L’histoire de ce quartier de Bruxelles d’où sont partis les terroristes des attentats de 2015 à Paris montre que pour faire barrage au radicalisme l’émergence d’un leadership islamique formé et courageux est nécessaire

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:04:53

Le procès de Salah Abdeslam, dernier terroriste vivant à l'origine des attentats de novembre 2015 à Paris, s’est ouvert lundi 5 Février à Bruxelles. Le terroriste le plus recherché d'Europe avait été capturé à Bruxelles, quelques jours avant les attentats du 22 Mars 2016 dans la ville, lors d'une opération de police menée à Molenbeek. Dans Oasis n. 24 nous avons écrit à propos de cette municipalité de Bruxelles au coeur de l'enquête sur les attentats de Paris. Pour lire tous les contenus de Oasis vous pouvez acquérir une copie ou vous abonner.

 

Plusieurs des auteurs des attentats du 13 novembre à Paris étaient originaires de Molenbeek-Saint-Jean, un quartier de Bruxelles qui depuis est devenu la cible de propos agressifs en France, en Italie, aux États-Unis et ailleurs. Ce réseau, lié à des djihadistes belges qui sont partis combattre en Syrie dans les rangs de l’État Islamique dans les années 2013-2014, a prolongé son action avec l’attentat à l’aéroport et à la station Maelbeek du métro de Bruxelles le 22 mars 2016. À la lumière de ces événements, il est légitime de se demander s’il existe un effet Molenbeek sur le radicalisme islamique et s’il y a des leçons à en tirer.

Molenbeek (littéralement Molen = moulin, Beek = ruissseau : « le ruisseau du moulin ») n’est pas un faubourg ou une banlieue de Bruxelles comme on l’a écrit dans la presse. Comme réalité urbaine on peut le considérer comme un gros quartier de 92 000 habitants de l’agglomération bruxelloise, qui compte un million d’habitants. Mais du point de vue administratif, Molenbeek est une municipalité à part entière comme les autres 18 communes qui forment la capitale belge.

Molenbeek est à une vingtaine de minutes à pied de la Grande Place 

Cet échafaudage politique administratif des 19 communes est à comprendre dans la logique d’un certain conservatisme belge, qui attribue une valeur considérable aux autonomies communales. Ainsi par exemple le bourgmestre (le maire, NdlR) est chef de la police locale. La commune peut ouvrir des écoles, primaires et secondaires.
L’agglomération bruxelloise prend son nom de la commune qui en est le centre historique (Bruxelles-ville), celle de la Grande Place, des bâtiments de l’État, des musées. Lors de la constitution de l’État belge en 1830, à cette commune centrale, dont on avait abattu les murs d’enceinte médiévaux à l’époque de Napoléon, se sont agrégés des villages ruraux environnants, dont celui de Molenbeek.

Molenbeek est à une vingtaine de minutes à pied de la Grande Place et à trois-quatre stations de métro du centre. Il est un peu coupé du centre par le Canal construit au XVIIIe siècle, reliant Bruxelles avec le grand port d’Anvers. Sur le plan territorial, Molenbeek et les autres 18 communes sont en totale continuité urbaine, ce qui fait qu’un voyageur non autochtone ne sait pas dans quelle « commune » il se trouve – à la différence des habitants de l’agglomération, qui connaissent bien, eux, les confins entre une commune et l’autre[1].

L’aspect démographique

Molenbeek est situé donc dans une ceinture territoriale qui s’est développée au XIXe siècle autour de Bruxelles-ville, constituée surtout de populations ouvrières, de petite classe moyenne travaillant dans de petites industries (brasseries, petite sidérurgie, ameublement, ateliers de confection). Cette ceinture urbaine, surtout dans la partie la plus proche du centre, a commencé à se vider à partir de la première guerre mondiale, les classes moyennes préférant aller habiter dans une deuxième ceinture verte, plus en hauteur et plus salubre, de Bruxelles. Il s’est constitué ainsi une zone qui entoure les trois-quarts de Bruxelles-ville correspondant à ce que les sociologues britanniques appelaient les inner cities.

