Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:11
Les attaques du 11 septembre furent des attaques contre l'Amérique et son peuple. Ce ne furent pas des attaques stratégiques, visant l'obtention de quelque objectif social ou politique : ce fut une expression de haine. Certains commentaires a posteriori ont tenté de rationaliser cette haine, en l'interprétant comme une réponse à la présence des troupes américaines dans les terres saintes de l'islam ou comme une réponse aux faveurs accordées à Israël. Ces rationalisations ont été appuyées par les islamistes eux-mêmes, mais en des termes qui ne se réfèrent à aucun type de négociation. Il n'y a aucune affirmation, ni évidente ni implicite, selon laquelle l'Amérique cesserait d'être un objectif si elle se retirait des pays musulmans ou si elle cessait de soutenir l'Etat d'Israël. Tout le contraire. La politique américaine au Moyen-Orient est considérée une « preuve » de cruauté et cette cruauté existerait même si ces politiques changeaient. On dit communément que les musulmans communs considèrent les massacres du 11 septembre avec répulsion et qu'ils se dissocient des fanatiques islamistes. C'est vrai. Mais il est aussi vrai qu'une grande quantité de musulmans a joui pour les massacres et, même parmi ceux qui ne se sont pas réjouis, il y en a eu beaucoup qui étaient de l'idée que, d'une façon ou d'une autre, l'Amérique avait mérité cette punition. En outre les assassins eux-mêmes n'auraient pas pu faire ce qu'ils ont fait s'ils n'avaient pas cru que cela était permis par leur foi. Il n'y a pas de doute qu'ils avaient tort à ce propos. Mais une caractéristique particulière de la foi islamique est le manque d'une quelconque autorité centrale qui puisse décider. Il n'y a pas d'église, il n'y a pas de synode, il n'y a pas de charge suprême comparable à celle du Pape : il n'y a que les opinions contrastantes des juristes et des ayatollah, dont les écoles rivales donnent un poids différent aux paroles sacrées du Coran et qui réconcilient ses contradictions apparentes de façon à ce qu'elles créent souvent de nouvelles contradictions. Penser que les massacres de septembre ont été des événements isolés qui ne se répéteront plus serait réconfortant. Mais comme nous le savons, la poussée à les répéter est encore vive et a coûté beaucoup de victimes innocentes en Espagne et en Grande-Bretagne. Il est pour cela important de comprendre les raisons de ceux qui ont perpétré le crime et de réfléchir sur sa signification pour notre style de vie chrétien.
Le premier point sur lequel j'insiste est que les gens qui soutiennent être motivés par la conviction religieuse se trompent souvent. Le ressentiment et la haine semblent des sentiments nobles quand ils sont conçus comme des commandements divins et, même si la foi n'a pas eu de rôle dans la production de ces émotions, elle peut jouer un rôle important lorsqu'elle les rend respectables. On enseigne aux chrétiens à éviter la haine, à pardonner les ennemis et à vivre dans la justice et la charité réciproque. Cela ne leur a toutefois pas épargné de haïr et d'éprouver du ressentiment au nom de Dieu : l'histoire de l'antisémitisme en Europe en est certainement une preuve. Le deuxième point sur lequel j'insiste est que les conspirateurs du 11 septembre considéraient l'Amérique comme un symbole. En attaquant l'Amérique ils attaquaient en réalité le monde des conforts matériels et des libertés individuelles, des villes gigantesques et de l'énergie sans but, du laxisme sexuel et de l'arbitraire dans le style de vie. C'est un monde qui les avait tentés et ils n'avaient pas résisté à ses tentations. Après tout c'étaient des personnes modernes, comme toi et moi, et les personnes modernes se sentent unies par les liens des fois antiques. Mais le monde moderne est aussi un monde qu'ils regardaient avec ressentiment, car ils n'étaient pas en mesure de trouver une niche à eux. Autour d'eux ils voyaient des personnes à leur aise avec leurs libertés réciproques, chacun à une certaine distance de son voisin et heureux de partager avec la personne qu'il avait choisie de nombreux conforts dans sa cellule suburbaine autonome. Les conspirateurs sont devenus furieux contre une société qui pouvait être aussi à son aise dans une situation où eux se sentaient complètement aliénés.
