Muhammad Ali représente les idéaux les meilleurs de l’Amérique, le terroriste d’Orlando en représente le pire. Les musulmans américains doivent vivre l’héritage de Ali

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:04:52

Muhammad Ali « a rendu cool le fait d’être musulman, il a donné dignité au fait d’être musulman. Et tout cela, il l’a fait de manière à ce que personne ne puisse mettre en doute son appartenance » aux États-Unis, a-t-on dit aux funérailles du boxeur. De même que Ali représente les idéaux les meilleurs de l’Amérique, le terroriste d’Orlando en représente le pire. Les musulmans américains doivent vivre l’héritage de Ali.

Le 11 juin au soir, je suis allé dormir après avoir regardé une rediffusion des funérailles de Muhammad Ali. Le 12 juin au matin, je me suis réveillé avec la nouvelle du massacre d’Orlando. Ces deux événements représentent les pôles opposés de la vie musulmane aux États-Unis[1].

Je suis né au Pakistan et  j’avais 4 ans quand je suis arrivé au Canada en 1970. À l’époque, il y avait dans ce pays moins de 34 000 musulmans. J’ai grandi à Toronto, où j’ai fait mes études, de la maternelle au doctorat. La génération de mes parents n’est pas celle des pionniers de l’Islam au Canada. Le premier recensement canadien de 1871 (le pays moderne est né en 1867) enregistrait la présence de 13 musulmans. Quand mes parents sont arrivés à Toronto, il n’y avait en ville qu’une mosquée, et, tout près, un seul magasin qui vendait de la viande halâl. Une vieille amie de ma mère m’a raconté comment elles avaient fait connaissance, vers 1972 : ma mère traversa l’une des grandes rues de la ville pour aller à sa rencontre, parce qu’elle l’avait entendue parler ourdu avec son mari. Ma mère était si heureuse d’entendre parler sa langue par quelqu’un qui n’était pas de sa famille qu’elle se lança à travers une rue encombrée de circulation pour parler avec des inconnus. Depuis, le nombre des musulmans au Canada a considérablement augmenté : en 2001, il y en avait 579 600, mais le dernier recensement en 2011 a enregistré plus d’un million de musulmans. À présent, on entend l’ourdu partout, et les parties de hockey sont transmises même en pendjabi (langue parlée au Pendjab, région entre Inde et Pakistan, NdlR). Chose inimaginable en 1970.

 

Les héros de l’enfance

À l’époque, à la télévision, je voyais très peu de gens de couleur, et presque aucun musulman. Les seuls que je me rappelle, c’étaient les athlètes afro-américains Kareem Abdul Jabbar et le plus grand de tous les temps, Muhammad Ali. Ce sont eux les héros musulmans de mon enfance, et quarante ans plus tard, ils restent des modèles sur la manière d’être musulman.

À 32 ans, je me suis transféré à Los Angeles, où j’ai vécu ces vingt dernières années. Il faut souligner que les musulmans américains sont très différents des communautés musulmanes d’Europe ou du Canada, où nous sommes présents comme minorité dans un contexte occidental. Les musulmans canadiens n’ont pas la même histoire que les musulmans américains. La petite population musulmane présente au Canada à la fin du XIXe siècle était incomparablement inférieure au nombre d’esclaves musulmans présents en Amérique depuis des générations, et dans la vie musulmane canadienne, il n’y a rien qui ressemble aux musulmans afro-américains, qui représentent au moins un quart des musulmans américains. Les musulmans afro-américains font depuis des siècles partie de l’histoire des États-Unis.

La situation est nettement différente en Europe, tant parmi la population musulmane que parmi les non-musulmans. En Europe, chacune de ces populations tend à être bien plus homogène qu’elle ne l’est aux États-Unis. Ainsi, en Grande Bretagne, la majorité des musulmans provient du sud de l’Asie. En France, les musulmans proviennent généralement d’Afrique du Nord, tandis qu’en Allemagne, ce sont d’habitude des Turcs ou des Kurdes. En Amérique, la situation est différente : ici, les musulmans sont dans une même proportion afro-américains, originaires du Sud-est Asiatique, ou du Moyen-Orient (si l’on ne considère que les trois groupes majoritaires). En outre, la définition de ce que signifie être français, anglais ou allemand est beaucoup plus restreinte par rapport à l’être américain, qui incorpore toutes ces identités européennes et bien d’autres encore.

