Le témoignage des martyrs albanais, la liberté religieuse, l’appel crié à ne pas utiliser le nom de Dieu pour commettre la violence : quelques passages-clé des discours du pape François à Tirana.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:37:44

De Tirana – « Je ne savais pas que votre peuple avait tant souffert ». Je ne savais pas : le pape François, abandonnant son discours écrit, après avoir entendu les témoignages dramatiques d’un prêtre et d’une religieuse sur les persécutions et cruautés subies sous le régime communiste, a pointé son regard sur ceux qui l’écoutaient, et a reconnu l’ignorance qu’il avait, avant la préparation de son voyage, de l’histoire de l’Albanie. Une ignorance du reste fort répandue, non loin même des confins de ce pays qui, pendant des années, avait décidé de se couper du monde. Qui sait véritablement ce qui s’est passé ici après la deuxième guerre mondiale ? Qui sait que sœur Maria Kaleta, malgré la crainte d’une dénonciation, avait accepté de baptiser une petite fille en cachette, allant puiser un peu d’eau dans le fleuve avec sa chaussure de matière plastique ? Qui sait que don Ernest Simoni, torturé quasiment à mort parce qu’il ne voulait pas parler contre Dieu, a passé 18 ans en prison et 10 autres aux travaux forcés pour la seule raison qu’il était un prêtre ? Qui connaît l’histoire de don Stefen Kurti, jugé et exécuté uniquement pour avoir baptisé un enfant ? Qui sait combien d’hommes et de femmes l’athéisme d’État a tenté d’effacer jusqu’en 1991 ? C’était il y a seulement 25 ans. Cette périphérie, première étape européenne pour ce pape – qui une fois de plus a préféré les « petits » –, a été pendant un jour le centre d’attention des médias internationaux. Par sa présence physique, ici, François a obligé le monde à se tourner pendant un instant vers ce coin des Balkans, il l’a indiqué comme un exemple à suivre pour la ténacité avec laquelle il s’est redressé après les décennies du régime communiste. Grâce, notamment, à l’effort incessant, inépuisable, des hommes de foi, catholiques, orthodoxes, musulmans sunnites et bektashi, qui n’ont jamais cessé de croire ensemble à la possibilité d’une Albanie libre et ouverte à la diversité. Pour le pape, « trop souvent le sens religieux authentique est dévoyé et les différences entre les diverses confessions sont déformées et instrumentalisées, en en faisant un dangereux facteur d’affrontement et de violence, au lieu d’en faire une occasion de dialogue ouvert ». À cet égard, s’adressant de Tirana à un monde qui connaît de nouvelles, de terribles persécutions au Moyen-Orient, François a scandé en termes clairs, lors de la rencontre avec les autorités au palais présidentiel : « Que personne ne pense se faire de Dieu un bouclier lorsqu’il projette et accomplit des actes de violence et de mépris! Que personne ne prenne prétexte de la religion pour accomplir ses propres actions contraires à la dignité de l’homme et à ses droits fondamentaux, en premier lieu le droit à la vie et à la liberté religieuse ! ». Mais prononcer les mots de « liberté religieuse » au cœur de Tirana, le long du boulevard scandé par les photographies géantes des visages des quarante martyrs tués pour avoir refusé de renier leur credo, a quelque chose de déflagrant. Les regards pénétrants de ces martyrs ont touché François lui aussi, qui est revenu à plusieurs reprises sur le thème de la liberté religieuse, en en élargissant les horizons. Rencontrant les responsables religieux, il a rappelé que « la liberté religieuse n’est pas un droit qui puisse être garanti uniquement par le système législatif en vigueur, qui est lui aussi nécessaire : c’est un espace commun, une atmosphère de respect et de collaboration qui se construit avec la participation de tous, même de ceux qui n’ont aucune conviction religieuse ». Car ce ne sont pas des systèmes parfaits qui suffisent à garantir la liberté religieuse : il faut des hommes et des femmes qui s’engagent, qui échangent des témoignages de vie, s’informent et apprennent à se connaître les uns les autres parce que c’est un bien que d’être ensemble et d’être libres. François a suggéré ensuite deux attitudes utiles pour promouvoir cette liberté fondamentale. La première : « Celle de voir en tout homme et en toute femme, même en ceux qui n’appartiennent pas à sa propre tradition religieuse, non des rivaux, encore moins des ennemis, mais bien des frères et des sœurs. Celui qui est assuré de ses convictions propres n’a pas besoin de s’imposer […], il sait que la vérité a sa force de rayonnement propre ». Et d’ajouter : « Chaque tradition religieuse, à l’intérieur d’elle-même, doit réussir à rendre compte de l’existence de l’autre ». Une manière de réaffirmer que la rencontre, le dialogue interreligieux (expression encore décisive, encore qu’affaiblie par l’abus que l’on en fait) n’est pas quelque chose d’externe à ma foi, mais en est une partie essentielle. La seconde attitude : l’engagement en faveur du bien commun, parce que « chaque fois que l’adhésion à sa propre tradition religieuse fait germer un service plus convaincu pour la société tout entière, il y a un développement de la liberté religieuse ». En embrassant ce « peuple de martyrs », le pape a consacré une attention particulière, dans sa journée albanaise, aux jeunes. Frappé par le fait que l’Albanie est peut-être le pays le plus jeune de la « vieille Europe », il s’est adressé à eux chaleureusement à l’Angelus : il les a exhortés a dire « non à l’idolâtrie de l’argent, non à la fausse liberté individualiste, et au contraire à dire oui à la culture de la rencontre et de la solidarité, oui à la beauté inséparable du bien et du vrai ». «Volez haut! Montez ! » : il l’a répété aux pèlerins, trois cent mille environ, venus pour la grand messe sur la place Mère Teresa, arrivés jusque de Macédoine, du Montenegro et du Kossovo. Terres de cette périphérie pour lesquelles François a une prédilection : ce sont des lieux si riches, si débordants d’histoire et de témoignage, qu’ils lui permettent d’offrir des clés de lecture pour interpréter ce qui arrive même à des milliers de kilomètres, dans d’autres périphéries ou dans le « centre » du monde. Et lorsqu’il martelait, criait : « Que personne ne pense se faire de Dieu un bouclier lorsqu’il accomplit des actes de violence ! », on ne pouvait s’empêcher de saisir toute la souffrance pour ce qui se passe au Moyen-Orient, en Syrie et en Iraq, où des terroristes tuent les chrétiens et quiconque refuse de se convertir à l’Islam. Son insistance sur l’importance de défendre à tout prix la liberté religieuse, en la montrant dans sa dimension la plus vaste, contenait aussi tous les défis qui, de l’Orient à l’Occident, dans une mesure et sous des formes différentes, se présentent sur la scène publique et provoquent les hommes de foi. Dans le « détail » d’une dizaine d’heures passées à visiter une portion d’Europe aussi « marginale », on a pu saisir toute la puissance « universelle » de ce que François propose, et qui est de « penser comme le Christ ». «Volez haut ! » : parce que peut voler haut celui qui se laisse porter sur des ailes d’aigle. Et les aigles, les Albanais leur sont attachés par des liens extraordinaires.