Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:48:37

Le 6 novembre 2007, le Roi d’Arabie Saoudite, Abdullah II Ben Abdelaziz Ben Abd al-Rahman Aal Saoud, rend visite au Vatican au pape Benoît XVI. C’est la première visite d’un monarque saoudien au Pape, et cela est interprété dans le monde entier comme un évènement historique. D’autant plus que le Royaume n’entretient pas de relations diplomatiques avec le Vatican, qu’il n’autorise pas la construction d’églises ou de chapelles sur son immense territoire où se trouvent plus d’un million de chrétiens, et qu’il interdit même le moindre signe chrétien, telle une petite croix ou une Bible. Certes, Abdallah avait rencontré Jean-Paul II au Vatican en mai 1999, mais c’était en tant que vice-ministre de la Défense. De même, le ministre saoudien des Affaires Étrangères, Saud Aal Faisal, avait été reçu trois fois par Jean-Paul II et avait également rencontré Benoît XVI à Castel Gandolfo le 6 septembre 2007. Mais jamais un Roi d’Arabie n’avait franchi un tel pas. Pour quel motif a-t-il pris cette initiative ? Il ne fait pas de doute que Abdallah II veut ouvrir son pays au monde, tant au plan culturel que religieux, et le sortir de l’emprise du terrorisme. L’agence saoudite Arab News écrivait ce jour-là : « On s’attend à ce que le colloque soit centré sur les rapports entre musulmans et chrétiens et sur la nécessité que les croyants de toutes religions travaillent ensemble pour la paix ». La paix est certainement une des priorités du Roi Abdallah. À commencer par la paix dans la région, entre Israéliens et Palestiniens, comme entre Sunnites et Chiites en Irak. Une juste solution au conflit israélo-palestinien est prônée par l’Arabie, basée sur le principe du retrait d’Israël des Territoires palestiniens occupés depuis 40 ans en échange d’une paix définitive, et de la solution du problème de Jérusalem et des réfugiés. Les positions du Royaume et du Vatican ne sont pas très éloignées. A l’issue de la rencontre, qui a duré 30 minutes, le communiqué suivant a été publié, riche et dense dans sa brièveté : « Ces entretiens se sont tenus dans un climat de cordialité et ont permis d’aborder des sujets qui tiennent à cœur aux deux interlocuteurs. Ils ont mis en relief en particulier l'engagement en faveur du dialogue interculturel et interreligieux, destiné à favoriser une coexistence pacifique et fructueuse entre les personnes et les peuples, l’importance de la collaboration entre musulmans, chrétiens et juifs pour la promotion de la paix, de la justice, et des valeurs spirituelles et morales, tout spécialement pour le bien de la famille ». Le texte ajoute : « Souhaitant la prospérité du pays, le Saint-Siège a tenu à mentionner la présence positive et active des chrétiens en Arabie Saoudite. Un échange d’opinion a également eu lieu sur la question du Moyen-Orient, en insistant sur la nécessité d'une solution juste aux divers conflits qui affligent la région, en particulier le conflit israélo-palestinien ». Quatre points de ce bref communiqué méritent ici un commentaire. Je les présenterai dans l’ordre de leur apparition. 1. « Engagement en faveur du dialogue interculturel et interreligieux ». Comme dans toutes les rencontres avec les musulmans, le dialogue est toujours « dialogue des cultures et des religions ». Il est impossible de séparer religion et culture, comme il est impossible de séparer religion, politique et société. C’est là d’ailleurs ce qui rend presque partout l’intégration des musulmans dans les sociétés occidentales plus difficile que celle d’autres groupes religieux, du fait de l’identification entre culture et religion. En effet, ce qui, en Occident et dans le monde chrétien, appartient à la catégorie de culture (comme la nourriture, le vêtement, la langue, les rites de purification et bien d’autres usages religieux) fait partie, pour beaucoup de musulmans, de l’essence de la religion, tel que le voile pour les femmes, la nourriture halâl, l’usage de l’arabe pour la salât, les ablutions, etc. C’est pour ce motif, je pense, que le pape Benoît XVI avait réuni les deux Conseils Pontificaux du dialogue interreligieux et de la culture, avant de les séparer à nouveau pour des motifs pratiques. 2. « Favoriser une coexistence pacifique et fructueuse entre les personnes et les peuples ». Ceci fait allusion au phénomène récent mais persistant de la violence perpétrée au nom de la religion (ou de la culture ou de l’idéologie). L’Arabie Saoudite, comme la plupart des gouvernements musulmans, s’oppose au terrorisme pour divers motifs. Il n’est donc pas surprenant que le quotidien saoudien Arab News ait écrit : « Le Roi et le Pape ont souligné que la violence et le terrorisme n’ont rien à voir ni avec la religion ni avec la patrie ». Cependant, le problème demeure et il est double. D’une part, les pays musulmans justifient facilement la violence (ou l’excusent) quand il s’agit de « défendre » l’Islam, comme dans le cas des fatwas contre les « ennemis de l’Islam », Salman Rushdie, Ayaan Hirsi Ali, Geert Wilmers et les caricaturistes danois. D’autre part, ils ne semblent pas voir le lien étroit qui unit l’idéologie religieuse radicale (et la doctrine wahhabite de l’Arabie Saoudite l’est) et la violence ou même le terrorisme. 