Et puis il y a une différence socio-économique. Les musulmans américains constituent une histoire américaine de réussite : ils sont aisés et généralement exercent des professions libérales. Il y a par exemple des milliers de médecins musulmans américains, 20 000 selon les chiffres de l’Association médicale islamique d’Amérique du Nord. Les musulmans européens, eux, sont plus marginalisés, ils appartiennent souvent à une classe socio-économique plus basse, connaissent des taux de chômage plus élevés. Parfois, et c’est souvent le cas en Allemagne, ils ont le statut d’immigrés ou de travailleurs-hôtes, non de citoyens.

Enfin il y a une différence entre la laïcité américaine, qui ne cherche pas à abolir la religion mais à donner, de façon équitable, une place à toutes les religions, et différents types européens d’États non-confessionnels qui cherchent à rendre l’espace public non-religieux. Aux États-Unis, les musulmans américains sont libres de vivre leur propre Islam dans l’espace public. De très nombreux musulmans américains le font, et personne ne l’a fait mieux que le héros de mon enfance, le plus grand de tous les temps.

 

« Vole comme un papillon, pique comme une abeille »

Muhammad Ali est né Cassius Clay à Louisville et a atteint une gloire nationale en remportant une médaille d’or aux Jeux Olympiques de Rome en 1960 dans la catégorie des boxeurs poids mi-lourds. La même année, Clay devient professionnel et acquiert de la notoriété tant par son verbe que par son talent sur le ring. La poésie qu’il invente avec son homme de coin Drew Bundini Brown (« Vole comme un papillon, pique comme une abeille ») a pris un sens profond pour la culture américaine.

En 1964, à 22 ans, Clay – il le reconnaît lui-même – « bouleverse le monde » en battant en six rounds Sonny Liston, devenant ainsi champion du monde des poids lourds. Quelques années auparavant, il avait participé aux assemblées de la Nation of Islam, et y avait rencontré Malcolm X, qui, en sa qualité d’ami et de conseiller, allait faire partie de l’entourage de Clay lors de la rencontre avec Liston. Après la rencontre, Clay proclama publiquement sa conversion et reçut le nom de Muhammad Ali que lui donna Elijah Muhammad, l’un des chefs de la Nation of Islam. Quand Malcolm X quitta la Nation of Islam à la suite de ses problèmes avec Elijah Muhammad, Ali rompit avec son vieil ami.

Ali n’était pas un saint. Il savait être cruel, d’une arrogance comparable à son incomparable habileté. Lorsque, durant un match, Ernie Terrell s’obstinait à appeler Ali par son vieux nom, celui-ci s’acharna sur lui pendant les quinze rounds tout entiers alors qu’il aurait pu terminer le combat beaucoup plus tôt, en répétant à Terrel : « Comment dis-tu que je m’appelle ? ». Et pourtant, Ali avait aussi une conscience. Quand on le déclara apte pour être enrôlé pour la guerre au Vietnam, Ali refusa, invoquant ses nouvelles convictions islamiques. Ses paroles sont restées célèbres : « La guerre est contre les enseignements du Saint Coran. Je ne cherche pas à éviter la conscription. Nous ne sommes tenus à prendre part à aucune guerre qui n’ait pas été déclarée par Dieu ou par le Messager [Elijah Muhammad]. Nous ne participons pas à des guerres chrétiennes ou à des guerres d’infidèles ». Plus célèbres encore, ces mots de Ali sur le racisme dont il avait été victime en Amérique : « Je n’ai rien contre les Vietcong, aucun Vietcong ne m’a jamais appelé nè*re ». Son objection de conscience se fondait sur l’enseignement de la Nation of Islam, et Elijah Muhammad avait été lui aussi incarcéré pour avoir refusé de servir lors de la deuxième guerre mondiale.

Le 28 avril 1967, Ali refusa de s’enrôler, fut arrêté et privé des titres qu’il avait conquis sur le ring. Ali n’alla jamais en prison, mais il ne put combattre pendant plus de trois ans. Pensons-y un instant : il avait 25 ans, il se trouvait au sommet de sa forme physique, et il était depuis trois ans le champion invaincu des poids lourds. Il n’aurait probablement couru aucun danger au Vietnam, et ce n’était pas une question de lâcheté. Près de dix ans plus tôt, Elvis Presley avait été enrôlé dans l’armée américaine. Elvis avait refusé tout privilège attaché à quelque fonction spéciale, mais il ne dut jamais monter en première ligne parce qu’à ce moment-là, il n’y avait aucune guerre. Il fut en revanche assigné à une base militaire américaine dans l’Allemagne de l’Ouest. Le Champion très probablement n’aurait pas fini en première ligne. Il aurait pu être une célébrité s’exhibant pour tenir haut le moral des troupes. Mais pour lui, en tant que musulman, musulman noir, la guerre du Vietnam était une erreur. En 1967, Ali n’était pas aussi populaire qu’aujourd’hui, et il paya sa décision d’un prix très lourd, empêché qu’il était de gagner de quoi vivre avec l’activité qui était la sienne, et au sommet de sa carrière.