C’est à partir des années 1960 que dans cette ceinture se sont implantées dans un marché libre du logement les nouvelles immigrations, notamment marocaines et turques. Il s’agit d’un habitat pauvre, avec loyers modérés, et, à partir des années 1970, d’anciens ateliers abandonnés. À cela s’ajoute le fait que dans les années 1970 vont s’orienter vers Molenbeek des familles qui habitaient dans le Quartier Nord (près de la gare du Nord) pour laisser place au « projet Manhattan » (les grandes tours qui longent la gare du Nord). À Molenbeek d’ailleurs il y a toujours une petite, mais significative présence italienne de l’immigration des années 1960-70. Depuis les années 2000 une importante population d’origine africaine sub-saharienne s’est également implantée, ainsi que d’autres populations (Kossovo, Tchétchénie…)

Ici habitent quelques 36 000 musulmans

C’est dans cette ceinture dont Molenbeek fait partie que se concentrent au moins 80 % des 250 000 musulmans qui habitent Bruxelles. On peut donc parler d’une ceinture musulmane de Bruxelles. Ils sont en grande majorité citoyens belges, car depuis les années 1990 la Belgique a adopté une politique d’intégration par la nationalité très poussée. Si on considère que 40 % d’entre eux sont nés en Belgique, on ne peut plus associer les musulmans à l’idée de l’étranger, de l’immigré, même si l’histoire de leur présence a commencé ainsi.

À Molenbeek habitent quelques 36 000 « musulmans », dont 27 000 d’origine marocaine. Ils vivent surtout dans la partie vers le centre, les quartiers plus périphériques, plus verts, étant habités surtout par une classe moyenne. Cet état de choses est le résultat à la fois d’une dynamique d’attraction et de regroupement propre à toute migration, et d’un marché secondaire du logement offrant des maisons à faible loyer. En ce sens il n’y a presque pas à Bruxelles de situation comme dans les banlieues françaises avec des concentrations des « habitations à loyers modéré » (les HLM), résultant d’une politique publique de logement social.         Reste à établir s’il y a une particularité due à la forte présence de population originaire du Rif marocain, qui a une longue tradition d’opposition au pouvoir et de particularisme.

Les autres contextes européens

Une comparaison avec d’autres contextes européens est utile pour comprendre la présence musulmane de Molenbeek. En Europe les musulmans constituent en moyenne 4-5 % de la population et sont essentiellement un fait urbain. En Belgique ils sont 6 %, en Italie 2-3 %. Si à Milan ils sont 10 % au maximum, à Bruxelles ils constituent 22 %, et on arrive à 30 % pour les jeunes de moins de 25 ans. En Europe dépassent les 20 % Birmingham et Bradford au Royaume-Uni, Marseille et Roubaix en France, Stockholm et Malmö en Suède, Rotterdam aux Pays-Bas. À Molenbeek les musulmans sont 39 %, à Schaarbeek 37 %, à Bruxelles-ville 29 %, à Anderlecht 27 %.

Cette présence musulmane est indissociable de la réalité plus générale de Bruxelles, ville cosmopolite où la moitié du million d’habitants est née hors de Belgique, dont 20 % en Europe et 30 % hors Europe. Il s’agit d’un cosmopolitisme d’en haut et d’en bas : celui d’en haut est représenté par les fonctionnaires des institutions européennes, de l’OTAN, des centaines de lobbies qui assiègent les institutions européennes, et les dirigeants des multinationales, tous ayant des hauts revenus et consommant la ville bruxelloise sans y participer.

Bruxelles est ainsi une véritable « global city » au sens donnée par la sociologue américaine d’origine néerlandaise Saskia Sassen. Mais elle est une global city également dans le sens d’une articulation croissante des réalités locales aux réalités mondiales

Celui d’en bas est constitué par les immigrés récents, clandestins, réfugiés, travailleurs venant de tous les pays : de Pologne, de Russie, des pays Baltes, de Roumanie, de Bulgarie, d’Afrique subsaharienne, d’Asie. Ce sont ceux que l’anthropologue Alain Tarrius a appelés « les fourmis de la mondialisation ». Entre les deux se trouvent les musulmans, citoyens belges, immigrés depuis quelques décennies, en partie en mobilité sociale ascendante, mais en partie trouvant difficilement leur place pour de multiples raisons : chômage structurel, discrimination, auto-enfermement pour des raisons religieuses, modèles éducatifs familiaux.

