Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:39:33

Oasis, dans son dernier numéro, fait du terme « transition » le mot-clé qui permet de lire ensemble ce qui se passe sur les deux rivages de la Méditerranée. Comme l’a souligné le Cardinal Scola dans son éditorial, le fait de mettre en rapport et en dialogue des mondes différents – Occident et monde arabe, Christianisme et Islam – est un caractère tout particulier de la revue, son originalité propre. Dans cette vision unitaire, le terme de « transition » s’accompagne d’une question : « À travers qui s’opère la transition ? » À travers quoi passe la transition ? Ou, en d’autres termes, le Printemps arabe, vers où ? Vers où va l’Europe avec la crise de l’euro ? Vers où l’Italie, avec une crise politique qui ébranle tout le système institutionnel ? Ce « où » n’est pas clair, il n’est pas prédéterminé, même si on peut toujours indiquer quelque direction possible. Ce qui est clair en revanche, c’est la cause qui a provoqué la crise des formes politiques dominantes. C’est la globalisation post-89 qui provoque le crépuscule de l’Occident « politique », de cette théologie politique (Schmitt) qui, dominante lors de l’affrontement Est-Ouest, se dissout faute d’ennemis. En Italie, la fin de la première République, une fin qui se prolonge jusqu’ à nous, trouve son expression dans la figure des partis « liquéfiés », dans la politique des techniciens, dans le déclin de l’idée de représentation. La globalisation marque, dans une Europe qui vide les États souverains de leur souveraineté, la crise des démocraties libérales nationales. Elle procède comme neutralisation des différences – politiques, religieuses, naturelles –, comme fin de l’Histoire (Fukuyama). Ce processus intéresse l’Europe et le monde occidental dans son ensemble, mais non le reste du monde. Après le 11 septembre 2001, la globalisation hors de l’Occident a certes délégitimé les formes politiques qui avaient surgi durant l’affrontement Est-Ouest, mais non la dimension même du Politique. La nouveauté ici vient du fait que la nouvelle politique est conçue à partir du religieux. C’est ce dont Samuel Huntington avait eu l’intuition dans son The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, en 1996. La diffusion du marché unique mondial et l’extension du bien-être ne neutralisent pas automatiquement les différences. Au contraire, elles produisent, hors de l’Occident, l’estime de soi, la redécouverte des racines idéales et religieuses, le refus de l’hégémonie occidentale. Comme l’affirme Serge Latouche, l’occidentalisation du monde comporte des processus à la fois mimétiques et oppositionnels. Le scénario post-2001 voit d’un côté un Occident où globalisation et sécularisation coïncident et, de l’autre, une globalisation qui provoque mimésis technologique et théologie politique (islamique, hébraïco-orthodoxe, hindouiste). La globalisation est un Janus à deux visages qui suscite sécularisation et fondamentalismes. C’est dans le sillage de cette perspective que nous assistons, de l’autre côté de la Méditerranée, à un retour à la politique, un retour qui est, en quelque sorte, une « première fois ». C’est le thème du Printemps arabe qui est, avec une attention particulière à la Tunisie, au cœur de ce présent numéro d’Oasis. Il s’agit d’un retour théologique politique qui ne peut être – ne parvient pas à être – un simple retour à la tradition. Malgré les salafites et al-Qa’ida, même les Frères musulmans ou an-Nahda se rendent compte qu’un « retour en arrière » n’est pas possible. On ne peut envisager un retour qui exclue entièrement la modernité euro-occidentale, la forme de l’État moderne avec ses droits et ses libertés. Le retour théologico-politique devient ainsi le problème des rapports entre politique et religion. Si l’on écarte la voie salafite, qui veut immédiatement l’État islamiste et profite des révoltes pour diviser les musulmans, et la voie du laïcisme européen, il reste deux perspectives : l’une, tactique, qui consiste à accepter et utiliser la forme démocratique dans les conditions présentes pour mieux se réserver par la suite la possibilité de la conditionner lourdement, lorsque l’islamisation par le bas sera achevée ; l’autre, libérale, qui reconnaît comme élément fondamental la distinction entre l’État, laïque, et la société civile, religieuse. Une différence qui, dans ce numéro d’Oasis, trouve pleinement son expression dans le modèle américain, illustré par l’Archevêque de Philadelphie, Charles Chaputt, et dans le modèle libanais, à travers la figure de l’État civique théorisé par le shi’ite Muhammad Mahdi Shamseddine. Une variante, moins laïque, est celle qui consiste à considérer la sharî’a comme source d’inspiration, non rigoureusement normative, du système législatif. De ce point de vue, on ne saurait trop souligner l’importance de la déclaration faite en mars 2012 par Rachid Ghannouchi, leader de an-Nahda, l’équivalent tunisien des Frères musulmans : à savoir que son parti ne demanderait pas la référence à la sharî’a dans la nouvelle Constitution. De ce débat intense qui traverse actuellement le monde arabo-islamique, et totalement passé sous silence par nos medias, Oasis, dans ce présent numéro comme dans les numéros passés, offre un éventail significatif de positions. La revue apporte ainsi une contribution véritablement précieuse. Elle permet d’ouvrir un passage dans le mur d’ignorance qui divise des peuples voisins, divisés par la mer et par des préjugés séculaires, et dont les immigrés sont toujours plus nombreux parmi nous. Elle aide également à comprendre l’affinité des problématiques. Nous, avec la crise de la démocratie dans laquelle la religion ne semble pas avoir le droit d’intervenir ; eux, avec la tentative d’accéder à la démocratie à travers la religion. Le retour du religieux chez eux interpelle notre sécularisation désolée, tout comme la distinction entre politique et religion a beaucoup à dire aujourd’hui au Printemps arabe actuel. Une distinction qui s’est développée, dans l’Europe moderne, non seulement contre la religion (chrétienne), mais aussi grâce à elle. Grâce à cette dualité entre Dieu et César, Église et État, cité de Dieu et cité terrestre, qui, présente dans le Christianisme dès les premiers siècles puis oblitérée, est redécouverte puis reconnue par le concile Vatican II. Un modèle qui implique une critique de la théologie politique. Ce qui ne signifie pas opposition entre religion et politique, mais distinction claire de manière à permettre le rapport entre démocratie et religion. Fort justement, Oasis souligne l’importance, dans ce contexte, de la figure de Jacques Maritain. La pensée catholique du XXe siècle a dû rejeter le modèle théologico-politique médiéval pour s’ouvrir à la démocratie libérale et à la rencontre avec la modernité. C’est un chemin analogue qui est requis aujourd’hui à l’Islam, à travers une mise en valeur herméneutique des positions libérales présentes dans sa longue tradition.