Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:48:51
Contribution de S.E. Mons. Claudio Gugerotti, Nonce Apostolique en Géorgie, Arménie et Azerbaidjan
Essayons un instant de faire abstraction du retentissement mondial provoqué par le conflit actuel en Géorgie. Nous voulons imaginer quelle nature et quelle implication culturelle, au sens large, un tel conflit pourrait avoir s'il se limitait à n'être qu'un phénomène local.
Nous devons avant tout faire une prémisse : le retentissement suscité par ces faits ne se limite pas exclusivement au conflit actuel. Il suffirait de rappeler que les évènements tragiques qui impliquèrent les Arméniens et d'autres populations chrétiennes dans l'Empire Ottoman au début du XXe siècle ne peuvent être pleinement compris que dans le climat qui conduira à la première guerre mondiale. En fait, tout comme pour les Balkans, étant donné la nature géopolitique du Caucase, les secousses telluriques de ce dernier tendent à se répercuter bien au delà de ses propres frontières. C'est normal qu'il en soit ainsi vu que cette région exerce une fonction de pont ou de charnière entre l'Europe et l'Asie et, plus symboliquement et abstraitement, entre l'Orient et l'Occident. Les peuples du Caucase, en fait, sont bien conscients de leur vocation propre propulsive vers l'Europe, à laquelle ils tendraient naturellement, tout comme d'un écrasement non désiré, mais très souvent subi, envers l'Asie Centrale, à laquelle entre autre ils n'ont pas le sentiment d'appartenir, à cause justement de l'implication et souvent de la violence extérieure.
Tout comme il n'est pas pensable de parler de façon générale de "Caucase", en faisant abstraction des différences spécifiques qu'on y rencontre, vu la myriade de peuples qui le composent, peuples nettement plus nombreux que les réalités territoriales vers lesquelles ils ont conflué.
En partant du folklore, on pourrait dire que ce qu'ils ont en commun c'est une perception de la lutte pour leur survie comme fondement essentiel de leur histoire. Les costumes traditionnels, avec le classique poignard que les hommes portent à la ceinture, en sont la preuve, tout comme les différentes « danses des épées » qu'on y rencontre (et dont la plus célèbre fut immortalisée dans la musique de Aram Khachaturian). Mais on ne peut limiter la référence à la lutte dans la culture locale, comme à une pure nécessité défensive. Elle naît de la perception de la contraposition comme dérivé naturel de la nécessité de conserver et de défendre leur honneur. Cela n'implique pas du tout que telle contraposition coïncide avec une confrontation armée interethnique; il peut au contraire, se vérifier aussi au niveau intraethnique, lorsque l'honneur est mis en doute par des personnes ou des circonstances internes au peuple. Dans un tel cas, il se revêt d'une dimension encore plus élégiaque, parce que les aspects de contraposition culturelle qui permettent de distinguer les conflits interethnniques font défaut, où on tend naturellement à accentuer, pour donner davantage de pathos à la lutte, les différences dans les caractères identitaires des peuples. Que ce procédé identificatoire du « moi » et de « l'autre que moi » soit ensuite guidé par une objectivité scientifiquement significative est complètement discutable, à partir du moment où la contraposition tend par nature à « typiciser » la diversité en la réduisant souvent à un stéréotype. Et la même culture académique, du moins depuis qu'elle prétend se proposer avec des critères d'objectivité, en est par contre fortement influencée, ce qui fait que la thèse à démontrer précède souvent l'induction rigoureuse du particulier à l'universel. En quelques mots, l'autre doit être différent pour pouvoir aussi s'opposer à lui avec de bons motifs.
Pour ne pas parler du soi-disant « pacifisme » (avec ses rites colorés), qui au « machisme » caucasien apparaît comme une véritable perversion : « si au lieu de nous défendre nous avions fait les cortèges - c'est une affirmation commune - notre peuple n'existerait plus ».
Face au combat, le preux doit être honoré et le lâche qui se soustrait doit être méprisé. L'ennemi aussi est digne d'honneur s'il se comporte avec honneur. Le martyr est vénéré uniquement parce qu'il est écrasé par le pouvoir supérieur de l'ennemi, et non pas parce qu'il a renoncé à combattre ou qu'il s'est laissé impliquer dans un « pardonnisme » considéré uniquement adapté pour les femmelettes. En fait, l'enjeu est la survie même du peuple, de ce peuple en particulier dont l'exiguïté numérique, unie aux dangers fréquents de massacres de la part des puissances extérieures dominantes, produit une terreur continue de disparaître, de ne plus exister comme nation, comme culture, comme langue et, surtout, comme religion, facteur très puissant d'identité. La religion s'identifie avec l'héritage des ancêtres, la force inspiratrice de la tradition (dans le contenu duquel entrent nova et vetera). Le chef religieux est le vrai père de la Patrie, beaucoup plus que le chef politique. C'est lui la dernière instance morale, le guide à qui revient la dernière parole, et qui souvent remplace le pouvoir politique lorsque celui-ci, déjà miné par une tendance connaturelle à se parcelliser en sous-entités féodales, est suffoqué par la domination étrangère. La religion est aussi le monde des rites, de la continuité dans laquelle on se retrouve naturaliter et dont on est fiers, bien davantage que de la discontinuité, tout aussi radicale, entre le paganisme antique et l'arrivée des religions révélées. La persistance des facteurs préchrétiens y apparaît puissante au point d'imprégner avec force la religion présente, en la chargeant d'interprétations archaïques qui cohabitent avec celles qui sont propres à la religion elle-même. Pour des cultures restées longtemps et fortement préservées par les montagnes qui les entourent, ce substrat ne sera pas facilement substitué et survivra aussi à la puissante culture de la globalisation, apparaissant lorsque cela est nécessaire, au grand étonnement des interlocuteurs occidentaux, qui verront côte à côte des aspects qui sont à leur avis incompatibles entre eux. Tout le monde, bien que de façon différente, retient qu'il n'existe d'autres façon d'être et de penser que la sienne.
