Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:52:08

Chers amis, Permettez-moi de vous exposer le plan de mes réflexions en ce qui concerne ce congrès, et de vous présenter l'introduction dont vous m'avez confié la responsabilité. Pourquoi, me suis-je dit, mes amis de la Région sarde et de l'Ipalmo m'ont-ils chargé de ce mandat? La réponse ne pouvait être que la suivante (et nous en avons du reste parlé très souvent avec beaucoup d'entre vous): parce qu'à partir de 1956, nous avons eu, à Florence, une expérience extraordinaire des problèmes extrêmement complexes historiques, spirituels, culturels, sociaux, économiques, militaires et politiques des peuples méditerranéens: et parce cette expérience a été faite à la lumière d'une idée mère, d'une hypothèse de travail que les événements méditerranéens, européens et mondiaux de ces quinze dernières années n'ont pas du tout affaiblie, comme nous le pensons, mais qu'ils ont, au contraire, en un certain sens, fortement confirmée. Il faut donc affronter trois problèmes: 1. Quelle a été cette expérience? 2. Quelle a été l'idée mère, l'hypothèse de travail, à la lumière de laquelle elle s'est déroulée? 3. Quelle est la validité actuelle de cette expérience et de l'idée mère qui l'a finalisée et dirigée? Avant de répondre à ces questions au moyen d'une esquisse essentielle permettez- moi de vous dire fraternellement (je m'adresse en particulier à nos amis arabes): vous le savez, nous n'avons jamais eu (à Florence) d'autre but que celui de venir en aide à la situation historique particulièrement critique des peuples arabes (et à la situation critique historique des nouveaux peuples, ceux de Bandoung) et de les aider dans leur processus de libération et d'émancipation historique, sociale, économique et politique des puissances occidentales. Nous avons fait tout cela, non seulement au cours de congrès d'étude et au moyen d'instruments de réflexion (très utiles, eux aussi, naturellement): mais nous l'avons aussi fait en utilisant des instruments techniques, économiques et politiques essentiels pour aider de façon efficace ce processus de promotion historique. Il suffit de rappeler le rôle déterminant qu'ont eu à partir de 1956 Monsieur le député Fanfani et l'inoubliable Mattei dans cette action de libération et d'émancipation. Je n'oublierai jamais l'appel téléphonique du 5 septembre 1956 que nous fîmes à Nasser (du siège romain de l'Ambassade égyptienne), Taha Hussein, Fanfani et moi-même pour lui dire que nous étions proches de lui au moment dramatique et déterminant de l'histoire de l'Egypte et de toute la nation arabe (nous étions au moment le plus dur de la triste guerre de Suez). Ce fut après cet appel téléphonique que l'on pensa à engager Mattei pour qu'il aille au Caire offrir à Nasser sa coopération au développement du système industriel et économique de l'Egypte (au moyen d'une politique adéquate de l'énergie). Cette action «libératrice» triangulaire Florence, Fanfani, Mattei envahit rapidement tout le monde arabe et méditerranéen: elle s'étendit au Maroc (je ne peux pas ne pas me rappeler la visite imprévue et tellement significative de Mahomet V à Florence au cours de l'hiver 1957); il traversa la Tunisie (où le processus de libération pacifique était encore en cours); et ce fut en un certain sens, la force déterminante pour la libération successive de l'Algérie (un processus qui commença à Florence au cours du premier Colloque méditerranéen du 4 octobre 1958 et qui se conclut à Evian par le traité de paix franco-algérien du 19 mars 1962). Cette «action triangulaire» s'étendit, à partir de 1957, à tout le monde arabe méditerranéen (y compris la Libye); elle passa ensuite au monde asiatique (que l'on pense à l'Iran); elle s'étendit à tout le continent africain (la dernière rencontre de Mattei à Florence fut celle qui eut lieu avec Senghor le 4 octobre 1962); et elle était déjà fortement en passe de s'étendre à l'Europe orientale, à l'Urss, à l'Amérique latine, à l'Inde et, de manière vaste et profonde, à la Chine (les grandes installations de Ravenne «misaient» sur la Chine). Cet aperçu qui mériterait une méditation vaste et une vaste analyse suffit à montrer ce que fut concrètement le choix historique et politique qui fut fait à Florence à partir de 1956 en faveur des peuples arabes en particulier et en général de tous les peuples se trouvant dans une situation particulièrement critique (les peuples du Bandoung) au cours de cette nouvelle phase de la nouvelle histoire du monde. Nous pouvons par conséquent dire fraternellement à nos amis arabes présents à ce Congrès: vous le savez: les choses que nous avons faites, les idées qui nous ont guidés, les