Le cas de Ali arriva jusqu’à la Cour suprême des États-Unis : celle-ci, le 28 juin 1971, se prononça à l’unanimité pour la révocation de la condamnation. Elle le fit en s’appuyant sur un détail technique, du moment que la Cour d’appel n’avait jamais expliqué pour quelle raison on avait nié à Ali le statut d’objecteur de conscience. En tout état de cause, le boxeur était libre et pouvait reprendre son activité.

La suite de son histoire sur le ring est bien connue des passionnés du sport : Ali premier boxeur à devenir trois fois champion du monde des poids lourds. En 1975, il suivit Warith Deen Mohammed (le fils de Elijah Muhammad, NdlR), qui porta la Nation of Islam de son père dans l’orthodoxie sunnite. Ali commença à faire du prosélytisme pour l’Islam et à distribuer des opuscules avec son autographe, certain que ceux qui les recevaient allaient ainsi les conserver. Et quand les gens commencèrent à savoir ce qu’il avait fait dans les années 1960, Ali devint un héros, non seulement pour ses qualités d’athlète, mais aussi pour son engagement pour les droits civils. Qui pourrait oublier la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’Atlanta en 1996 ? Janet Evans, une des championnes de natation à avoir obtenu le plus de médailles aux Jeux, était la dernière porte-flambeaux, et tout le monde pensait que c’était elle qui allait allumer la flamme olympique. Mais l’athlète passa le flambeau à Ali, qui le tint haut dans sa main droite – la main gauche tremblant à cause du mal de Parkinson. Dans le silence de la foule, c’est lui qui allait faire jaillir la flamme, comme il le fit aussi aux Jeux Olympiques d’hiver de Salt Lake City en 2002.

 

Un rite funèbre extraordinaire

Les funérailles de Ali ont été un spectacle débordant d’amour pour lui. Un héros américain aimé, un musulman américain aimé, revenait chez lui. Les funérailles publiques se sont déroulées la première semaine de Ramadan, le 10 juin 2016, dans sa ville natale de Louisville, dans le Kentucky. Selon la volonté de Ali lui-même, ce fut un événement inter-religieux, où sont intervenus des leaders religieux, des membres de sa famille, des célébrités et des hommes politiques, et qui s’est terminé sur un éloge funèbre prononcé par l’ex président Bill Clinton. L’organisateur de cette cérémonie funèbre a été un ami, Timothy Gianotti, qui a été l’assistant spirituel de Muhammad Ali et de sa famille, et que j’ai connu après avoir passé ma licence comme lui à l’Université de Toronto. Les funérailles ont commencé par une procession dans les rues de la ville natale de Ali, et se sont terminées avec la sépulture musulmane dans le cimetière de Cave Hill. Le jour précédent, Ali avait eu aussi un rite funéraire musulman traditionnel, ou janâza : à sa mort, son corps a été lavé et enveloppé dans un linceul, et on a prié pour lui selon l’usage islamique. Les musulmans d’Amérique et du monde entier ont été invités à réciter les prières funèbres pour notre frère musulman défunt. Cela a été un rite extraordinaire. L’endroit où il a été célébré, le Kentucky Exposition Center de Louisville, est proche de la Freedom Hall, où, le 29 octobre 1960, Ali avait défié Tunney Hunsaker lors de sa première rencontre de boxeur professionnel. J’ai suivi les funérailles de Los Angeles, où je me trouvais, sur la chaîne YouTube de Fox 10 News, le réseau de la Fox qui transmet de Phoenix, en Arizona. Ironie du sort : un réseau de télévision, la Fox – qui ne brillait certes pas pour la bienveillance de ses services envers les musulmans –, qui transmettait en direct l’intégrale du rite funèbre islamique pour Muhammad Ali. Alors que je revenais chez moi en voiture, j’ai entendu à la radio CBS la partie psalmodiée du Coran pendant les funérailles : c’était la première fois que j’entendais les informations rapporter la nouvelle d’un enterrement musulman.

