Aspirations universelles /2. Les grandes déclarations qui sanctionnent les droits de l'homme font partie des produits qui ont le plus de sens éthique et politique de l'époque moderne. Cela n'empêche pas qu'elles présentent une triple limite.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:50:34

La solution du problème de la vie en commun comporte la «découverte d'un plan d'universalité», dans lequel les différences puissent trouver la raison de leur coexistence. L'idée du pluralisme absolu ou du multiculturalisme pur révèle sa nature idéologique en même temps que son irréalisme. Il n'y a pas de réalité sociale à l'état «gazeux» de la pure différence. La difficulté du principe de coexistence augmente de beaucoup, toutefois, au moment du "passage du pluralisme socio-politique au multiculturalisme sur base ethnique et/ou religieuse". Le pluralisme traditionnel des sociétés libérales démocratiques européennes, même en présence de différences idéologiques profondes et conflictuelles, se référait pourtant toujours à un fond culturel commun, expression de la tradition chrétienne-laïque de l'humanisme européen. Dans le cas du multiculturalisme ethnico-religieux on est en présence, au contraire, de réalités holistiques qui appartiennent à des univers culturels enracinés dans l'histoire, stratifiés, et pas toujours cohérents au sein d'eux-mêmes, mais qui exigent de toute façon qu'on les reconnaissent comme tels. A ce propos la différence de nature entre les rapports/conflits d'intérêts, susceptibles de négociation et les rapports/conflits d'identité qui exigent la reconnaissance et qui en tant que tels ne sont pas négociables, est mise en évidence. A cet égard la tradition démocratique libérale se trouve objectivement en difficulté, du moment qu'elle se réfère dans son schéma politique, d'une part à l'universalité juridique égalitaire formelle et, d'autre part, à la société civile en tant que lieu de transaction d'intérêts particuliers. Si nous le comparons à la situation contemporaine, le schéma libéral s'avère composé de deux abstractions qui se concilient mal avec les instances socio-politiques identitaires émergentes. La tradition démocratique des Etats-Unis réalise le modèle libéral de façon particulière, car elle peut compter sur un sens diffus d'appartenance à des principes de vie publique qui constituent une sorte de «religion civile» et ont la fonction de contenir de façon uniforme la multiplicité culturelle américaine (melting pot). D'autre part la tenue de ce ciment civil n'est pas garantie et peut de toute façon laisser sans solution le problème de la ghettoïsation des subjectivités ethnico-religieuses et de leur effective importance publique. La tradition européenne de l'universel politique ressent profondément les choses culturelles de la modernité et sa crise. Le problème de l'universalité anthropologique et éthico-politique, en effet, ne se pose pas au cours de la modernité de façon abstraite et académique, mais dans l'urgence dramatique de rendre possible une coexistence qui n'était plus garantie par la tradition religieuse chrétienne pluriséculaire. L'accumulation d'un pluralisme culturel qui n'a pas été concilié (pensée scolastique, culture humaniste, nouvelle science empirique), mais surtout la fracture entre le catholicisme et le protestantisme et les guerres de religion qui ont suivi font éclater l'ensemble unitaire de la tradition médiévale et font prendre un tournant sécularisant au premier humanisme, encore substantiellement chrétien. Le cours successif de la modernité est radicalement marqué par ce drame historique qui a l'effet de concentrer le feu de son élaboration théorique sur la question d'«une universalité substitutive à l'universalité chrétienne». Opération difficile, en raison de la complexité intrinsèque et de la richesse (spirituelle et éthique, théologique et philosophique) de l'universalité chrétienne et de son expérience pluricentenaire. La seconde modernité affronte, en effet, un tourment de trois siècles (XVII-XIX) pour réaliser son projet. Projet qui prend tout d'abord la physionomie de la privatisation du christianisme, interprété comme «confession religieuse» réduite à conviction privée et assumée comme forme publique par le supérieur universel, l'Etat absolu (cuius regio). Enfin, avec l'illuminisme, le Christianisme est réinterprété en universel rationnel éthique et avec l'idéalisme comme forme mythique religieuse de l'universel rationnel métaphysique. En résumé, on peut aussi envisager la seconde modernité comme un grand phénomène de réinterprétation sécularisée de l'universel chrétien, en fonction d'un nouveau projet universaliste plus élevé, c'est-à-dire d'un projet qui, tout en conservant des contenus de l'éthique et de la métaphysique chrétiennes, reçoit toutefois un fondement purement rationnel que tout le monde peut partager. En pratique la nouvelle universalité, capable d'unité politique et d'attitude historique à projeter, est constituée de la raison moderne, qui signifie au niveau spéculatif science et/ou métaphysique, au niveau