d’ultérieures considérations sur un tel sujet, mais il suffit d’avoir indiqué des parallèles intéressants entre les deux mondes. Dans tous les cas, il devrait résulter clairement que le problème de l’unité et de la multiplicité en Dieu est bien au-delà de l’aporie mathématique simpliste de l’un et des trois, comme elle est entendue communément des croyants et a été fixée par la polémique islamique traditionnelle. De fait, l’aspect paradoxal de l’unité divine a été en quelque sorte entrevu par les plus profondes et courageuses intuitions soufies qui sont allées bien au-delà des catégories abstraites rationnelles des théologiens. En fait, de nombreux soufis ont eu l’intuition que l’abysse de l’être divin est mu par un insondable mystère de miséricorde essentielle (rahma dhâtiyya) et d’amour originel (mahabba asliyya) : c’est la première impulsion qui a mu le « trésor caché », qui est l’essence divine, à se répandre en une série infinie d’automanifestations qui partent d’elle et y retournent.
(1) Voir Introduzione alla mistica: unità di esclusione o unità di unione, in Giuseppe Scattolin, Spiritualità nell’islam, EMI, Bologna 2004, pp. 11-30. Une réflexion intéressante sur la mystique comme expérience de vie est celle de Raimon Panikkar, L’esperienza della vita - La mistica, Jaca Book, Milano 2005 (édition originale espagnole, 2004). (2) Un exemple de réflexion comparée entre les deux mystiques est Arnaldez Roger, Réflexions chrétiennes sur la mystique musulmane, OEIL, Paris 1989. (3) Cf. par exempleSayyed Hossein Nasr, Sufismo, Rusconi, Milano 1994 ; Bede Griffiths, A New Vision of Reality - Western Science, Eastern Mysticism and Christian Faith, Fount, London 1992 (1st 1989) ; Thich Nhat Hanh, La luce del Dharma. Dialogo tra Cristianesimo e Buddhismo, Oscar Mondadori, Milano 2003 (1999). (4) Ce hadith, transmis dans la tradition soufie, ne se trouve pas dans les recueils canoniques, cf. A. J. Wensinck, Concordance et Indices de la Tradition Musulmane, E. J. Brill, Leiden 1936-1969, 7 voll. (5) Pour une analyse plus complète de ce thème voir L'uomo nell’Islam, in Giuseppe Scattolin, Dio e uomo nell’islam, EMI, Bologna 2004, pp. 36-68. (6) Ce hadith est canonique, c’est-à-dire reconnu comme authentique par la tradition islamique, voir Wensinck, Concordance, III p. 438b. (7) Ce hadith aussi, cité souvent par la tradition soufie est absent des recueils canoniques ; cf. le commentaire qu’en fait al-Ghazâlî, in Esperienze mistiche, III, pp. 241-242. (8) Voir le texte et le commentaire in Esperienze mistiche nell’Islam, II, 1996, p. 189. (9) Le hadith affirme: « J’étais un trésor inconnu et désirai être connu, pour cela je créai le monde et à travers lui elles me connurent (les créatures) ». Ce hadith aussi, cité souvent par la tradition soufie, est absent des recueils canoniques.Le texte cité ici est traduit du texte arabe qui se trouve en Ibn 'Arabî, Fusûs al-hikam, Abû 'Alâ 'Afîfî (ed.), Dâr al-Kitâb al-'Arabî, Beirut 1980, pp. 203-204; cf. aussi Arthur John Arberry, Sufism. An Account of the Mystics of Islam, reprinted, Allen & Unwin, London 1990 (1ère edition 1950), p. 28. (10) Ibn 'Arabî, Fusûs al-hikam, Abû 'Alâ 'Afîfî (ed.), Dâr al-Kitâb al-'Arabî, Beirut 1980, pp. 203-204.