projets que nous avons élaborés et dans lesquels nous croyons encore, ont leur fondement dans le «sens de l'histoire», donc dans une amitié historique, spirituelle, culturelle, sociale et politique incontestable: les faits parlent: rebus ipsis dictantibus! C'est pourquoi vous pouvez nous faire confiance: nous avons toujours cherché et nous cherchons toujours le bien des nations arabes dans le contexte solidaire et global des nations méditerranéennes, donc Israël y compris, et de toutes les nations du monde: c'est-à-dire dans un contexte qui impose en cette ère atomique le choix de l'unité, de la justice et de la paix parmi les peuples de toute la planète. Quelle a été cette expérience? Et bien: il s'est agi d'une action en faveur de tous les peuples de la Méditerranée en faveur de leur convergence et de leur coexistence pacifique qui a eu, en un certain sens, son «lieu» et son «instrument de maturation au cours du Premier Colloque méditerranéen de Florence du 4 octobre1958»: c'est-à-dire une action qui visait à la solution globale en perspective des problèmes de ces peuples. Une action qui a obtenu des succès (la paix franco-algérienne signée à Evian le 19.3.1962 prit racine au cours du Colloque du Palazzo Vecchio; il en est de même pour la détente entre la Tunisie et la France) et subi des échecs (la tension arabo-israélienne qui eut, après les pourparlers, des pauses de détente, reste malheureusement encore forte et elle s'est même aggravée avec la guerre «des six jours» de 1967): une action que nous n'avons toutefois jamais laissée en suspens et qui s'est déroulée avec plus d'effort après la guerre de 1967; grâce aux voyages de l967 et de 1968 à Paris, à Jérusalem et au Caire et grâce aux initiatives successives de ces dernières années; une action qui n'a pas cessé de démontrer auprès de tous les peuples (de façon spéciale et urgente pour le Vietnam) son espérance invaincue, l'espérance d'Abraham: spes contra spem! Le projet, l'architecture de cette expérience fut simple: il s'agit de convoquer à Florence, de faire converger les peuples méditerranéens sur Florence; de les faire se rencontrer à Santa Croce (en souvenir de saint François et de son action de paix qu'il accomplit en 1200 avec le Sultan) et au Palazzo Vecchio; et, à l'occasion de cette rencontre à Florence, commencer à tisser la toile de cette négociation de paix globale destinée à apporter l'unité, la justice et la paix à tous les peuples méditerranéens qui font partie de l'unique famille d'Abraham et destinés à donner un nouvel apport essentiel à la nouvelle histoire et à la nouvelle civilisation du monde. Cette idée commença à germer à travers les contacts pris en 1956, en 1957 et au cours des premiers mois de 1958; avec Nasser, avec le roi Hussein, avec Mahomet V, avec le F.L.N. algérien, avec Ben Gourion;avec les dirigeants tunisiens; avec Gronchi et avec Fanfani; avec le Général De Gaulle; et avec les représentants qualifiés du Saint-Siège: Pie XII envoya son télégramme de bénédiction au Colloque, juste cinq jours avant Sa mort. «Les problèmes méditerranéens sont liés par des intérêts communs et ils exigent une solution unique, solidaire; appelez tous les peuples méditerranéens à Florence et faites qu'ils s'unissent et qu'ils se réconcilient à Florence», me dit en 1957 Mahomet V sur le Piazzale Michelangelo, (l'esplanade), regardant d'un œil contemplatif et presque prophétique la beauté libératrice, pacifiante et unitive de Florence. Nous acceptâmes courageusement l'invitation et nous jetâmes le filet! Nous organisâmes donc le Colloque Méditerranéen (avec l'aide essentielle des "Etudes Méditerranées" nous les convoquâmes tous à Florence, le 4 octobre 1958, sans aucune discrimination et sans aucune exclusion (nous les invitâmes tous, c'est-à-dire: Arabes et Israéliens; Français et Algériens), les peuples (et les Etats!) de toute la Méditerranée. Seraient-ils venus? Algériens et Français, Arabes et Israéliens se seraient-ils rencontrés à Florence? Il y eut des doutes: mais l'espérance vainquit; la foi vainquit; la beauté attractive et pacificatrice de Florence vainquit. «Le miracle de la convergence» se fit en effet: l'oraison de tous les monastères cloîtrés du monde que nous avions engagés pour cette grande espérance fut vraiment efficace: «quidquid orantes petite et credite quia accipietis et fiet vobis!». Les peuples méditerranéens montèrent tous à la «seconde Jérusalem» (comme Savonarole appelait Florence) et ils s'y rencontrèrent (à Santa Croce et au Palazzo Vecchio) pour parler de paix et oeuvrer pour la paix. Des délégations «officieuses» d'Algériens (du F.L.N.) et de Français, l'Ambassadeur lui-même vint, quoique