Bruxelles est ainsi une véritable « global city » au sens donnée par la sociologue américaine d’origine néerlandaise Saskia Sassen. Mais elle est une global city également dans le sens d’une articulation croissante des réalités locales aux réalités mondiales. Une articulation par la circulation de personnes, idées et marchandises qui donne lieu à de nouveaux assemblages et nouveaux ajustements, lesquels à leur tour demandent du temps, des énergies sociales, de l’innovation, des essais et des erreurs.

Implantation religieuse islamique

Comme dans toute la Belgique et dans toute l’Europe la population musulmane de Molenbeek s’est islamisée fortement à partir des années 1975-80. Il ne s’agit pas de n’importe quel Islam, mais d’une implantation religieuse favorisée par des institutions et des groupes spécifiques : la Jamâ‘at al-Tablîgh, le mouvement piétiste qui a fortement contribué à l’islamisation marocaine rigoriste dans les années 1980-90 ; la mosquée al-Khalîl, fondée par la branche syrienne des Frères musulmans, avec son école islamique privée ; la mosquée proche du Parti de la Libération (Hizb al-Tahrîr), une organisation islamiste radicale prônant l’instauration du Califat, née d’une scission au sein des Frères musulmans à cause de leur option pour la voie électorale en Égypte et en Jordanie ; enfin plusieurs lieux de prédication et d’enseignement salafiste.

À côté de cela, bien entendu, il y a des mosquées et des salles de prières sans aucune connotation politique ou radicale. Mais à Molenbeek (aussi bien que dans d’autres communes, où toutefois le phénomène est moins visible) on a semé au fil des décennies un certain type d’Islam qui, bien que n’étant pas toujours et explicitement un Islam radical, a préparé le terreau où le radicalisme pouvait s’enraciner.

Comme dans toute l’Europe, un enthousiasme religieux s’est instauré qui s’est exprimé dans la construction de mosquées et, sous l’influence piétiste et salafiste, dans la surenchère d’un Islam normatif, régulant le halâl (le licite), et fondé sur les normes de comportement et le dévotionnalisme. La présence religieuse dans la « ceinture musulmane » de Bruxelles est considérable : à Molenbeek plus de vingt mosquées, 35 dans le territoire avoisinant d’Anderlecht et Koekelberg, 77 sur la totalité bruxelloise. À cela il faut ajouter les associations islamiques, les librairies islamiques, les lieux de formation. En somme une densité d’offre religieuse considérable, marquée en majorité par les deux visions, politique et piétiste.

À ce propos nous pouvons proposer trois considérations :

1) Cette diffusion religieuse est le prix à payer dans nos sociétés qui garantissent la liberté religieuse. En effet, dans la conjoncture du monde musulman des dernières décennies, c’est un certain type d’Islam qui s’est diffusé.

2) Lorsqu’il se produit une concentration de population qui se construit autour d’une identité propre, différente du reste, naissent des phénomènes d’auto-organisation. Je ne dirais pas de ghetto : à Molenbeek il n y a pas de ghettos, mais certainement des espaces marqués ethno-religieusement et qui ont tendance à s’auto-centrer sur le plan social, culturel, même commercial, par les commerces ethniques et halâl, d’autant plus en raison des messages religieux surtout piétistes et salafistes. Molenbeek n’est pas non plus un lieu de désorganisation sociale ; il s’agit plutôt d’une modalité particulière d’organisation sociale dans la ville. On pourrait évoquer ce qu’écrivait William Foote Whyte, le sociologue auteur du célèbre Street corner society, publiée en 1943 et portant sur un quartier italien de Boston, qu’il appelle du pseudonyme de Cornerville : « Le problème de Cornerville – écrit-il – ce n’est pas le manque d’organisation ; c’est le fait que son organisation sociale ne parvient pas à s’adapter à la structure sociale qui l’englobe »[2]. Au lieu de dire « ne parvient pas à s’adapter » on pourrait dire « est différent ».