Ce ressentiment du monde moderne n'a rien de nouveau. Il est présent dans la plus grande partie de la littérature moderniste européenne et américaine et dans beaucoup de politique radicale. Il prend invariablement pour cible l'Amérique, en promouvant l'illusion fausse mais séduisante que l'Amérique est la version corrompue d'un style de vie qui, sous une forme plus pure quelconque pourrait offrir l'espérance pour l'avenir. Nous ne devons toutefois pas oublier que toutes les choses pour lesquelles les personnes luttent dans le monde moderne peuvent être obtenues plus simplement et qu'elles sont amplement distribuées en Amérique. Le pays fournit une image de réussite matérielle et d'opportunités ouvertes qui n'a pas de pareille. L'Amérique ne montre pas sous une forme en quelque sorte corrompue les objectifs qui sont atteints ailleurs dans une innocence primordiale. Elle montre ces objectifs tels qu'ils sont réellement, elle y croit sans honte et se réjouit de leur réalisation. L'Amérique est ce pour quoi nous travaillons tous: donc quand nous regardons le pays avec haine, cela se passe parce qu'il nous présente un miroir. La face que nous voyons dans ce miroir est une face que nous méprisons cordialement.
L'Ambiguïté de Témoigner
Le troisième point qui devrait être mentionné, bien qu'il soit très délicat, concerne le sens du mot « martyr ». Bien que le grec martyrein et l'arabe shahada signifient tous les deux « témoigner », il y a une effective et profonde différence entre le martyr chrétien et le shahid musulman. Le martyr chrétien apporte son témoignage à travers la souffrance, assumant sur lui-même la croix du Christ. Sa foi est rendue vraie just ement par son refus de transférer son fardeau sur les autres. Tuer les infidèles et se détruire avec d'innombrables passants, pour aussi coupables que ces passants puissent être aux yeux de Dieu, n'est pas un geste de témoignage chrétien. Le témoignage chrétien signifie s'offrir soi-même comme victime sacrificielle, dans l'esprit du Christ.
L'islam au contraire s'abstient de condamner celui qui porte « témoignage » de sa foi en attaquant ceux qu'il considère ses ennemis. Bien que le Coran condamne le suicide, il ne condamne pas des gestes inconsidérés qui amèneront sûrement à la mort, mais qui sont aussi des actes de témoignage de foi. C'est pourquoi il semble que pour les musulmans il est possible de considérer comme martyrs ceux qui témoignent leur foi en apportant la mort et la destruction à des personnes innocentes, et en mourant pour le faire. Il n'importe pas non plus, aux yeux de beaucoup de potentiels shuhud que parmi leurs victimes soient compris des musulmans une sorte d'exultation inconsidérée entoure l'acte et fait de la destruction elle-même le projet qui comprend tout et qui compense tout.
Message de Compassion
A la lumière de ces observations je répondrais aux attaques du 11 septembre de la façon suivante. D'abord je ne crois pas que le ressentiment et la haine pour la sécurité et le succès qui en dérive disparaîtront. Le ressentiment est un sentiment social primaire, de ceux qui doivent être gérés. On le gère au mieux, je crois, en cultivant l'humilité et la piété, comme le font les trois grandes religions qui descendent d'Abraham. (C'est un sujet de discussion de Max Scheler, dans son libre Ressentiment, dans lequel il défend le christianisme contre l'attaque que fait Nietzsche, interprétant mal les termes de la question). En outre je suis persuadé que le ressentiment, quand il viendra à la surface, aura tendance à prendre comme objectif l'Amérique avec tout autre pays occidental qui reproduit l'abondance et la liberté américaines. Je crois aussi que le mécanisme des excuses religieuses qui a donné la possibilité à ceux qui ont perpétré les attaques du 11 septembre de se présenter comme des martyrs de leur foi, restera actif dans l'esprit de beaucoup de jeunes musulmans insatisfaits, surtout de ceux qui vivent dans le monde des tentations occidentales, loin de ce que Qutb appelait « l'ombre du Coran ». Beaucoup de ces jeunes vivent dans une nostalgie impuissante pour un monde de piété perdue et cette nostalgie exacerbe leur ressentiment contre un monde qui ignore leur vulnérabilité et leur profond besoin spirituel. Je crois toutefois qu'il y a une réponse qui pourrait éloigner la pire partie du mal que cette situation menace, et je crois que c'est un devoir des chrétiens de s'engager pour cette réponse.