aux prises avec des perplexités: mais le Général De Gaulle avait adhéré à l'initiative; des délégations d'Arabes et d'Israéliens; du Maroc, avec le Prince héritier et avec de nombreux ministres; de la Tunisie, avec Bourguiba junior et avec Masmoudi; de l'Algérie, avec Boumengel, Bouteflika, Amrouche et d'autres du F.L.N.; de l'Egypte, avec l'Ambassadeur Okacha, avec Henein; vinrent la Syrie; la Jordanie, le Liban; etc.; et Israël vint avec l'Ambassadeur Fischer et avec d'autres représentants diplomatiques et culturels qualifiés; étaient présents pour l'Italie le Président de la République Gronchi et le Président du Conseil (et Ministre des Affaires étrangères) Fanfani. Le Colloque fut présidé par le Prince héritier du Maroc; des personnalités de «premier plan», non seulement du monde politique, mais aussi de l'économie et de la culture méditerranéenne y participèrent: il suffit de rappeler Massignon; Daniélou; Amrouche; et des journalistes (J. Rous; Lacouture; Golan; J. Daniel; Rouleau et d'autres encore), de France et de toute l'Europe. Les problèmes des peuples de la Méditerranée étaient ainsi posés «globalement» sur les tables du XVIe siècle du Palazzo Vecchio dans le salon qui remonte aux XVIe et XIIIe siècles: ce qui jusqu'alors n'avait jamais pu avoir lieu, s'était passé: «la rencontre» entre les principales parties en conflit (Arabes et Israéliens; Algériens et Français) avait eu lieu. L'intuition de Mahomet V se réalisait: Florence était ainsi devenue, en un certain sens, le cœur de l'espérance historique et politique des peuples méditerranéens (et aussi économique: Mattei était présent): le discours de la paix méditerranéenne avait effectivement commencé. Les résultats? C'est justement au cours de ce colloque que la paix algérienne prit racine (De Gaulle par une lettre qu'il m'avait adressée personnellement avait donné son soutien au Colloque): elle fleurit quelques années plus tard à Evian (le 19 mars 1962); la détente franco-tunisienne s'opéra également au cours du Colloque; les relations franco-marocaines s'améliorèrent beaucoup au cours du Colloque; les relations arabo-israéliennes virent quelques éclaircies (sans suite malheureusement): Nasser me dit en janvier 1960 quand j'allai lui rendre visite-: «j'enverrai toujours un de mes représentants (c'est-à-dire Okacha) aux colloques méditerranéens». Voici la structure du premier colloque. Les répercussions politiques de celui-ci furent vastes et profondes dans tous les continents: la presse du monde entier suivit avec attention et même avec trépidation ce premier signe visible de la paix en Méditerranée et dans le monde. Washington et Moscou; Paris et Londres; et toutes les autres capitales de l'Europe et du monde s'y intéressèrent. Après le premier Colloque, d'autres suivirent: l'action de Florence ne faiblit pas: d'autres éclaircies vinrent. Mais ensuite avec la triste guerre du Vietnam on assista à la rupture des équilibres du monde, militaires, politiques et culturels, à tous les niveaux: et cette rupture s'attira une autre guerre très triste: celle des «Six jours». Florence ne se découragea pas: elle reprit avec plus d'énergie son action de paix: nous nous rencontrâmes tout de suite à Paris avec le représentant de la Ligue Arabe et avec les Ambassadeurs arabes (en particulier l'ambassadeur tunisien, Masmoudi, qui se fit alors promoteur de l'action arabe et qui eut des entretiens avec Fanfani): faisant des démarches semblables auprès des représentants qualifiés et influents du monde israélien (en particulier Goldmann): et en vue d'une nouvelle rencontre possible à Florence nous fûmes invités de part et d'autre à visiter aussi bien Jérusalem que le Caire. Et cette visite avec les passeports portant le visa des Ambassadeurs d'Israël et d'Egypte fut faite à Noël 1967 et à l'Epiphanie 1968. Nous vîmes des représentants d'Israël qualifiés du point de vue politique (le Ministre des Affaires étrangères Aba Eban lui-même) et au Caire nous vîmes Nasser. Le colloque avec Nasser fut long et empreint d'une grande cordialité et de grande espérance: notre thèse était la suivante commencer une négociation globale et efficace en partant de la solution du problème de Suez! Une nouvelle éclaircie semblait apparaître: mais ensuite de nouvelles opérations militaires néfastes sur le canal firent malheureusement disparaître ce rayon d'espoir, et deux semaines plus tard la situation redevint celle d'avant. Et, en attendant, le problème palestinien, apparaissait et assumait des contours politiques nouveaux: Florence ne manqua pas d'être de nouveau présente pour la formulation et la solution possible de ce problème: elle le suivit au cours de toute son évolution