Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:58
Christianisme et Islam: le dialogue est-il possible ?
Rémi Brague est philosophe arabisant spécialiste de la pensée du Moyen Age.
Christian Jambet est un islamologue réputé. A l'occasion du séminaire théologique qui se tient actuellement au Vatican, réunissant chercheurs chrétiens et musulmans, et où le pape Benoit XVI prendra la parole, ils débattent de la possibilité du dialogue islamo chrétien et des difficultés qui se posent.
Depuis la polémique de Ratisbonne, le pape a multiplié les signes d'amitié à l'égard des musulmans. Jusqu'à ce séminaire de travail en commun. La controverse est-elle close?
Rémi Brague
: Elle est sans doute en voie d'apaisement. Quant au problème soulevé par le petit extrait de ce discours qui a enflammé les esprits et concernait les relations entre la volonté divine et la raison dans l'islam, il reste posé et je crois que c'est une bonne chose.
Christian Jambet
: Ce qui fait difficulté dans ce genre de débat c'est l'absence des intellectuels musulmans. Il est difficile de rencontrer des intellectuels musulmans croyants, qui entendent répondre à ce qui les concernait dans cette conférence qui rappelons le ne portait pas spécialement sur l'Islam. En France en particulier, les musulmans croyants parlant en terme théologiques n'apparaissent que trop rarement.
RB
: Effectivement les interlocuteurs qui se reconnaissent comme musulmans et pas seulement comme intellectuels d'origine musulmane ne courent pas les rues. Ce qui manque aussi ce sont des musulmans qui aient une bonne connaissance du christianisme. Il y a eu des grands islamologues chrétiens comme Roger Arnaldez, ou des juifs savants en islamologie ou férus du christianisme. Du coté des musulmans français c'est plus rare.
Pourquoi cette carence?
CJ
: Deux raisons. La première est que, pour des raisons politiques qui ne sont pas sans rapport avec la raréfaction des études musulmanes en France, on a privilégié la figure du juriste et même du prédicateur juriste, qui ne s'intéressent qu'au Fiqh, à la jurisprudence et qui discutent avec les autorités française et européennes de l'éventuel aménagement des législations laïques en faveur du prétendu droit musulman tel qui serait unifié, ce qui est d'ailleurs problématique. Quant aux autres ils sont invisibles et minoritaires. Ils ont des fonctions d'imam et ont une bonne connaissance du christianisme et ont pour lui de la sympathie parce qu'ils appartiennent à des courants spirituels de l'islam qui intègrent Jésus, Marie et les chrétiens dans leur vision eschatologue. Ils sont minoritaires. Ils sont aussi discrets et préfèrent l'étude à la manifestation médiatique.
RB
: Nous avons parfois tendance à prendre l'islam pour le soufisme(1) qui reste quand même en dehors du courant principal de l'islam. Il y a là une équivoque. Le non musulman privilégie parfois à l'intérieur de la culture islamique ce qui pour la majorité de musulmans est marginal, voir suspect...
CJ
: C'est un phénomène minoritaire mais qui n'en existe pas moins. Si on prend le mot soufisme au sens large, il y a aujourd'hui un regain spirituel en réaction à la vague des prédicateurs et des juristes, et cela, dans des pays majoritairement non musulmans, comme le notre. Cette évolution est intéressante parce que les tendances spiritualistes de l'islam sont plus favorables à une rencontre avec le christianisme. Je puis témoigner qu'il y eut, pendant le Ramadan, des prières publiques dirigées par certains imams psalmodiant la sourate La caverne, l'épisode des Sept Dormants, - qui évoque les chrétiens d'Ephèse, miraculeusement sauvés par Dieu de la persécution - et que ces prières furent faites à l'intention des chrétiens. Durant l'agonie du Pape Jean Paul, des musulmans qui le considéraient comme un saint homme ont prié pour lui.
La publication en France d'un livre de l'historien Sylvain Gouguenheim Aristote au mont St Michel, les racines grecques de l'Europe (2) a déclenché une violente polémique au sujet du rôle de l'Islam dans la culture européenne. Est ce une "suite" de la controverse de Ratisbonne?
RB
: Je ne crois pas, même si on a mis en rapport les deux polémiques sur Internet. Quant au livre, il ne mérite pas un tel procès. Sa faiblesse consiste en la reprise non critique du stéréotype "la raison grecque" comme si la Grèce avait eu le monopole de la Raison. C'est d'ailleurs une expression dont Benoit XVI a tendance à abuser à mes yeux. Les Grecs n'ont pas eu le monopole de la Raison. Il y a du Logos en germe partout, et d'abord dans la Bible, même si la pensée biblique n'est pas conceptuelle. Ne "culturalisons" pas trop! Le Logos n'est pas une particularité de certains peuples: c'est une dimension fondamentale de l'humain dont les différentes cultures s'approchent par différents moyens.