La janâza a été conduite par l’imam Zaid Shakir, célèbre imam américain de Californie et co-fondateur du Zaytuna College, le premier collège musulman d’arts libéraux accrédité aux États-Unis. Parmi ceux qui portaient le cercueil figuraient le cheikh Hamza Yusuf (autre co-fondateur du Zaytuna College) et la star internationale Yusuf Islam (Cat Stevens). L’imam Zaid a expliqué à la foule ce qui allait se passer, vu que la prière funèbre est unique et ne prévoit aucune inclination ni prostration, mais seulement quatre cycles de prières durant lesquels l’assemblée reste debout. La prière funèbre a été suivie d’une psalmodie du Coran, dont les paroles ont été ensuite traduites par le cheikh Hamza. Ensuite, trois personnes ont été invitées à tenir une brève allocution à la foule : Sherman Jackson, professeur à la University of Southern California et l’un des plus important chercheurs musulmans des États-Unis, Dalia Mogahed, ancienne directrice du Gallup Center for Muslim Studies, et Khadijah Sharif-Drinkard, avocate qui supervise les affaires légales et économiques de la Black Entertainment Television (BET) pour les bureaux de New York. Le fait que deux des trois orateurs étaient des femmes musulmanes (et également femmes d’affaires de succès) est un élément important qui souligne l’accès à des fonctions de direction de nombreuses femmes musulmanes américaines.

Sherman Jackson est l’un des plus importants intellectuels musulmans américains, c’est mon mentor et mon ami depuis des années. Quelques lignes de son allocution, brève et brillante, permettent de saisir, en Muhammad Ali, l’entrecroisement de l’identité américaine et musulmane :

 

Icône culturelle, Ali a su rendre cool le fait d’être musulman. Ali a donné dignité au fait d’être musulman. Ali a rendu important le fait d’être musulman. Et tout cela, il l’a fait de manière à ce que personne ne puisse mettre en doute son appartenance à ce pays. Ali a mis un point final à la question de savoir si on pouvait être à la fois musulman et américain. Mieux, il a mis cette question K.O. Avec sa disparition, espérons que cette question soit ensevelie avec sa précieuse dépouille. Ali a aidé ce pays à s’approcher de ses idéaux. Il a aidé l’Amérique à faire et à voir des choses qu’elle n’était pas d’elle même encore prête à faire ou à voir. Et grâce aux efforts héroïques de Ali, l’Amérique est aujourd’hui un endroit meilleur pour nous tous. Ali n’appartient pas seulement aux musulmans de ce pays. Ali appartient à tous les Américains. Si vous êtes américains, Ali fait partie de votre histoire, il est partie de ce qui vous fait ce que vous êtes, et comme américain, Ali vous appartient, et vous aussi vous devriez être fiers de ce pan précieux de votre héritage américain.

 

Plus d’un demi-siècle plus tôt, le 27 février 1965, Ossie Davis avait prononcé l’éloge funèbre de Malcolm X. Paroles devenues célèbres : « Malcolm était notre être hommes, notre être des hommes noirs et vivants ! C’est cela qu’il signifiait pour son peuple. En lui rendant hommage, nous rendons hommage au meilleur de nous-mêmes ». Ali, comme l’a souligné le professeur Jackson, n’était pas seulement pour son peuple, mais pour tout le peuple. Si Malcolm était notre être hommes, alors, Ali était notre humanité[2], avec une vie vécue pour le monde entier. Une vie vécue dans la complexité et dans la contradiction, dans le triomphe et dans la tragédie. Une vie de changement et de métamorphose. Une vie américaine emblématique vécue par un musulman américain emblématique.

 