et de tous les événements douloureux durant lesquels il se manifesta durant ces années-là. La thèse florentine fut précisée et énoncée publiquement au cours d'un discours prononcé à Jérusalem la solution du problème palestinien ne peut être que politique: le dialogue politique arabo-israélien (s'il veut être vraiment efficace et résolutif) ne peut désormais être possible que s'il est triangulaire: Israël, Palestine et les autres Etats arabes. Nous communiquâmes par lettre cette thèse à Arafat lui-même et nous en parlâmes aussi au Dr. Waec (intermédiaire d'Arafat) à Florence quelques mois avant sa fin tragique. Cette «thèse florentine» du triangle apparaît chaque jour plus valable: tout le monde est d'une certaine façon persuadé que les négociations et la paix arabo-israélienne passent inévitablement par ce triangle. L'espérance de Florence est donc toujours vive: grâce à la rencontre arabo-israélienne Florence avec ses thèses reste à jamais une étoile de paix durable qui brille à l'horizon du ciel méditerranéen: c'est vers elle que se tourne toujours, avec une nostalgie qui s'accroît (et le congrès de Cagliari de ces jours-ci ainsi que celui de Florence de décembre dernier le démontrent) l'attention des peuples de la Méditerranée et du monde. Cette expérience florentine a-t-elle de fait été seulement empirique ou bien a-t-elle été guidée à bon escient par une lumière théorétique, par une idée mère, prise comme hypothèse de travail? La réponse est affirmative: oui, il y a eu et il y a à la base et comme guide de cette action florentine une «hypothèse de travail» dans la validité de laquelle nous croyons toujours davantage qui s'articule en trois parties reliées entre elles solidairement: a) La première concerne un jugement scientifique, technique et politique sur l'ère apocalyptique de l'histoire du monde que nous vivons; b) La deuxième concerne la téléologie générale, universelle, de l'histoire; c) La troisième concerne la téléologie spécifique de l'histoire méditerranéenne: c'est-à-dire de l'histoire des peuples membres de la famille du patriarche commun Abraham. En ce qui concerne le premier point, notre jugement est le même que celui qu'ont donné les guides spirituels, culturels, scientifiques et politiques du monde, le renouvelant chaque jour au cours des ces vingt-sept années qui nous séparent du 6 août 1945 quand la première bombe atomique explosa détruisant Hiroshima! En un certain sens la bombe atomique a introduit l'histoire dans sa phase finale. En 1961,Gunther Anders exprima de façon exacte cette nouvelle situation de l'histoire du monde: «Le 6 août 1945, jour d'Hiroshima, une nouvelle ère a commencé: l'ère au cours de laquelle nous pouvons transformer tout lieu, même la terre entière, à n'importe quel moment, en une autre Hiroshima: ...Indépendamment de sa longueur et de sa durée, cette époque est la dernière: car sa différence spécifique, c'est-à-dire la possibilité de l'autodestruction du genre humain, ne peut avoir fin que par la fin elle-même». La même thèse a été exprimée de façon plus ou moins variée et presque sans exception par les plus grands hommes de science, analystes et «penseurs» atomiques: Einstein, Russell, Oppenheimer, Pauling, Philbert, Kahn, Jaspers, J. Guitton et des centaines d'autres. La dernière étude sur la course aux armements de 1971 de George Hallgarten se termine ainsi: «et si quelque chose ne va pas dans la bonne direction et que les Etats-Unis en viennent à un affrontement direct avec l'Urss ou avec la Chine devenue désormais puissance nucléaire, ou avec les deux? Alors ce sont les armes qui décideront; les armes nucléaires; et le jour du jugement sera proche. Mais au fond ce ne sont pas les armes qui nous détruiront. Les armes sont aveugles et resteront telles. En les forgeant l'humanité a évoqué, comme l'apprenti sorcier, le spectre puissant qui la menace de mort. Mais elle n'en est pas moins responsable de ce qu'elle a fait. Ce sera de sa faute si le monde doit s'effondrer dans cet holocauste». Lacrimosa dies illa quo resurget ex favilla judicandus homo reus huic ergo parce, Deus! Le jugement des plus importants guides politiques des années 60 est identique: Kennedy l'exprima dans sa fameuse déclaration du 25 août 1961 à l'ONU: - « ou bien dix mille ans de paix ou bien la terre réduite à un brasier». Et Khrouchtchev s'exprima de la même façon: et ainsi s'exprima Gandhi au cours même de la journée du 6 août 1945, après l'explosion de la bombe. Et c'est ce «jugement d'apocalypse» qui orienta toute la méditation de Jean XXIII! Il n'y eut dont aucune discordance au sujet de cette évaluation apocalyptique exprimée par les guides (spirituels, scientifiques, culturels, politiques) responsables du monde: et cette même évaluation apocalyptique est représentée aujourd'hui (après la triste expérience de la guerre anti-historique et anti-humaine du Vietnam), non seulement par Paul VI («jamais plus la guerre»; «la paix est possible et dictée par le devoir»), et par les hommes de science atomiques et par les analystes les plus significatifs de ces dernières années (Hallgarton pour en citer un parmi d'autres), mais aussi par les trois plus importants guides politiques du monde: Nixon, Brejnev et Chou-en Lai: c'est là, en effet, le sens apocalyptique de leur affirmation faite en même temps cette année à Pékin, Moscou et Washington: «il n'y a pas d'alternative aux négociations globales». A dire vrai, il y a une alternative: c'est l'alternative apocalyptique de la mort (celle du genre humain et de la terre elle-même, et aussi du cosmos, semble-t-il): «Etre ou ne pas être» (Gunther Anders): «tout ou rien» (J. Guitton): «ou bien dix mille ans de paix ou bien la terre réduite à un brasier» (Kennedy). Mais le choix nous (spes contra spem) l'espérons et nous y croyons! retombera sur les négociations globales: et par conséquent sur le «millénaire» de floraison dont parle l'Apocalypse [XX, ss.]. Et nous en arrivons ici au deuxième point de notre «hypothèse de travail»: celui qui concerne la téléologie (qui est aussi théologie!) générale, universelle de l'histoire. Laquelle? Et bien, nous croyons que l'histoire est dominée par un plan, par un «projet»: le plan de la Providence «qui gouverne le monde», comme dit Dante [Paradis, XI]. Un plan qu'elle développe de façon irréversible et qui ne peut pas (en un certain sens) ne pas trouver sa réalisation dans le monde! L'histoire universelle est finalisée à ce «projet»: on peut la comparer à un fleuve qui, malgré ses coudes dramatiques, va, de façon irréversible sous la poussée d'une force surnaturelle de grâce vers son embouchure: l'embouchure de l'unité des peuples (multi unum corpus sumus): du déracinement de la guerre (en tant qu'instrument résolutif des conflits entre les Etats et les peuples); du désarmement et de la transformation des armes en charrues, c'est-à-dire en plans de développement (pour mettre en œuvre la justice du monde; et par conséquent de la paix fraternelle, universelle qui doit s'établir dans l'unique famille des peuples. Cela signifie que le fleuve de l'histoire va vers l'embouchure de «l'utopie prophétique» d'Isaïe [II, ss.]: Paul VI le souligna dans l'encyclique Populorum Progressio: cette utopie d'Isaïe constitue le réalisme authentique de l'histoire. Il n'y a pas d'alternative à ce finalisme de l'histoire, à cette téléologie de l'histoire universelle, si ce n'est celle de la destruction apocalyptique, non seulement du genre humain, mais aussi de la planète et du cosmos! Isaïe vit de façon lucide le cours irréversible de l'histoire universelle, c'est-à-dire de l'histoire qui relie Israël, Ismaël et les peuples de toute la terre qui se dirigent vers l'embouchure de la paix universelle: «il vit» - il «lut»! en terme prophétique se dérouler le projet historique de Dieu de façon irréversible vers son embouchure, malgré tous les obstacles rencontrés à chaque pas. Les études récentes mettent toujours davantage en lumière cette «découverte» fondamentale qui spécifie de façon si originale et organique, l'ensemble de la pensée prophétique et de l'historiographie prophétique d'Isaïe [cf. Kaufmann, La Paix universelle dans les Prophéties d'Isaïe, Jérusalem 1968]. Toute l'historiographie biblique (Ancien et Nouveau Testament) et coranique en un certain sens, est du reste animée de cette immense, invincible espérance messianique. Une espérance qui prend ses racines en Abraham (spes contra spem); qui traverse toute l'histoire d'Israël et d'Ismaël; Moïse et les Prophètes; qui arrive jusqu'au Christ, et que le Christ Ressuscité, à travers l'Eglise, lance dans le monde pour attribuer une finalité à l'histoire de tous les peuples, jusqu'à la fin des siècles [Saint Mathieu, Apocalypse XX, ss.]