Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:36
Pour certains livres le titre est une chance, pour d'autres une condamnation, pour The Clash of Civilizations, de Samuel P. Huntington, le titre a un peu été les deux choses. Il n'est pas hasardeux de supposer en effet que justement « grâce » à son titre, le volume ait été, non seulement un des plus vendus, discutés et cités, mais aussi, en termes relatifs, le moins lu des dix dernières années. Il vaut donc la peine d'examiner les thèses exprimées par Huntington de façon (pour autant que possible) sereine et sans préjugés pour contrôler si et comment elles peuvent être utiles à comprendre les changements socioculturels en cours.
L'étude de Huntington, publiée dans une première édition en 1996, naît de l'approfondissement des thèses déjà exprimées dans un article publié en été 1993 dans la revue Foreign Affairs intitulé The Clash of Civilizations ?, article qui avait suscité beaucoup de bruit, soit dans le monde académique, soit dans les mass medias. Contrairement à ce que beaucoup de monde pense et écrit, l'auteur ne se bat pas pour un choc de civilisations, il estime au contraire que cette éventualité doit être conjurée car elle représenterait pour tout le monde un grave danger. Il serait aussi réductif de considérer, comme l'ont fait quelques lecteurs superficiels, le livre de Huntington comme un ouvrage sur l'Islam et sur le fondamentalisme islamique, quoique des pages importantes et très sévères soient consacrées à ce thème. Un autre élément important dont il faut tenir compte au cours de la lecture est que l'auteur, sans pour autant être relativiste, ne croit pas à l'existence d'un modèle de civilisation supérieur à tous les autres qui pourrait/devrait être généralisé de façon universaliste : « La possibilité de conjurer une guerre globale entre civilisations opposées dépend de la disponibilité des gouvernants du monde à accepter la nature à « plusieurs civilisations » du cadre politique mondial et à coopérer à sa préservation » [trad. it. Milan, 2000, 15]. La perspective adoptée dans le livre a comme principe de base la conviction que sur la scène internationale d'après la guerre froide, les identités culturelles doivent retrouver un rôle décisif : « En thèmes de rapides changements sociaux les identités se dissolvent, le moi doit être redéfini, il faut créer de nouvelles identités. Les questions d'identité assument des priorités par rapport aux questions d'intérêt. Les hommes éprouvent le besoin de comprendre : Qui sommes-nous ? A qui est-ce que j'appartiens ? » [trad. it. 134-135]. Comme d'autres auteurs qui font autorité ont mis en lumière, quoiqu'à partir de perspectives différentes, qu'il suffise de penser aux études de Castells, The Power of identity, et de Benhabib, The Claims of Culture, l'intégration et/ou les conflits sociaux sont aujourd'hui toujours plus liés à l'identité des sujets impliqués. L'étude de Huntington s'articule en cinq étapes auxquelles correspondent les parties du livre. Il part de la constatation que l'interaction d'un grand nombre de civilisations (pour l'auteur les plus grandes civilisations après 1990 sont les suivantes : occidentale, orthodoxe, latino-américaine, africaine, islamique, chinoise, hindoue, bouddhiste, japonaise), donne au scénario politique international, pour la première fois dans l'histoire, une nature réellement multipolaire. Cette perspective se détache des idées de ceux qui décrivent la modernisation comme une occidentalisation unilatérale du monde.
Aussi bien ceux qui envisagent cette perspective avec enthousiasme (comme Fukuyama dans son étude The end of history and the last man), que ceux qui la considèrent avec crainte (que l'on pense par exemple à Latouche, auteur de L'occidentalisation du monde), devraient reconnaître au contraire que l'influence de l'Occident sur le reste du monde est en baisse face à la croissance économique et politique des civilisations asiatiques et à la force démographique des pays musulmans. Dans ce scénario, tout ordre international possible a comme charnière, pas tellement les états-nations ou les organismes internationaux, mais les civilisations et leurs « états guides ». Les sociétés apparentées entre elles par la culture, en effet, tendent à coopérer entre elles et elles se rassemblent autour d'un état guide.