CJ
: Vous avez raison de dire que les deux affaires sont sans rapport. Quant à l'affaire Gouguenheim je l'ai prise au sérieux. Voilà un homme qui a été l'objet d'une campagne de persécution. Il ne s'agissait pas de critiquer ses thèses, mais de mettre en cause sa compétence professionnelle. Des pétitions ont réclamé, en mots à peine voilés, son départ de l'Ecole Normale Supérieure (Lyon), signées par des intellectuels ignorants du sujet, on a battu le rappel d'anciens élèves et d'anciens professeurs de l'E.N.S. retraités, sans oublier quelques collègues en activité. Ces pétitions déshonorent leurs signataires. Une telle campagne n'a rien à voir avec un débat, mais relève d'une entreprise de type totalitaire, et je suis surpris que les autorités de l'Université soient restées silencieuses.
Pourquoi ce livre a t-il déclenché de telles passions?
CJ
: Parce que l'auteur a mis les pieds dans le plat, en mettant en cause la thèse canonique d'Ernest Renan, qui l'a proposée vers 1860 dans son livre «Averroès et l'averroïsme". Cette thèse veut que, jusqu'à une certaine époque, existe une pensée des « Arabes », qui se transmet à l'Occident et féconde les universités. Mais voici que ces gens là cesseraient de penser après le 13 e siècle! Cette thèse entrait dans un dispositif de lutte intellectuelle, en suggérant qu'une fois dit que les Musulmans avaient cessé de penser, on pourrait en dire autant des Juifs et des Chrétiens. En bénéfice, on leur accorde de nous avoir "tout apporté"! Ce sont les mêmes qui veulent que les musulmans, nous aient "apporté" Aristote, qui ferment les yeux sur ce qu'est réellement un philosophe en Islam. Or les penseurs de l'islam sont philosophes, non pas malgré l'Islam, mais dans l'Islam. Qu'ils soient des sages, des philosophes, ou des théologiens, les penseurs du XVII e siècle à Ispahan sont musulmans et seraient étonnés d'apprendre qu'ils valent quelque chose pour nous avoir apporté les Lumières grecques! En affirmant qu'ont existé des voies d'accès à la pensée grecque autre que la culture de l'islam, Gouguenheim laisse la voie ouverte pour qu'on s'intéresse aux Musulmans en tant que tels.
RB
: Gouguenheim ne dit d'ailleurs pas que les Arabes ne nous ont rien apporté, il dit qu'ils nous ont apporté moins que ce que l'on croit. Il s'est mis en colère contre cette idée qui tient le haut du pavé d'un certain milieu médiatique selon laquelle nous "devons tout" aux Arabes. Cela va jusqu'à des légendes invraisemblables. Par exemple: le roi du Maroc a lors d'un discours au festival de musique sacrée de Fez affirmé que le pape Sylvestre II avait, au Xe siècle, appris les mathématiques à l'université de Fez! Rependue dans les guides touristiques et sur Internet cette affirmation est fausse.
CJ
: Le point de vue traditionnel universitaire en France va de pair avec ce type de légende. Les Arabes nous auraient "tout apporté" pendant un laps de temps. Une manière de suggérer qu'ils sont des transmetteurs, pas des créateurs. Il faut sortir de ce malentendu et se demander ce qu'est un philosophe ou un mathématicien musulman. Pourquoi par exemple, durant le califat fatimide certains des plus grands mathématiciens musulmans étaient des chiites extrémistes. On ne peut dissocier leur foi messianique et leurs travaux scientifiques. Ce sont des configurations de savants étrangères aux nôtres et c'est cette étrangeté qui me parait devoir être assumée.
Rémi Brague vous affirmez que les musulmans récusent l'authenticité des textes bibliques et évangéliques? Comment dialoguer dans ces conditions?
RB
: L'Islam se concevant lui même comme un post christianisme le dialogue théologique est problématique, voir impossible. La Torah et l'Evangile sont pour eux des livres virtuels: ce ne sont pas ceux que nous lisons et qui auraient été trafiqués. Ils utilisent des notions qui nous sont familières, Jésus ou l'Evangile, mais qui n'ont pas le même sens. Ce qu'il faut encourager c'est l'amitié entre les personnes sans ignorer l'affectif. L'affect typique du chrétien envers l'islam est la surprise: il se demande dans quel casier ranger les musulmans. Cela peut susciter, chez certains, la haine. Pour le musulman le christianisme est plutôt une religion dépassée qui suscite tantôt le mépris sympathique que l'on a envers un vieil oncle un peu gâteux, tantôt quelque chose de plus acide: mais rarement la curiosité.