. Unum sint (l'Eglise et les peuples; saint Jean) Unum ovile (saint Jean) Cette espérance biblique immense, surnaturelle, invincible a malgré tout et grâce à la victoire sur les terribles résistances de «l'ennemi» attribué une finalité à l'histoire de ces deux mille ans d'histoire chrétienne: il est inutile de rappeler ici les historiographies «utopiques» qui ont traversé ces deux mille ans d'histoire méditerranéenne, européenne et mondiale: de saint Paul, saint Jean à saint Irénée, à Joachim da Fiore, à saint François, à Dante, à Savonarole, à Campanella, à Moro, et ainsi de suite jusqu'à Fornari, Gratry, Teilhard, Feret et dans un certain sens jusqu'à Pie XII, à Jean XXIII, au Concile et à Paul VI lui-même. Cette espérance est ainsi parvenue de siècle en siècle, de génération en génération jusqu'au seuil de cette ère nucléaire qui, pour le première fois dans l'histoire, pose chaque jour davantage au genre humain l'alternative finale (à tous les états et à tous les peuples): ou bien survivre pendant «1000 ans» [Apocalypse XX, ss.] en traversant les «nouvelles frontières» d'Isaïe [II, ss.] et en se constituant dans l'unité, la justice et la paix; ou bien périr, en sombrant avec toute la planète dans l'abîme sans espérance de la catastrophe nucléaire! Voici le «second point» de notre «hypothèse de travail»: il est lié de façon structurale au premier, dont il est plutôt l'introduction: car cette toute nouvelle «ère finale» de l'histoire («ère nucléaire, ère apocalyptique») doit être vue et interprétée en fonction de l'immense mouvement d'espérance qui descend malgré tout de Dieu et qui entraîne l'histoire du monde vers la «terre d'Isaïe» de façon irréversible et invincible! Il l'entraîne c'est-à-dire vers cette unité, cette justice et cette paix parmi tous les peuples de la terre dans lesquelles consiste «le règne messianique» (la royauté du Christ) sur la terre: «règne» de grâce, de vérité, de justice et de paix: «règne» que Savonarole indiqua aux Florentins pour qu'ils consacrassent leur République au Christ Roi; un «règne» terrestre qui est le but final du processus de maturation civile vers laquelle l'histoire est engagée de façon irréversible. «L'esprit de Dieu rendit prophétique, à leur insu, la parole des Florentins lorsqu'ils déclarèrent le Christ Roi de leur République; toutes les nations réunies sous son sceptre; la matière dominée par l'esprit dans la personne humaine et l'univers matériel dominé par l'humanité; c'est cela le paradis terrestre auquel la civilisation aspire et d'où il incombe à la religion de nous transférer au paradis céleste qui est le règne éternel du Christ... La civilisation chrétienne guide l'homme jusqu'au paradis terrestre, là où notre poète feint d'avoir été accompagné par l'ombre de Virgile, après lui avoir fait faire un pèlerinage au purgatoire» [Fornari, Vita di Cristo, II, cap. XVI]. Ce mouvement qui attribue une finalité à l'histoire universelle qui descend de Dieu et qui «entraîne les peuples» vers les frontières d'Isaïe peut être représenté de façon efficace en pensant au cheminement des Rois Mages en route vers Bethléem. L'étoile mystérieuse les attire et les guide: et malgré les obscurcissements qui se produisent au cours de ce cheminement unitif du monde, ils arrivent à Jérusalem, la traversent (surmontant de nouveaux «obscurcissements» imprévus); et ils parviennent finalement à Bethléem où ils trouvent le Christ et où ils lui offrent, en l'adorant, les dons de l'encens, de l'or et de la myrrhe (Saint Mathieu). Convergence des peuples en marche vers le «point» où ils colliguntur et veniunt. Je connais les objections. Utopie? Imagination? Il n'est toutefois pas facile de se libérer de notre «hypothèse de travail» par des objections purement rationnelles et hégéliennes: l'ère atomique, apocalyptique dans laquelle nous vivons soulève toujours davantage cette hypothèse de travail jusqu'aux niveaux de la vérité historique authentique: celle qui montre justement «l'utopie» d'hier comme l'inévitable histoire d'aujourd'hui, et davantage celle de demain. Un doute se fait en tous cas toujours plus légitime et croissant: et si cette «hypothèse de travail» n'était pas du tout «fantastique», s'il ne s'agissait pas d'une simple hypothèse, mais qu'elle ait la solidité d'une thèse basée sur la vérité et sur les faits? De toute façon: notre hypothèse de travail à Florence fut justement celle-ci: la guerre impossible: l'unité, la paix et la justice parmi tous les peuples inévitables: le cheminement vers les nouvelles frontières, malgré tout, invincible et irréversible. Nous pourrions dire avec Chou en Lai interprétant son expression de façon biblique que «l'histoire, malgré ses flux et ses reflux, va sans aucun doute et de façon irréversible, non pas vers les ténèbres, mais vers la lumière» (comme Chou en Lai dit à Nixon, à Pékin en février dernier). Et en un certain sens nous pouvons aussi interpréter bibliquement cette «vision messianique» de l'histoire (celle de la cité sans classes) qui domine la pensée de Marx (Marx est juif; le Manifeste est incompréhensible sans l'Exode), de même que la pensée et l'action de Lénine. Et venons-en au troisième des points autour desquels se structure notre hypothèse de travail: c'est-à-dire celui qui concerne la téléologie spécifique de l'histoire des peuples