L'auteur prend position de façon implicite sur deux thèmes qui sont aujourd'hui très débattus, affirmant que la limite orientale de la civilisation occidentale est représentée par la grande ligne historique de partage des eaux qui depuis des siècles divise les peuples de l'occident chrétien des peuples orthodoxes et musulmans, et estime qu'un des problèmes fondamentaux de la civilisation islamique, et des autres civilisations par rapport à elle, est de ne pas avoir un « état guide» reconnu (ce rôle pourrait être joué à l'avenir par la Turquie selon Huntington). Le danger le plus grave pour la paix réside dans l'intervention d'un « état guide » dans le cas de dispute entre deux états, dont un « guide », appartenant à une autre civilisation (le danger est particulièrement grave si le lieu du choc se trouve à la limite entre deux civilisations). Pour éviter ces dangers les « états guides » devraient respecter la « règle de l'abstention » qui intime de ne pas intervenir dans les conflits internes à d'autres civilisations, et la « règle de la médiation conjointe » qui charge seulement l'état guide de jouer le rôle de médiateur des conflits entre les états qui se trouvent à l'intérieur de cette civilisation.
Dans un cadre multipolaire les prétentions universalistes de l'Occident tendent à entrer en conflit avec les revendications culturelles et/ou commerciales d'autres civilisations, de façon particulière avec les protagonistes de la renaissance belliqueuse islamique et avec la Chine. Selon l'auteur les Etats-Unis jouent un rôle fondamental dans cette situation : ce n'est que si ces derniers savent confirmer à nouveau leur propre identité sans se laisser flatter par un multiculturalisme indistinct qu'ils pourront retrouver leur rôle de guide dans le but de rénover la civilisation occidentale et de la rendre capable de répondre aux défis contemporains.
Dans le livre de Huntington les éléments utiles pour comprendre les transformations en cours sur la scène internationale sont mêlés à des éléments de forte ambiguïté. En premier lieu (28-36), l'auteur nous invite à nous méfier des lectures simplistes de ceux qui (américanisme) exaltent les magnifiques destinées et les progrès d'un monde unifié et en harmonie, de ceux qui (manichéisme) offrent une lecture en termes binaires « nous et eux », de ceux qui (le courant du réalisme politique) ne voient que 184 états en lutte entre eux, et de ceux qui (anarchisme) annoncent comme destin de la politique un chaos total et ingouvernable. Il se sert toutefois en même temps d'une conception réductrice et simpliste des cultures et des « civilisations » présentées comme si elle étaient des mondes fermés dans leur pureté, incapables de communiquer et de se « contaminer ». Le thème des minorités par exemple devrait être examiné avec plus d'attention et non seulement en termes négatifs comme l'auteur semble faire, car à partir de là il est possible de mettre en discussion des équations et des contrapositions fictives créées ad hoc (« l'occident est croisé et chrétien » contre « les pays arabes sont musulmans ») sur lesquelles le terrorisme islamique aussi tente de faire pression (la présence de communautés historiques chrétiennes en pays arabes, à laquelle les fondamentalistes n'arrêtent pas par hasard de créer des obstacles, met en discussion ces équations avec sa propre existence).
La possibilité de collaboration entre « états guides » de civilisations différentes semble être exclue en principe par Huntington, justement au moment où il est plus urgent de ressouder des relations et des alliances transversales, par rapport aux civilisations, dans la façon d'affronter des thèmes d'intérêt général (comme les droits humains et le contrôle des armements). Observant que « la principale leçon que l'histoire des civilisations nous enseigne est que les directions probables sont multiples, mais aucune n'est inévitable » (452), l'auteur rappelle justement que les vicissitudes de la vie ne sont pas empreintes d'un déterminisme aveugle ou d'une pure irrationalité. Son analyse semble toutefois en même temps empreinte d'un pessimisme substantiel qui appelle à un « serrez les rangs » culturel et militaire, peut-être même nécessaire, mais incapable à lui seul de faire des propositions. Huntington invite aussi à relativiser l'universalité apparente de la civilisation occidentale quand il écrit que la foi universaliste occidentale « est fausse, immorale, dangereuse» (462). Même cette invitation n'est pas dépourvue d'ambiguïté. Elle apparaît en effet partageable dans la mesure où elle sert à rappeler que les cultures humaines sont toujours plurielles et qu'une culture ne peut pas être transférée de façon mécanique d'un contexte à un autre. L'invitation apparaît au contraire moins compréhensible et surtout moins partageable si on l'entend comme la justification d'une politique de la mise à l'abri et de la fermeture (comme cela semble affleurer dans le livre plus récent de Huntington, Who are we ? The challenges to America's national identity). Dans les dernières pages de son étude l'auteur cherche aussi à repérer les éléments que les civilisations ont en commun (474-479), thème négligé au cours du livre, qui ne va toutefois pas beaucoup au-delà de la recherche d'une moralité minimaliste qui dérive de la condition humaine et reprise dans toutes les cultures.