Cette auto-centration concerne également la jeunesse : celle-ci pour des raisons ethniques et sociales reste à l’intérieur de ces réseaux, avec peu de contacts avec le reste de la jeunesse, et ceci tant pour les garçons que pour les filles. Il se créé ainsi un entre-soi. Il ne faut pas généraliser, mais il s’agit d’une tendance qui révèle la difficulté de sortir de son milieu (pour des raisons externe et pour des raisons internes), il manque des lieux de socialisation communs à la jeunesse. C’est entre autre ce que j’avais constaté dans ma recherche sur Bruxelles[3] : les jeunes musulmans sont sur-socialisés religieusement et sous-socialisé dans les relations contextuelles, dans des associations de jeunes, et ceci malgré le sport, qui joue un rôle majeur. Mais dans ce domaine également on assiste à Bruxelles à la tendance à un accroissement d’activités sportives intra-ethnique, voire intra-religieuses. Cela se produit nonobstant la grande ouverture à la participation politique, avec de nombreux élus d’origine marocaine ou turque dans des listes socialistes, chrétiennes démocrates, écologistes (mais pas libérales) ; malgré une politique multiculturelle et des politiques sociales intégratrices ; malgré la proximité du pouvoir politique communal ; et malgré également une politique d’assainissement urbain mis en œuvre depuis les années 1980. Molenbeek est une commune vivante, non pas un résidu urbain.

3) La question de la socialisation des générations est centrale et se pose aujourd’hui dans le contexte belge aussi bien que dans les autres pays de plus ancienne immigration musulmane, à l’égard des troisièmes et quatrièmes générations. La leçon à retenir est que la force de diffusion d’un certain Islam fonctionne en contre-tendance par rapport aux processus « naturels » de socialisation et d’inclusion qu’on constatait dans l’histoire des migrations.

Les départs au djihad

Les départs au djihad contemporain sont orientés vers la Syrie et l’Irak et concernent avant tout les populations arabes et donc, pour ce qui est de la Belgique, la population d’origine marocaine (et les convertis). Il y a aussi des Tchétchènes, mais ils sont peu nombreux en Belgique, tandis que la population d’origine turque est moins touchée par ce phénomène. Comme on l’a vu, Molenbeek connaît une concentration importante d’origine marocaine. Jointe au bain islamique-islamiste-salafiste et à l’auto-centration, cette concentration explique la présence d’un réseau djihadiste local.

Dans tout cela, existe-il une responsabilité politique belge ou des autorités molenbécquoises ? Certainement en partie, mais je ne pense pas plus qu’ailleurs. Un État failli, a-t-on écrit[4], mais cela me semble trop simplificateur.

Dans les années 1980, sous l’effet de l’enthousiasme suscité par la révolution islamique iranienne lancée par l’ayatollah Khomeiny en 1979, se vérifièrent des conversions au chiisme de noyaux musulmans marocains résidant en Belgique (un phénomène analogue a eu lieu au Maroc) et il y eut des tentatives de diffusion du chiisme dans sa version révolutionnaire, ce qui engendra une certaine inquiétude. Ensuite, dans les années 1990 se créèrent des cellules de soutien du GIA algérien. Dès lors la Belgique institua dans ses corps de police un noyau antiterrorisme spécialisé en Islam. Mais à l’époque il s’agissait de cas limités, avec des actions mises en œuvre par des « immigrés » et souvent tournées vers l’extérieur.

Quoi qu’il en soit, des attentats ont été déjoués, comme celui à la base américaine de Kleine Broghel par la cellule de Nizar Trabelsi. La surprise est venue à partir de 2005 lorsque sont apparus des jeunes de deuxième génération, nés ou ayant grandi en Belgique, qui se tournaient vers le radicalisme et dans certains cas partaient pour le Pakistan ou la Somalie pour rejoindre les rangs d’al-Qaïda ou des Shabab.

L’ampleur du phénomène, entre autre rendu possible par Facebook et d’autres réseaux, a surpris. Le fait est qu’on n’a pas compris les dynamiques en cours dans l’Islam contemporain et on a cru que des investissements dans le multiculturel pouvaient suffire. Ce ne fut pas le cas. Reste toutefois à savoir ce qu’une autorité publique aurait pu faire et si elle avait eu conscience de la portée de cette islamisation.