Islam en Occident

On entend souvent parler d’ « Islam et Occident », ou « Islam et Amérique » : ceci offre une image de deux réalités qui s’excluent l’une l’autre. Si nous changeons un seul mot, nous obtenons en revanche « Islam en Occident » ou « Islam en Amérique ». Ce petit changement fait toute la différence. Au lieu d’opposer deux factions en guerre entre elles, « Islam » et « Amérique », nous voyons la connexion entre elles. L’Islam est certainement une religion « occidentale » qui partage, avec l’Hébraïsme et le Christianisme, des racines profondes. Du point de vue religieux, les musulmans sont beaucoup plus proche des juifs et des chrétiens que ne le sont les religions « orientales » comme l’Hindouisme ou le Bouddhisme. Les musulmans constituent aussi une présence forte en « Occident ». L’Islam est la seconde religion quant à sa diffusion au Canada, en Grande Bretagne, en France, et peut-être aussi aux États-Unis. L’expression « Islam en Occident » reconnaît l’héritage entrecroisé de l’Islam et de l’Occident. L’Occident ne serait pas ce qu’il est sans la contribution des musulmans. Il suffit de penser un instant à notre système de chiffres, par exemple, et de se demander s’il est plus facile de faire les multiplications et les divisions avec les chiffres arabes ou avec les chiffres romains. Le système numérique a sans aucun doute des origines indiennes, mais ce sont les arabes qui lui ont donné son nom. Et pourtant, souvent, nous ne voyons pas les liens qui nous unissent, et les gens en Amérique ont souvent peur des musulmans, ou éprouvent de la haine contre eux.

Les musulmans américains ont servi dans l’armée dès les temps de la révolution américaine. Lors de la guerre civile, près de 300 soldats musulmans ont pris part aux combats ; ce n’est pas un grand chiffre, mais il dément l’idée, consolidée, selon laquelle les musulmans seraient de nouveaux venus aux États-Unis. Vers la fin de 2015, selon des données du Département de la Défense cités par ABC News, 5 896 musulmans prêtaient service dans les forces armées américaines, mais le chiffre pourrait être plus élevé, vu que près de 400 000 personnes n’ont pas déclaré leur appartenance à une religion. Quoi qu’il en soit, près de 6 000 musulmans prêtent service dans les forces armées américaines et contribuent ainsi à la défense du pays.

En Amérique, nous continuons à penser à la violence comme un phénomène propre uniquement aux musulmans, et nous ne semblons pas nous apercevoir de la violence qui nous entoure. Charles Kurzman, sociologue de l’université de la Caroline du Nord, étudie le terrorisme musulman qui s’est développé chez nous. Les chiffres malheureusement sont au-dessus du zéro idéal. Mais ils sont de beaucoup inférieurs à ce que l’on croit. En 2015, par exemple, les fusillades commises par des musulmans d’Amérique ont coûté la vie à 19 personnes : 14 dans la fusillade de San Bernardino (je me refuse à faire de la publicité aux assassins en les nommant), et 5 de la main d’un terroriste à Chattanooga. Les victimes sont moins nombreuses que le nombre de vétérans américains qui se suicident chaque jour (22 environ), et correspondent à peu près au nombre d’américains qui sont tués toutes les huit heures. Mais malheureusement, ces données ont changé en 2016.

 

Le massacre dans la discothèque

Le 12 juin 2016, moins de deux jours après les funérailles de Muhammad Ali, un musulman américain a tué 49 personnes et en a blessé 50 dans la fusillade de masse la plus tragique des États-Unis. Le meurtrier était connu des forces de l’ordre, et avait été interrogé à plusieurs reprises sur ses liens avec le terrorisme. Son ex-femme a déclaré au Washington Post que son mari « n’était pas une personne équilibrée » et l’avait battue. Un ex-collègue de travail l’a décrit au Los Angeles Times comme un homme « en colère contre le monde » ainsi que « fou et instable ». Et pourtant, il a pu, la semaine avant la fusillade, acheter des armes légalement.

Encore que sur un mode horrible, le terroriste lui aussi représentait l’Amérique, et a mis en lumière ce qu’il y a de pire dans notre société. Il était homophobe et a choisi d’attaquer un nightclub LGBTQ pendant le mois du Gay Pride. Malheureusement, les LGBTQ américains sont les personnes les plus exposées aux attaques violentes liées aux crimes de haine. Selon certains rapports, l’agresseur avait fréquenté le nightclub, il avait également navigué sur des sites de rencontres homosexuelles, et son ex-femme et un camarade de classe estiment qu’il pouvait être homosexuel. Son homophobie donc pourrait avoir surgi de son identité sexuelle, qu’il pourrait avoir voulu supprimer. L’agresseur en outre a attaqué le nightclub au cours de la nuit « latine », de ce fait la plupart des morts et des blessés étaient des LGBTQ d’origine sud-américaine. Une double tragédie, donc, vu que les victimes étaient marginalisées aussi bien du fait de leur appartenance ethnique que pour leur sexualité.