Il faut reconnaître à Huntington le mérite d'avoir souligné que la rencontre et le dialogue entre les cultures, comme le dialogue entre les personnes, implique aussi toujours un certain degré de conflictualité qui fait défaut seulement quand la rencontre est formelle ou bien quand un ou les deux sujets ne sont plus capables d'exprimer une position originale du point de vue culturel. Passer sous silence les différences et les éléments de conflictualité n'est pas, comme on le croit souvent, la meilleure voie pour rendre possible une coexistence et un échange entre les cultures, car ces éléments risquent ensuite de revenir à la surface de façon éclatante et difficilement gérable. Plutôt qu'éliminer la conflictualité, il serait souhaitable de placer le terrain du « défi » (cette voie n'est toutefois pas entreprise par Huntington) sur le bien-fondé des principes soutenus et sur la correspondance qui existe entre ce que la culture propose quantitativement et les exigences de sens qui caractérisent la condition humaine et qui, comme l'a démontré Frankl dans son célèbre Ein Psycholog erlebt das Konzentrationlager, ne peuvent pas être complètement extirpées, même pas dans les situations où l'homme est nié de la façon la plus radicale.
Ce défi de la raison et du bon sens ne comporte pas seulement une dialectique des idées, même si celles-ci sont importantes, car ce sont des personnes qui se rencontrent (et non pas des « civilisations » conçues dans l'abstrait) et que la culture est toujours enchâssée dans l'agir et dans les relations sociales. Le défi de la rencontre interculturelle met en cause dans la vie quotidienne de chacun la responsabilité personnelle et la dimension testimoniale, de cette façon le dialogue et la rencontre ne sont pas seulement un échange d'idées, mais ils deviennent aussi un échange d'expériences et de dons.
Le problème est aujourd'hui de savoir si et comment la culture occidentale est en mesure de répondre au défi qui l'interpelle et à quelles ressources de sens elle peut puiser vu que, comme l'a noté par exemple Finkielkraut dans Nous autres, modernes, ou bien comme le note aussi Huntington, les principaux problèmes de l'occident ne peuvent pas être reconductibles à l'ordre économique et démographique, mais encore plus radicalement à la « dégradation morale, au suicide culturel et à la fragmentation politique qui provoquent la chute de l'occident » (453).
Un élément que le livre indique de manière fugace seulement dans les conclusions (479), et dont il faudrait au contraire souligner également l'importance en termes stratégiques, est que le cœur du problème aujourd'hui est plus qu'un choc entre cultures, c'est un choc « dans » les cultures. « Nous aimons plus la mort que vous n'aimez la vie » proclamait le communiqué avec lequel al-Qaida a revendiqué les attentats de Madrid. Cette phrase semble définir crûment les termes du défi pour notre époque, pour notre culture et pour toutes les cultures.
Le choc est, plus qu'entre cultures, entre cultures et anti-cultures, entre la culture de la vie et l'anti-culture de la mort, de ceux qui, prenant comme prétexte idéologique une religion, l'Islam, vivent la mort, la cruauté, la violence, la destruction comme des motifs de joie. Toutes les civilisations, y compris la civilisation occidentale, minée de l'intérieur par le nihilisme, et tous les hommes doivent tenter chaque jour d'extirper le germe de l'anti-culture de la mort qui les menace de l'intérieur. De cette façon peuvent se créer des occasions de collaboration et de dialogue même entre civilisations et cultures diverses, dans le respect des différences et de la saine « compétition » qui existe toujours entre cultures vivantes.