Cette réponse est, tout simplement, de porter témoignage des racines religieuses de notre civilisation. L'équilibre existant entre le christianisme et l'islam dépendait de la reconnaissance partagée de l'existence de Dieu et d'un face à face existentiel enraciné dans la révélation. Les musulmans se sentent menacés par le succès et la prospérité de l'Occident parce qu'ils voient ces choses comme les produits d'un credo purement de ce monde, même athéistique. Cela fait surgir le ressentiment du moment que les commodités occidentales sont, par conséquent, imméritées et peuvent se transformer en punitions par un simple geste. Pour faire face à ce défi les chrétiens ont sûrement le devoir de montrer que leur civilisation est basée sur la foi, que ses plus grandes conquêtes ne sont pas les gratte-ciels, les MacDonald's et le système bancaire international, mais les œuvres de grâce spirituelle et de culture élevée qui transmettent des significations éternelles. Ils ont le devoir de redonner vie au message chrétien qui rappelle non pas les commodités matérielles mais le sacrifice et la compassion.
Cette manière de porter témoignage a assuré la survie des communautés chrétiennes du Moyen-Orient, malgré de fréquentes explosions de persécutions. Cela a été la raison pour laquelle les musulmans communs de Tibhirine en Algérie ont remercié Dieu pour les moines chrétiens qui vivaient parmi eux et qui subvenaient à leurs besoins. Lorsque ces moines furent ensuite martyrisés par des fanatiques, des milliers de personnes pleurèrent leur mort. L'habitude de porter témoignage a été la raison pour laquelle d'innombrables moines et sœurs du Levant sont venus en aide à leurs voisins musulmans en temps de guerre civile et de krach politique, et ils ont gagné le respect pour leur religion et pour le style de vie qui a assuré leur survie. Reprendre aujourd'hui la tradition du culte et de la prière qui fait des Européens et des Américains ce qu'ils sont et qui a amené à de longues périodes de paix entre leurs continents divisés leur redonnerait du courage.
Le 11 septembre a réveillé la conscience des gens au fait que les buts et les valeurs séculaires ne suffisent pas à les protéger de la menace qui émerge et qu'il est maintenant nécessaire de s'armer de quelque version de christianisme dont on puisse porter témoignage à travers de petits actes de sacrifice. Ce mouvement vers le témoignage chrétien se manifeste déjà en Amérique et il produit des effets sur les musulmans américains qui se sentent chez eux dans un pays où les gens recommencent à prier en public et où l'habitude de confesser ses propres erreurs ne s'est pas perdue. Un récent article de Spencer Ackerman paru dans le New Republic souligne que les musulmans en Amérique se sentent plus chez eux dans ce qu'on appelle la « Bible Belt » (ceinture de la Bible), le cœur des terres chrétiennes, plus que dans les villes sécularisées et sceptiques. Il existe une argumentation forte selon laquelle les attaques du 11 septembre n'ont pas été une attaque à la civilisation occidentale ou à sa religion, mais une attaque à la ville conçue comme une Babel, un lieu de confusion où les ambitions humaines vont au-delà d'elles-mêmes et perdent leurs fondements dans la piété et dans
l'amour de Dieu.
Cela n'est qu'une idée, mais elle suggère une autre façon dont nous, en Occident, n'avons pas réussi à porter témoignage de notre foi, c'est-à-dire notre indifférence au sort des chrétiens dans les pays islamiques et notre réticence à nous confronter avec les militants qui les persécutent. Nous avons appris par les événements libanais que les journalistes occidentaux tendent à estimer que les communautés chrétiennes sont en quelque sorte anachroniques, qu'elles ne méritent ni leur place dans la société du Moyen-Orient ni notre appui. Le silence de nos gouvernements face à la réduction en esclavage et au massacre des communautés chrétiennes du Soudan n'est pas seulement une honte, mais c'est aussi une des causes pour lesquelles les islamistes croient que nous ne méritons pas nos commodités. Il me semble que le ressentiment triomphe justement lorsque sa vision trompeuse de soi, comme la voix de Dieu contre les ennemis, est confirmée dans le fait de ne trouver aucune résistance. Le ressentiment se soigne avec le respect et souvent respect signifie opposition. En outre quand le respect est offert, il tend à être partagé. Une volonté de défense des coptes d'Egypte, des maronites du Liban, des églises assyriennes de la Demi-Lune Fertile et ainsi de suite contre les forces islamiques qui les entourent pourra amener les musulmans d'Occident à voir qu'eux aussi constituent une minorité religieuse, parmi des personnes qui ne partagent pas leurs convictions, mais qui se trouvent néanmoins dans une condition de confrontation existentielle avec eux. C'est à partir de cette reconnaissance qu'un dialogue peut commencer.