3. « Importance de la collaboration entre musulmans, chrétiens et juifs ». Cette mention des juifs dans un communiqué islamo-chrétien est remarquable ! Certes, elle ne fera pas l’unanimité parmi les musulmans. Quand on sait que les Juifs sont souvent comparés aux singes et aux porcs dans les prêches des imams radicaux, s’inspirant en cela de la sourate de la Table Servie (5,60) – la sourate de la table servie est une des dernières du Coran et, selon la doctrine juridique la plus répandue, elle abolie les précédentes – on comprend la nouveauté d’une telle affirmation. D’ailleurs, certains journaux arabes ont omis la mention des Juifs en rapportant le texte du communiqué ! Tout en n’étant pas commune, cette ouverture au judaïsme rejoint une tendance qui se répand dans l’Islam contemporain, en réponse au fanatisme des radicaux. Le Roi Abdallah II d’Arabie en est un des promoteurs, comme il l’a montré dans ses interventions et aussi au congrès de Madrid de juillet 2008. Il est juste de signaler à ce propos le Congrès mondial des imams et rabbins pour la paix, initié par la fondation suisse Hommes de Parole, basée à Genève. Le premier congrès se tint à Bruxelles du 3 au 6 janvier 2005, réunissant plus de cent imams et rabbins. Le second se tint à Séville, du 19 au 22 mars 2006, réunissant plus de deux cent personnalités juives et musulmanes. Le troisième aura lieu à Paris, à l’UNESCO, du 15 au 17 décembre 2008. 4. « Promotion de la paix, de la justice, et des valeurs spirituelles et morales, tout spécialement pour le bien de (a sostegno di) la famille ». Ici est indiqué le but recherché par les deux interlocuteurs : paix, justice et éthique. Les deux premiers font penser au leitmotiv de Jean-Paul II : « Il n’y a pas de paix sans justice ». Pour le monde arabe, ce principe est à la base des débats concernant la Palestine, où l’injustice est hélas flagrante. Plus intéressant est le troisième objectif : « Promouvoir les valeurs spirituelles et morales, tout spécialement celles qui viennent au secours de la famille ». La critique habituelle que le monde musulman fait à l’Occident – qu’il considère hélas comme chrétien, confondant par là Occident et Christianisme – est précisément la perte des « valeurs spirituelles et morales ». La diffusion de l’avortement en Europe, de la liberté sexuelle (qu’elle soit pré-matrimoniale ou dans le cadre du mariage), du tourisme sexuel, de l’homosexualité ouvertement revendiquée comme un droit, des couples de fait reconnus par de nombreuses législations, la banalisation du divorce, etc., sont vues comme la preuve évidente de la décadence de cette civilisation occidentale, qui contraste avec l’indéniable développement scientifique. Un Congrès a Madrid Cette constatation amène l’Islam fondamentaliste à déclarer l’Occident comme athée, en l’accusant d’être le grand Satan, à cause précisément de la liberté des mœurs. C’est une des causes fondamentales de la lutte des islamistes contre l’Occident, et de leur zèle pour répandre l’Islam par tous les moyens. Pour beaucoup, c’est la formulation islamique du discours des derniers Papes concernant le rapport « foi et raison ». L’Occident, ayant perdu la foi, verse dans le néo-paganisme (jâhiliyyah) avec toutes ses turpitudes ! C’est la pensée d’un des pères du radicalisme islamique qui a ouvert la porte à certaines formes de terrorisme islamique, Sayyid Qutb (1906-1966), qui fut exécuté par Nasser. Le lundi 24 mars 2008, à Riyad, se tint un séminaire sur le dialogue entre le monde islamique et le Japon. Au cours de ce séminaire, le Roi Abdallah déclare vouloir réunir en congrès des représentants des musulmans, des chrétiens et des juifs. Il appelle ceux-ci ses « frères des autres religions, celles de la Torah et de l’Évangile». Il s’agit de sauver l’humanité du désastre, et pour cela les trois religions doivent s’unir. Et le Roi d’annoncer son projet : «Une pensée m’obsède depuis deux ans. Le monde souffre et cette crise a provoqué un déséquilibre de la religion, de l’éthique et de l’humanité tout entière. […] Nous avons perdu la foi dans la religion et le respect pour l’humanité. La désintégration de la famille et la diffusion de l’athéisme dans le monde sont des phénomènes effrayants que toutes les religions doivent prendre en considération et vaincre. […] C’est pourquoi j’ai eu l’idée d’inviter les autorités religieuses à exprimer leur avis sur ce qui se produit dans le monde. Si Dieu le veut, nous commencerons à organiser des rencontres avec nos frères appartenant aux religions monothéistes, entre représentants du Coran, de l’Évangile et de la Bible». Nous retrouvons dans ce discours les grandes lignes de la rencontre du Vatican du 6 