méditerranéens. Une histoire qui, à partir de la vocation d'Abraham peut être définie en un certain sens comme l'histoire complexe et divisée, dramatique et contradictoire, de la famille commune qui descend d'Abraham. Ceci est certain: en remontant de la racine commune d'Abraham, l'arbre de la triple famille monothéiste (juifs, chrétiens, musulmans) s'est enraciné de façon profonde et solide auprès de tous les peuples méditerranéens et, en un certain sens, il s'est étendu sur tous les peuples, sur toutes les civilisations et sur tous les continents. C'est pourquoi ces peuples méditerranéens ont en un certain sens, même s'ils sont pleins de lacérations et de contrastes, un fond historique commun, un destin commun aux points de vue spirituel, culturel et politique! Leur «unité» est essentielle et représente presque en quelque sorte la base pour l'unité de toute la famille des peuples. Au cours de ces dernières décennies, des recherches de grande valeur ont tenté et tentent de faire chaque jour davantage une analyse attentive de ce «fond commun», de ce «destin commun» et de cette «histoire commune» de la famille d'Abraham habitant le long des rivages de la Méditerranée. Quand nous entreprîmes notre expérience méditerranéenne à Florence, l'hypothèse de travail que nous assumâmes pour orienter notre action fut la suivante: au cours de l'ère apocalyptique (qui unifiait et pacifiait inévitablement les peuples de toute la terre, une des unités fondamentales qui devait être reconstruite, justement en vue de l'unité de toute la famille humaine, était celle des peuples de la famille d'Abraham. C'est la Providence de Dieu qui vise à cette «unification», nous dîmes-nous! L'unité du monde, la spiritualité du monde, le désarmement du monde, la paix du monde justement à cette ère apocalyptique exigent, nous dîmes-nous, que les graves lacérations internes au sein de la famille d'Abraham soient éliminées; ces valeurs exigent que cette unité soit composée et que les peuples de cette famille portant le nom d'Abraham fassent la paix comme le disent Isaïe [XIX, 23] et le Coran [III, 2] et se fassent en même temps les exécuteurs du grand mandat spirituel, culturel et politique que l'histoire la Providence! leur assigne pour la construction planétaire de la «nouvelle maison» des peuples! Quel mandat? En cette nouvelle ère technologique, atomique et apocalyptique, élever sur le monde la lampe de Dieu. C'est cela que j'écrivis à Nasser dans une lettre du 22 février 1958 (une lettre précédée, à partir de 1956 et suivie, jusqu'à la mort de Nasser, de beaucoup d'autres lettres qui réaffirmaient toutes la même idée). Les «valeurs verticales» de Dieu du Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob refleuriront inévitablement justement au cours de cette ère «matérialiste» et technologique qui désacralise: elles constitueront l'inévitable splendeur et l'inévitable visage, et la couronne de l'édifice de la nouvelle civilisation du monde. Voilà le mandat spécifique que la Providence assigne aujourd'hui de façon spécifique aux peuples méditerranéens de la famille d'Abraham en même temps que celui de la libération de toute forme d'esclavage social : «élever sur le monde la lampe de Dieu». Ce fut l'hypothèse de travail que nous proposâmes à Mahomet V, à Nasser, à Bourguiba, à la Direction algérienne (du F.L.N.); que nous proposâmes aux directions culturelles et spirituelles musulmanes les plus qualifiées: que nous proposâmes à Ben Gourion et à Buber (et à la direction politique et culturelle israélienne la plus qualifiée); que nous proposâmes à De Gaulle et à Mendès-France; que nous proposâmes à Fanfani et à Mattei, que nous proposâmes aux directions les plus qualifiées de la culture et du journalisme de France et d'Italie; et que nous proposâmes même au Patriarche de Constantinople, Athénagoras, et au Siège Apostolique (à partir du temps de Pie XII). A ce point la question de savoir si malgré tout, l'expérience florentine reste encore valable aujourd'hui se pose inévitablement. L'hypothèse de travail qui l'a inspirée et dirigée est-elle encore valable? La convergence et l'unité des peuples méditerranéens de la famille d'Abraham est-elle toujours nécessaire pour l'unité du monde? La réponse me semble tout à fait claire: cette validité subsiste malgré tout: l'hypothèse florentine apparaît toujours davantage comme une hypothèse qui n'a pas d'alternative. Et en effet: si les «trois points» sur lesquels se base notre hypothèse de travail sont valables, c'est-à-dire 1) la solution politique, pacifique des problèmes du monde est inévitable à l'ère atomiq ue, apocalyptique dans laquelle nous vivons soulève toujours davantage