Comme nous l’avons déjà observé, l’agresseur a perpétré le massacre avec des armes achetées légalement. En Amérique, les morts provoquées par des armes à feu sont un malheur et une honte nationale. Lors du débat qui a suivi le massacre, on n’a guère relevé que le killer avait utilisé des armes achetées intentionnellement pour tuer. Par définition, les armes d’assaut sont projetées pour tuer un grand nombre de personnes. Une carabine peut être utilisée pour chasser, un fusil ou un pistolet pour la défense personnelle, mais la seule raison de posséder un fusil d’assaut, c’est de tuer beaucoup de gens. Et pourtant aux États-Unis, il est facile de se procurer un fusil d’assaut, même pour quelqu’un qui, depuis 2013, était contrôlé par le FBI.

Appelant le 911 (numéros des urgences aux USA, NdlR) pendant la fusillade, l’homme a proclamé sa fidélité à l’État Islamique. Il avait auparavant publié sur Facebook des déclarations islamiques extrémistes. De toute évidence, son interprétation de l’Islam est un élément important, et cette partie de son background requiert une enquête. Mais des gens appartenant à d’autres religions ont commis eux aussi des fusillades de masse, et l’homophobie, malheureusement, n’est pas une exclusive de l’Islam. Matthew Shepard[3], pour ne citer qu’un seul, tragique exemple, n’a pas été torturé et tué par al-Qaïda.

Les groupes musulmans américains se sont dépêché de condamner les fusillades (comme ils le font toujours), et de rappeler aux gens que leur solidarité va aux victimes, et non au bourreau. De surcroît, ces fusillades ont incité de nombreux musulmans à réfléchir sur l’homophobie dans leurs communautés et peut-être à repenser leurs convictions sur l’homosexualité. Il y a encore beaucoup à faire, dans les communautés musulmanes tout comme dans les non-musulmanes, pour établir la corrélation entre misogynie, homophobie et autres crimes de haine.

Encore qu’il y ait parmi les musulmans américains de grandes différences quant au degré et au genre d’observance religieuse, je n’arrive pas à comprendre comment, en plein mois de Ramadan, un musulman puisse commettre un homicide de masse contre des civils innocents. Ce que je vois, c’est un jeune en colère qui se procure une arme et tue des personnes dont la seule faute a été de fournir des cibles à sa colère. Le tireur avait des tendances antisociales semblables à celles de ceux qui agissent en « loup solitaire ». Adhérer à une « cause » comme Daech pourrait lui avoir fourni une sorte de contact, si biscornu fût-il, avec les autres, et le faire sentir moins solitaire.

Cette fusillade a été horrible, la plus grave de l’histoire américaine. Mais il ne s’agit pas d’un fait isole. Après cette tragédie, le président Barack Obama a dû tenir son seizième discours public sur les fusillades de masse durant sa présidence. Il l’a fait dans la salle James Brady, qui porte – en son honneur – le nom de l’attaché de presse de la Maison Blanche, blessé à coups de feu en 1981 lors de l’attentat contre le président Ronald Reagan.

Si Muhammad Ali représente les idéaux les plus élevés de notre pays, l’auteur de l’attentat d’Orlando en représente le pire. Les musulmans américains doivent vivre l’héritage de Muhammad Ali. Nous devons continuer à lutter, comme lui l’a fait, pour la justice. « Le service que vous rendez à votre prochain est le loyer que vous payez pour votre chambre ici-bas sur terre », devait souvent répéter Ali. Nous ne devons pas seulement nous rappeler ces paroles, nous devons agir pour les réaliser. C’est ainsi que nous pourrons vivre ce qu’il y a de meilleur dans nos idéaux, comme américains et comme musulmans.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[1] Cet article est une synthèse des thèmes développés dans mon dernier livre Muslims and the Making of America, Baylor University Press, Waco (TX) 2016.

[2] L’original anglais joue ici sur la différence entre les termes manhood « être un homme adulte » et humanity « le caractère essentiel et distinctif de la personne humaine » (NdlR).

[3] Il s’agit d’un étudiant mort en 2008 après avoir été volé et sauvagement battu par deux individus. Pendant le procès, les coupables avouèrent qu’ils avaient agi par haine pour les tendances homosexuelles du garçon (NdlR).

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Amir Hussain, « Comment l’Islam est devenu « américain » », Oasis, année XIII, n. 24, décembre 2016, pp. 63-72.

 

Référence électronique:

Amir Hussain, « Comment l’Islam est devenu « américain » », Oasis [En ligne], mis en ligne le 21 février 2017, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/comment-lislam-est-devenu-americain.

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