novembre 2007, explicitées davantage que dans le bref communiqué du Saint-Siège. On peut résumer cela en quatre points : (1) Le monde va mal, il souffre et est en crise ; cela se remarque en particulier par la désintégration de la famille. (2) La cause de ce mal est la perte de la foi, l’absence d’éthique et la diffusion de l’athéisme. (3) Seuls les croyants peuvent sauver le monde : il faut donc qu’ils se retrouvent pour « exprimer leur avis sur ce qui se produit dans le monde ». (4) Il faut commencer par les croyants monothéistes : musulmans, chrétiens et juifs. En ceci, le Roi se conforme à la vision théologique coranique qui ne connaît que trois « religieux célestes », ayant un texte révélé, celles qu’il a nommées. Il faut souligner ici la formule « avec nos frères appartenant aux religions monothéistes ». Venant du Roi de l’Arabie Saoudite, où domine la doctrine wahhabite qui excommunie facilement quiconque ne s’y reconnaît pas, y compris les musulmans non fondamentalistes, ce terme de « frère » est absolument remarquable, surtout appliqué aux Juifs ! Des Gestes d’Echange Authentique Or le souverain tint ce discours le 24 mars, lundi de Pâques, c’est-à-dire le lendemain du baptême par Benoît XVI de cinq néophytes dans la nuit pascale, dont Magdi Cristiano Allam. Magdi est un musulman cairote assez laïc, converti au Christianisme et directeur adjoint du Corriere della Sera (le quotidien italien le plus vendu). Il combat depuis des années l’extrémisme musulman, rappelant que cette tendance trouve son inspiration dans le Coran même et la Tradition du Prophète de l’Islam. Ses écrits lui ont valu des menaces de mort, et son baptême par le Pape en mondovision a entraîné de violentes réactions contre Benoît XVI, tant de la part de catholiques bien-pensants que de musulmans dits « œcuméniques », en Italie et à l’étranger. Ainsi un commentateur décrit cet acte comme étant « un geste accompli au lendemain de l’anniversaire de la naissance du Prophète, le Noël musulman, qui risque de générer des messages négatifs et qui révèle l’intention politique du Vatican de faire prévaloir la suprématie de l’Église catholique sur les autres religions ». Tandis qu’un autre, plus sévère, accuse le Pape d’avoir voulu réitérer, par le geste du baptême, « l’exécrable » discours de Ratisbonne et de soutenir les « discours de haine » d’Allam contre l’Islam. En revanche, sans faire la moindre allusion au baptême du directeur adjoint du Corriere della Sera, le Roi rappelle qu’il avait présenté lui-même son projet de dialogue à Benoît XVI, lors de sa visite historique au Vatican, en novembre 2007, «une rencontre inoubliable, une rencontre d’homme à homme ». Il souligne aussi que son initiative a eu l’aval des ulémas du royaume d’Arabie. L'Osservatore Romano, le journal du Pape, commente le 29 mars le discours du Roi Abdallah : « Dialogue interculturel et interreligieux ; collaboration entre chrétiens, musulmans et juifs pour la promotion de la paix. Ces sujets sont ceux qui ont été abordés le 6 novembre 2007 lors de la rencontre entre Benoît XVI et le Roi Abdallah, reçu en audience au Vatican avec sa suite ». Ainsi donc, il apparaît avec évidence que le discours de Ratisbonne et le baptême de Magdi Allam la nuit de Pâques, repris en mondovision, loin d’être un refus du dialogue, sont autant de gestes d’un échange authentique, fondé sur la vérité et non sur l’ambiguïté. C’est la même volonté de dialogue que le Pontife avait exprimée par sa prière silencieuse dans la Mosquée Bleue d’Istanbul. C’est également la même volonté de dialogue exprimée dans l’accueil chaleureux manifesté au Roi Abdallah d’Arabie. Quelqu’un pourrait penser que le Roi Abdallah se contente d’énoncer de belles paroles, sans plus. À mon avis, les faits démontrent qu’il est un homme qui a bien les pieds sur terre. Il cherche, dans toute la mesure de ses possibilités à promouvoir la paix entre les nations au Proche-Orient et le dialogue interculturel et interreligieux au plan mondial. Déjà en 1980 il avait offert sa médiation entre la Syrie et la Jordanie et en octobre 1989, il avait joué un rôle décisif dans les accords de Taëf, qui mirent fin à la guerre civile au Liban. En mai 1999, il avait accueilli le président Mohammad Khatami en visite officielle en Arabie, pour un rapprochement entre sunnites et chiites. Nommé Prince héritier par son frère le Roi Fahd Ier en 1982 et élevé au rang de Régent en 1996, Abdallah devient Roi en août 2005 et depuis lors il œuvre pour encourager la paix dans la région, en tirant avantage du pouvoir économique de l’Arabie Saoudite. Le 20 décembre 2007, il invite les musulmans à se rappeler « ce qui réunit les religions, les croyances et les cultures ». Début juin 2008, il organise une rencontre à la Mecque entre sunnites et chiites, et défend son idée de dialogue devant des centaines de savants musulmans, ce qui entraînea peu après la réaction de 21 ulémas qui édictent une fatwa qualifiant les chiites d’«hérétiques».