Dans une société libre, les discours radicaux ne peuvent pas être interdits, à moins qu’ils n’incitent à la haine raciale ou à la violence. Par ailleurs la Belgique a un grand respect des libertés, qui aboutit à une large tolérance et à une réticence à appliquer une politique répressive. On fait confiance à une certaine capacité d’autorégulation et de négociation interne de la population. Le contre-courant aurait dû venir des musulmans eux-mêmes. Mais ce ne fut pas le cas.

L’ancien bourgmestre socialiste de Molenbeek, Philippe Moureaux a été accusé d’avoir laissé courir les choses[5]. Le Monde a titré « Les failles du clientélisme communautaire »[6]. Cela me semble un peu court, mais je voudrais pointer quelques aspects. Jusqu’aux événements des dernières années, hommes politiques, intellectuels et chercheurs ignoraient, ou sous-estimaient la place qu’occupait l’Islam. Cette place était méconnue ou limitée aux faits plus éclatants dont la presse faisait la une. La méconnaissance régnait (et règne encore).

Il ne s’agit pas de connaître telle ou telle personne, il ne s’agit pas de se limiter à tel ou tel fait radical, mais de connaître à fond les réalités et les logiques à l’œuvre dans leur ensemble. Cette méconnaissance a empêché, et empêche encore, de prendre des mesures adéquates et elle est allé de pair avec l’idée que l’on peut manipuler les acteurs musulmans, en concédant des subsides, en dialoguant en surface ou parfois, dans une logique napoléonienne, en s’imposant d’autorité. Tout ceci sous fond de calcul électoral, qui est considéré vital politiquement dans des communes avec une telle implantation de populations d’origine musulmane et avec une telle emprise du discours musulman.

La commune de Molenbeek et Philippe Moureaux ont fait d’importants investissements dans le domaine multiculturel et ont certainement contribué à donner une dignité à la présence d’une variété de populations dans la commune. Il s’agit toutefois d’une reconnaissance ambiguë, parce qu’elle risque de figer des citoyens dans les habits définitifs d’une culture « autre ». Mais la prise en compte bienvenue de cette multiplicité de cultures, c’est autre chose que la question spécifique de l’Islam et elle ne résout en rien les problèmes que suscitent certaines orientations de l’Islam contemporain. Mais pour cela, il importe de prendre en compte la spécificité des dynamiques religieuses et de l’Islam en particulier. En général on continue à ne pas comprendre et on improvise dans l’urgence des mesures, souvent sans lendemain, en dépensant de l’argent public. Souvent ces mesures sont plus destinées à annoncer aux électeurs que l’on fait quelque chose qu’à penser en termes d’efficacité réelle.

Les autorités politiques dans la question du radicalisme sont loin de pouvoir tout faire (à part une indispensable action policière et judiciaire, bien entendu). Mais il s’agit aussi et avant tout d’idées, de visions du monde. Ce constat souligne le rôle majeur de l’émergence d’un leadership musulman formé et courageux en mesure d’argumenter et de contre argumenter non seulement à l’égard des discours radicaux, mais plus largement de la pensée musulmane et capable surtout de proposer une autre manière de vivre la foi.

Criminalité et djihadisme

Pas mal de personnes impliquées dans les actes terroristes avaient un passé de criminalité, lié notamment au commerce de drogue, sur lequel s’est greffé ensuite un virage vers l’action djihadiste après une jeunesse et un jeune âge adulte vécus dans une relative marginalité sociale. Quel lien existe-il entre ces deux phénomènes ? Est-ce qu’il y a des responsabilités politiques ? Je n’ai pas assez d’éléments pour trancher. Certainement le passé criminel et l’expérience d’une action criminelle a aidé à adopter des stratégies adéquates pour accomplir l’acte terroriste.

Une relative tolérance de la part de l’autorité communale à l’égard de ce commerce de drogue est vérifiée : la question qui se pose est celle de la possibilité d’une politique répressive adéquate à l’égard d’une petite délinquance diffuse, vivant dans un entre-les-deux. Certains, de l’intérieur de la communauté, m’ont fait part d’une solidarité entre le Rif, producteur de cannabis, et l’Europe, dont Molenbeek, ce qui expliquerait l’omerta et l’ampleur du réseau djihadiste.