technique, éthique, droit public (et son sujet historique, l'Etat), politique. Il faudrait faire un raisonnement à part pour la tradition empiriste et pragmatiste de la modernité (à partir de l'empreinte laissée par les philosophes Hobbes, Locke et Hume) qui a eu tant d'influence dans le monde anglophone -, parce qu'en elle la crise de l'universel humanistique traditionnel a plutôt coïncidé avec une révision de l'idée même d'universalité, dans l'hypothèse de sa dérivation et secondarité dans le domaine de l'expérience et de l'action. La mentalité empirique moderne représente l'hypothèse de la possibilité qu'ont les humains de convenir et de cohabiter sans la reconnaissance d'une communauté universaliste originaire, mais plutôt du fait de sa dérivation de l'expérience ; qui s'est exprimé au cours de l'histoire et qui s'exprime au niveau socio-politique en termes de calcul des intérêts/préférences (utilitarisme) ou de négociation des principes et des règles (conventionnalisme) . Dans tous les cas, le regard sur la modernité sert à comprendre soit la centralité culturelle de l'universalité éthico - anthropologique , soit sa non «innocence», c'est-à-dire sa forte surdétermination historique. Valeur Protectrice Un des produits les plus significatifs du point de vue éthico-politique de l'épopée moderne est représenté par les Déclarations des droits de l'homme, où se concentre l'idée d'un universel humaniste à partager qui, dans l'histoire des démocraties libérales contemporaines se présente comme repaire universaliste et clé des problèmes du pluralisme et du multiculturalisme. La haute valeur protectrice indiscutable (par rapport au sans-gêne du pouvoir) et constructive (de promotion de la cohabitation des sujets individuels et des entités collectives) n'empêche pas que les droits de l'homme présentent une triple limite, en tant que plus petit dénominateur commun. a. Leur universalité est «abstraite», car elle concerne des aspects de la dignité humaine dont on reconnaît la valeur incontournable et l'exigence de protection juridique correspondant à un modèle anthropologique idéal, qui constitue un «paradigme astorico». Assumés comme principe fondamental de communication entre sujets, cultures, religions, les droits humains constituent, eux-mêmes, inévitablement, le point de séparation entre ce qui est universel et ce qui est particulier dans les identités culturelles ; devenant, en fait, les agents d'une interprétation très discutable des phénomènes culturels qu'ils voudraient régler : c'est-à-dire universalisés seulement sous les aspects auxquels les droits humains confèrent une valeur universelle et, par conséquent, privatisés sous tous les autres aspects ; avec des effets très discutables par rapport à des cultures qui possèdent des échelles de valeur très différentes de celles de l'occident, pour en arriver même à invertir la hiérarchie de valeur interne à l'autointerprétation des cultures elles-mêmes. b. L'universalisme abstrait des droits subit une punition avec l'«accusation d'être l'expression pseudo-universelle» d'une vision culturelle partielle quoique aussi vaste que la vision occidentale, auxquelles d'autres traditions universalistes, qui se sont formées au dehors du tourment de l'universalisme moderne, comme dans le cas islamique, opposent d'autres déclarations¬ des droits [cf. par exemple la Charte africaine des droits de l'homme de 1981 ; la Déclaration universelle islamique des droits de l'homme de 1981 ; la Déclaration du Caire sur les droits humains dans l'Islam de 1990 ; la Déclaration de Bangkok de 1993 ; la Charte arabe des droits de l'homme de 1994]. c. Les vicissitudes de l'universalisme moderne ne se sont pas arrêtées avec l'énonciation de ses grands universaux et avec les déclarations des droits. Celles-ci sont des sédimentations historiques de grande signification, sous lesquelles le courant de pensée moderne a toutefois continué à circuler en creusant des parcours différents et antithétiques. Au cours du XXe siècle, selon la prophétie nietzschéenne, l'«universalisme moderne est entré en crise», et a abouti à sa complète négation dans le climat politique contemporain du postmoderne, essentiellement nihiliste, justement, en tant que radicalement antiuniversaliste. La culture occidentale contemporaine n'est certainement pas toute post-moderne et nihiliste, mais on ne peut pas sous-estimer la force logique du processus qui conduit au nihilisme contemporain. C'est un processus qui a au début le débouché athéistique de la modernité et qui continue avec la pensée nihiliste de la disposition de la réalité sans obligation de vérité et valeur, c'est-à-dire d'un ordre quelconque qui transcende telle disposition. Nietzsche synthétisera cela dans l'idée du jeu dionysiaque. Même pour ceux qui sont étrangers à cette tradition de pensée, c'est la réalité des faits (il suffit de penser au «réseau sans centre et sans norme» des structures mondiales de la finance ou des mass médias) qui impose une vision postmoderne, dans laquelle l'homme occidental a du mal à reconnaître, avec fondement