cette hypothèse de travail jusqu'aux niveaux de la vérité historique authentique: celle qui montre justement «l'utopie» d'hier comme l'inévitable histoire d'aujourd'hui, et davantage celle de demain; 2) l'unité, la justice et la paix sont l'inévitable embouchure du fleuve de l'histoire; 3) une inévitable convergence et unité des peuples méditerranéens de la famille d'Abraham existe à cause du mandat spirituel et historique commun que l'histoire (la Providence!) assigne pour l'édification de la «nouvelle maison planétaire» du monde, alors, la conséquence ne peut être que la suivante: oui, cette expérience et cette hypothèse sont malgré tout encore valables: elles sont même plus valables aujourd'hui qu'hier! Et alors? Alors il suffit de reprendre, pour ainsi dire, la route de Florence: c'est-à-dire la route de la convergence, de la rencontre que le prophète Isaïe indiqua avec une précision toute prophétique: «Ce jour-là, il y aura une route allant d'Egypte vers l'Assyrie. Assur viendra en Egypte et l'Egypte en Assyrie. L'Egypte servira Assur. Ce jour-là, Israël, le troisième avec l'Egypte et Assur, sera béni au milieu de la terre. Yahvé Sabaot le bénira en disant: «Bénis soient mon peuple d'Egypte, Assur l'œuvre de mes mains, et Israël mon héritage» [XIX, 23-25]. La route que le Coran [III, 64] indique en disant: «ô, gens du Livre! Venons-en à un accord équitable entre nous et vous et de n'associer à Lui aucune chose, de ne pas choisir parmi nous de patron qui ne soit Dieu». Permettez que je termine par un «rêve» (un «rêve» toutefois sans alternative): c'est-à-dire «en rêvant» que les négociations se sont réalisées et que l'unité, la justice et la paix se sont réalisées dans la triple famille d'Abraham; c'est-à-dire que le «rêve unificateur» d'Abraham («en toi seront bénies toutes les nations de la terre») s'est réalisé; c'est-à-dire en rêvant que «l'utopie» d'Abraham est devenue l'histoire effective des peuples de la famille d'Abraham et des peuples de toute la famille des peuples. Qu'est-ce qu'on verrait alors? Eh bien: on verrait la Terre Sainte la terre des Patriarches; la terre d'Israël et d'Ismaël; la terre du Christ, de Marie, des Apôtres; la terre de l'Eglise et des saints devenue de façon visible la terre qui attire, le centre du monde qui attire. Et on verrait Jérusalem devenue comme son nom même l'indique et comme il en est de son destin surnaturel et historique la capitale non pas d'une seule nation, mais de toutes les nations; la cité de la paix universelle; la cité de l'adoration universelle (venite ascendamus). La cité vers laquelle on verrait monter «en pèlerinage pour adorer», non seulement les peuples de la famille d'Abraham, mais aussi les peuples de toute la famille humaine: «les nations marcheront à sa lumière, et les rois de la terre viendront lui porter leurs trésors» [L'Apocalypse XXI, 24]. Observez maintenant les effets de ce «rêve réalisé» du point de vue économique, technologique, social, politique: quelle masse d'investissements économiques pour en rester là cet afflux des peuples permettrait-il? Quels effets sociaux, culturels, spirituels, politiques cet afflux d'intelligences et de volontés laborieuses produirait-il? Et si nous passions à l'Egypte et que nous pensions au Caire? Cela ne deviendrait-il pas la clé qui ouvre la porte d'accès à tous les océans et à tous les continents? Et le Nil? Ce sont ces perspectives qui semblent utopiques mais qui ne le sont pas! que j'indiquai à partir de 1957 à Hussein, à Nasser, à Mahomet V, à Ben Gourion. La paix méditerranéenne deviendra vraiment une sorte de «pierre philosophale» mystérieuse et divine qui transforme en or tout ce qu'elle touche. Et une grande civilisation la nouvelle civilisation du monde! aurait ici, en Terre Sainte et en Méditerranée son fondement et son point de genèse. Est-ce un rêve? C'en est un: mais cette ère apocalyptique où nous vivons et à l'intérieur de laquelle nous nous acheminons, est justement «l'ère des rêves (l'imagination au pouvoir), l'ère de l'utopie»: l'ère au cours de laquelle l'utopie devient justement histoire; le rêve devient réalité! Permettez-moi donc de terminer avec ce rêve! Faites que je voie dans cette lumière le but dernier de ce Congrès méditerranéen de Cagliari: un Congrès qui reprend la thèse de Florence et qui fait refleurir le «rêve d'Abraham», l'espérance d'Abraham; un Congrès qui préannonce de façon presque prophétique pour 1973 l'aube d'une nouvelle utopie historique de grâce et de paix pour la Terre Sainte, pour Jérusalem, pour toute la Méditerranée, pour les peuples d'Abraham et, (à partir du peuple vietnamien), pour les peuples du monde entier! Spes contra spem! Janvier 1973