Molenbeek aujourd’hui est certainement l’objet d’un contrôle policier plus important, de telle sorte que même la criminalité ordinaire a baissé. La police locale a été renforcée avec des éléments venant de la police fédérale. Je pense qu’on peut dire que toutes les sources du radicalisme sont sous contrôle, en prison ou déjà jugées. Ce qui reste encore à régler est le devenir de la réalité de l’Islam. Il me semble en effet que les responsables et les leaders des mosquées et notamment les plus importantes n’aient pas compris l’enjeu lié à leur enseignement et à leur vision de l’Islam.

N’est pas réglée non plus la question de l’emploi de nombreux jeunes au chômage. Mais là c’est toute la crise de Bruxelles et de la fracture socio-économique entre une élite (fonctionnaires, services) souvent bien nantie et la population, musulmane ou non-musulmane, moins nantie et se sentant davantage marginalisée dans une ville prospère. Par ailleurs les nantis sont souvent plus âgés, alors que la population musulmane est une population jeune. Écart socio-économique, écart d’âges, écart religieux-ethnique, écart territorial se cumulent dangereusement. Malgré tout il y a des forces vives locales qui continuent à tenter de jeter des ponts.

La faute est donc à Molenbeek ? Non en tant que tel. Mais une série de circonstances urbaines, culturelles, politiques ont fait que cela s’est passé à partir de Molenbeek. Je pense, mais il s’agirait de comparer dans les détails, que ces événements auraient pu tout autant se passer à partir de Roubaix, de Marseille, de Lyon ou, dans d’autres aires culturelles, de Birmingham ou de Bradford.

Les global cities, dont Bruxelles, produisent une ville fragmentée, branchée sur des ailleurs, qui permettent au citadin de vivre des expériences multiples, comme disait le sociologue allemand Georg Simmel ; qui permettent au flâneur de Baudelaire de faire l’expérience de la diversité. Tout ceci est fort stimulant, mais ces global cities posent la question de la gestion collective, de comment ces villes tiennent ensemble, de faire cité.

Nous avons besoin de nouveaux assemblages et le défi aujourd’hui est celui de trouver les modalités et les méthodes pour les construire en lien avec les populations musulmanes religieusement engagées. Le chemin à parcourir sera assez long.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis


[1] Sur l’histoire de Bruxelles voir Benedikte Zitouni, Agglomérer. Une anatomie de l’extension bruxelloise (1828-1915), VUBPress, Bruxelles 2010. Le processus d’agglomération s’est poursuivi dans les décennies suivantes.

[2] William Foote Whyte, Street Corner Society. La structure sociale d’un quartier italo-americain, La Dècouverte, Paris 1995, p. 299.

[3] Felice Dassetto, L’iris et le croissant, Presses universitaires de Louvain, Bruxelles 2011.

[4] Cf. par example Tim King, Belgium is a Failed State, « Politico », 2 décembre 2015, http://politi.co/1T02qsC

[5] Philippe Moureaux, ancien professeur d’Histoire moderne à l’Université libre de Bruxelles (ULB), socialiste marxisant et franc-maçon, a une longue carrière politique. Dans les années 1980, il a été ministre de l’Intérieur et auteur de la loi contre la racisme et la xénophobie. De 1992 à 2012, il a été bourgmestre de Molenbeek. Au cours de sa carrière, il est passé de positions réticentes envers les populations musulmanes à des positions de soutien explicite. En février 2016, pour répondre aux accusations d’avoir fermé les yeux sur le communautarisme et pour justifier son action, il a publié La Verité sur Molenbeek, (Éditions La Boite à Pandore, Bruxelles 2016).

[6] Matthieu Demeestere, A Molenbeek, les failles du clientélisme communautaire, « Le Monde », 30 décembre 2015, http://bit.ly/2eamuvo

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Felice Dassetto, « Effet Molenbeek : au-delà du mythe, les faits », Oasis, année XIII, n. 24, décembre 2016, pp. 83-92.

 

Référence électronique:

Felice Dassetto, « Effet Molenbeek : au-delà du mythe, les faits », Oasis [En ligne], mis en ligne le 21 février 2017, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/effet-molenbeek-au-dela-du-mythe-les-faits.

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