et conviction, des formes d'universalité contraignantes. Sujets Historique Réels La pénible condition contemporaine semble donc être devant l'alternative entre une universalité aprioristique et formelle, étrangère aux différentes identités culturelles et religieuses et héritière de la tradition illuministe, et une multiplicité factuelle de celles-ci sans principe d'unité, expression du différentialisme post-moderne (particulariste et relativiste). Pour évaluer la situation il faut donc repartir avant tout des sujets historiques réels, les identités culturelles et religieuses, dont le statut doit être mieux examiné. Universalisme abstrait et particularisme relativiste se répartissent le terrain de façon stérile. C'est ainsi que la politique multiculturelle oscille entre la reconnaissance des identités en faisant abstraction d'évaluations qualitatives de fond et une régulation extrinsèque de ces dernières en vertu de principes, règles, procédures. Le lien échappe entre les sujets historiques réels et les critères de leur possible coexistence. Comme dit M. Walzer, « le caractère nécessaire de toute société humaine [est d'être] : universel parce qu'elle est humaine, et particulier parce qu'elle est société » [Thick and Thin, Moral Argument at Home and Abroad, Notre Dame 1994 ; trad. it. Geografia della morale. Democrazia, tradizioni e universalismo, Bari 1999, 20]. En d'autres termes l'universalité des formes humaines se manifeste toujours dans et à travers la particularité de leur élaboration historique . « Reconnaître cela continue Walzer signifie accepter en même temps le "minimalisme" et le "maximalisme", le "mince" [de la moralité minimale et universaliste], et l'"épais" [de la moralité maximale et particulière], une morale universelle et une relativiste. Il suggère une compréhension générale de la valeur de la vie dans un lieu particulier, et surtout dans son propre lieu et pays » [ibidem]. Avec plus de précision, le etet est en réalité un "dansdans", c'est-à-dire l'inséparable lien d'universel et de particulier, l'un avec l'autre et tous les deux dans l'unique réalité humaine culturelle (au sens large). Comme pour dire que toute culture est l'expression de la "culturalité humaine universelle", que l'on trouve toutefois seulement "dans les formes culturelles historiquement déterminées" qui sont les siennes ; que les conditions anthropologiquement structurales d'une culture, qui sont universelles, se donnent dans ses effectuations historiques toujours particulières. De cette façon, l'universalité transculturelle et la particularité contextuelle se présentent comme unité inséparable dans les relations anthropologiques ; il faut alors conclure que l'universel anthropologique se présente sous la forme de l'"universel concret", c'est-à-dire de la "valeur universelle" (universellement compréhensible et appréciable, traduisible et communicable) d'une réalisation déterminée et particulière, plus précisément d'une "singularité". En effet, ici, au niveau d'œuvres, de cultures, de sujets, le paradoxe est que sa valeur est d'autant plus universelle que la réalisation est "singulière" : l'œuvre d'art à laquelle on peut participer au maximum dans la mesure où elle est unique dans sa singularité réussie en est l'exemple [cf. F. Botturi, Universalismo et multiculturalismo, in Universalismo e etica pubblica, Annuario di etica 3, par F. Botturi F. Totaro, Vita e Pensiero, Milano 2006] [Universalisme et multiculturalisme, in Universalisme et éthique publique, Annuaire d'éthique 3]. Cette structure des cultures est aussi la base de leur relation historique, de leur interaction possible ("interculturalité") dont on ne peut pas prévoir le résultat a priori. C'est pourquoi même les éléments communs et/ou universalistes ne peuvent pas se mettre en évidence si ce n'est dans leur rencontre et leur collision, leur mélange et leur extranéité historiques. On peut seulement exclure a priori que l'universalité est une somme algébrique de cultures ou bien leur réduction (cf. Walzer) au plus petit dénominateur commun indifférencié ou neutre. L'universalité des cultures sera plutôt, d'une part, un idéal de plénitude (cf. Solovëv et Teilhard de Chardin), c'est-à-dire l'harmonisation idéale de toutes leurs vérités conciliables et, d'autre part, la réalité historique du résultat de leur confrontation/collision, intégration/séparation, c'est-à-dire des formes de leur cohabitation, en tant que résultat de ce que A. MacIntyre appelle « la dialectique des traditions ». Ce n'est qu'en rapport avec ce cadre historique concret qu'il est possible d'apprécier l'effort de définir les conditions axiologiques (droits) et procédurales (règles) de la confrontation des cultures en évitant le grave équivoque d'échanger celles-ci contre ce qu'il y a d'universel parmi les cultures. Les conditions de la confrontation comprennent en effet le devoir (typique de l'Etat) d'en définir et d'en garantir l'espace, qui est principalement l'espace de la société civile, espace qualifié (jamais neutre) de la coexistence des universaux culturels.