CJ
: Selon qu'un musulman conçoit le christianisme et le judaïsme comme des moments toujours vivants de la Révélation ou comme des moments dépassés, on a affaire à deux attitudes distinctes. Nombre de musulmans se demandent comment on peut encore être chrétien, étant donné que tout ce que les chrétiens vénèrent, ils prétendent le vénérer aussi. Ainsi en va-t-il de la personne de Jésus qui, selon le Coran, n'a été ni tué, ni crucifié. Ce déni doit être mis en relation avec une autre croyance : Il reviendra aux jours derniers. Jésus est le messie de L'Islam. Les malentendus naissent sur la base de certains dogmes très proches les uns des autres. Du point de vue chrétien les choses ne sont pas simples non plus. Comment concevoir que la providence divine ait permis l'Islam? Mahomet est-il l'Antéchrist, comme certains l'ont dit, ou un moment de l'économie du salut? C'est une question que s'est posé l'orientaliste chrétien Louis Massignon, qui reconnaissait l'authenticité de la foi islamique. Si nous nous entendons avec les Juifs pourquoi n'en serait t-il pas de même avec les musulmans? Car enfin certains textes talmudiques maudissent Marie comme une prostituée. D'autres considèrent Jésus comme un "bâtard". C'est inacceptable pour un chrétien.
RB
: C'est vrai mais le christianisme reconnait la légitimité de l'Ancien Testament, ce qui facilite le dialogue. Tandis que l'islam a tellement assimilé qu'il a oublié ce qu'il "digéré". C'est à l'intérieur même du Coran que cela se passe, ou l'on peut y trouver une infinité d'éléments d'origine biblique remaniés. Or le dogme en islam c'est que la Coran n'a pas d'autre origine que Dieu. Il ne peut être l'expression d'un héritage. L'islam se pense sur le modèle du don qui englobe l'avenir. D'où des aspects caricaturaux. A chaque fois que la science découvre quelque chose, un livre paru au Caire ou à Beyrouth explique que la biologie moléculaire était déjà dans le Coran...
Nos relations avec les musulmans ne sont t-elles pas liées à l'idée que nous nous faisons de l'Europe ? Si les Européens reconnaissaient ce qu'ils doivent au christianisme, le dialogue avec l'Islam ne s'en trouverait t-il pas facilité?
CJ
: Le dialogue entre chrétiens et musulmans suppose un point de vérité commune. Il y a en t-il un ou pas? Des Chiites m'ont demandé un jour: "Avez-vous un imam"? J'ai répondu oui. Est ce Aissa ibn Mariam, le Messie(Jésus)"? J'ai acquiescé et mon interlocuteur était heureux. Sans reconnaître la vérité du christianisme, sinon ils se convertiraient, mes amis musulmans m'accordent que j'ai, en tant que chrétien, l'équivalent dans mon cœur d'une autorité prophétique qu'ils reconnaissent aussi. Il ne s'agit pas de favoriser les confusions. L'islam est autre. Mais une reconnaissance est possible. Ce qui la rend d'autant plus précaire c'est la vision qu'ils se font de l'Occident. Ce qu'il leur arrive de détester de l'Occident n'a rien à voir avec la Chrétienté, c'est l'athéisme et le matérialisme. Souvenons nous qu'il y eut une époque récente où chrétiens et musulmans se comprenaient mieux qu'aujourd'hui, notamment durant l'époque coloniale où ils se côtoyaient. Il est faux de dire que la France de l'époque coloniale a systématiquement méprisé les Arabes. En témoigne l'aventure d'Ernest Psichari (3), le neveu de Renan converti au catholicisme et qui, en tant qu'officier de l'armée coloniale en Afrique a eu des relations authentiques avec eux. Autre exemple oublié : Maurice Barrès lisait Louis Massignon et connaissait la pensée du mystique soufi Halladj. Et comment oublier l'aventure de Charles de Foucauld qui disait: "je ne veux pas les convertir, je veux conquérir leur estime". Je m'inscris en faux contre la détestable thèse développée par Edward Saïd dans son célèbre livre L'orientalisme(4) qui réduit notre intérêt pour l'Orient, au 19 e siècle et au début du XX e, à une forme d'ethnocentrisme.
RB
: Il faut reconnaitre aux Musulmans des vertus que nous n'avons plus bien souvent: le courage, la fidélité, la droiture, le sens de l'honneur etc. C'est sur ce terrain là qu'il faut chercher une entente: les vertus naturelles comme l'hospitalité ou le respect des anciens. Ces vertus sont celles de l'aristotélisme et elles sont passées dans le corpus chrétien. De fait il ne peut y avoir de rencontre avec l'autre que si nous savons qui nous sommes. Or qui sommes nous nous que ne sommes même pas capables d''assumer les racines chrétiennes de l'Europe? Croire comme certains que c'est en disant que nous ne sommes plus chrétiens du tout que nous allons gagner la sympathie des fondamentalistes est une sottise. Mon expérience concrète du dialogue montre qu'ils respectent infiniment plus celui qui sait qui il est. Disons les choses simplement: oui si l'Europe était plus affirmative de ce point de vue de son identité culturelle profondément marquée par le christianisme, la relation à l'Islam y gagnerait.
(1)Soufisme : courant mystique de l'Islam qui insiste plus sur la recherche intérieure que sur l'application littérale des préceptes coraniques.
(2)Aux éditions du Seuil.
(3) Auteur notamment du Voyage du centurion.
(4) Aux éditions du Seuil.
Copyright le Figaro