La façon dont cette culture que dans ce texte je n'ai abordé que sommairement et partialement, a réagi face à l'actuelle guerre de Géorgie, est rapidement dit : en suscitant chez tous le énième effarement face à l'extinction possible de leur peuple et du possible génocide. Il s'agit d'une sensation difficile à décrire : elle est avant tout paralysante, et induit à rechercher la survie en fuyant des lieux considérés comme cibles privilégiées de l'ennemi. Il n'est pas rare d'entendre cette question : « Pensez-vous qu'ils nous tueront tous ? ». Dans un tel contexte disparaît toute manifestation critique à l'égard du gouvernement, du moins jusqu'à ce que ce moment d'effarement soit passé. En effet, prime la nécessité de se rencontrer dans les rues, convoqués par on sait pas trop qui pourvu qu'on puisse se sentir vivants et formants encore un peuple, au milieu duquel on puisse encore entendre résonner sa langue et peut-être répéter un chant qui ne soit pas vulgaire.
L'ennemi est-il haï? C'est difficile à dire : on parle de lui avec une extrême dureté, à cause aussi de la désinformation intentionnellement diffusée. On se déclare prêts à s'enrôler pour le combattre et pour le chasser. On ressent de la colère et de l'agressivité. Le souvenir de l'injustice subie apparaît souvent. Mais il est difficile de dire qu'il y a de la haine. C'est plutôt la question suivante qui domine : « Mais que leur avons-nous fait ? Enfin, nous avons pu tous survivre ensemble pacifiquement ! ». Au fond du cœur est présent le désir d'une paix possible à laquelle on s'agrippe fortement et qui signifierait une énième hypothèse de survie. Ce n'est pas un hasard si un haut prélat orthodoxe de Géorgie m'a raconté des histoires de razzia avec des peuples voisins (eux aussi caucasiens), dans lesquels son père fut impliqué, fait prisonnier des Tchétchènes mais libéré de façon magnanime par eux selon la loi de la cavalerie.
Comme ne manquent pas d'apparaître des observations fatalistes du genre : « Malheureusement, nous avons toujours été persécutés. Cela fait partie de notre histoire ». Pour continuer à croire dans le futur, certains désirent avoir un enfant, tandis que d'autres veulent avorter vu que la vie est tellement difficile afin de lui éviter de souffrir comme ses parents, réfugiés ou en fuite.
Un aspect manque presque complètement sauf pour quelques-uns qui sont habitués à la confrontation avec autrui : l'aspect de la critique radicale et motivée envers le pouvoir dominant leur peuple. S'opposer fait valoir encore une appartenance à un clan différent qui se présente non tant avec une autre conception de la société mais plutôt avec la volonté de prendre la place de la classe dirigeante afin de leur succéder au pouvoir.
Les conséquences concrètes qui en découlent sont au nombre de deux: la certitude (souvent naïve et presque toujours frustrée) d'être aidés à survivre grâce à l'intervention de peuples amis, et l'incessante prolifération d'une information verbale sur des faits et des personnes, souvent exploitée habilement par ceux qui peuvent la manipuler afin d'induire les autres en erreur et de se défendre et couvrir leurs propres erreurs. Mais aussi parce que le chef qui se trompe dans des moments cruciaux perd le droit à l'honneur, à moins qu'il ne se rachète avec un acte héroïque qui se révèle être tragique et souvent fatal pour lui.
Voici donc quelques réactions propres aux cultures du Caucase. Si tout cela peut être compris et exploité par des étrangers, cela dépend de la continuité culturelle de ceux qui y sont impliqués. L'Occident semble souvent se distinguer pour sa certitude de parler un langage universel, et donc automatiquement compréhensible également par ces peuples parce que « naturellement rationnel », et pour l'usage des slogans qui en découle. Tout comme il ne semble pas être intéressé ou avoir la patience de vérifier si cela est vrai. Mais cela pourrait lui être fatal.