Après l’indignation contagieuse et globale qui a jeté sur les places des millions de personnes qui voulaient s’identifier aux victimes du massacre de Paris, que reste-t-il aujourd’hui ? L’urgence de faire la démarche nécessaire pour comprendre l’Islam et le défi radical qu’il représente pour l’Occident.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:34:04

Un message clair, percutant, spectaculaire. Tel doit être, pour le terroriste jihadiste, le message délivré en chacune de ses actions. Il n’a pas de temps à perdre, il doit obtenir l’effet le plus spectaculaire en atteignant le plus d’objectifs possibles : frapper l’ennemi, remporter la victoire, et ainsi glorifier Dieu. Il vise au Paradis, à la récompense qui sera la prime pour son courage. Les dégâts annexes, les victimes innocentes qu’il laisse sur le terrain? Ils ne constituent pas un problème, parce que par-dessus tout, c’est l’intention de l’action du jihadiste qui prime : affirmer la vérité de Dieu en éliminant les mécréants. Dans ce dessein, la question de la « communication » est centrale pour les terroristes de l’Islam radical global. Leur journaux on line le prouvent, leurs sites internet, les communiqués-vidéos qu’ils diffusent, leur habileté à utiliser les social networks, lieux idéaux pour le recrutement de nouveaux militants. Et peut-être, greffé sur cette « sensibilité médiatique », peut-on lire aussi le choix de l’objectif du 7 janvier dernier, un objectif capable de susciter une réaction globale comme celle que l’on a enregistrée dans les grands quotidiens occidentaux : faire irruption dans la rédaction d’un hebdomadaire, au moment de la réunion de rédaction, quand tout le monde est présent, et faire un massacre. Tuer les dessinateurs d’un journal connu (et également menacé) pour sa satire corrosive, contestée et débattue en France, mais tout autant défendue comme symbole de la liberté d’expression, orgueil de la laïcité française. Et que ce fût un excellent objectif, la manifestation immense le long des boulevards de Paris le prouve bien : sa mesure et sa transversalité, la présence de dizaines de chefs d’État (y compris de certains pays dans lesquels les journalistes dissidents sont détenus) en ont fait un unicum dans l’histoire de l’Europe, un véritable tournant. Des millions de personnes de toutes classes sociales et provenances culturelles et religieuses, unies pour dire « Je suis Charlie ». Ce hashtag #jesuisCharlie est la quintessence du désir universel d’être-là pour élever sa propre voix et pour crier tous ensemble « moi aussi, je suis l’un de ceux qui ont été tués ». Un slogan parfait, qui renvoie à l’identification collective avec les victimes d’un attentat barbare, que d’aucuns voudraient à présent élever parmi les héros de la patrie ensevelis au Panthéon, à Paris. Mais il y a encore plus : une réaction qui dépasse à ce point nos standards habituels a confirmé que frapper ce journal (qui était du reste quelque peu indigeste à différents secteurs de la société française, avant l’attentat) a été plus scandaleux et inacceptable pour la majorité des médias européens que l’attaque même des Tours jumelles ou la destruction de seize villages nigériens où 2000 personnes, dont nous ne saurons probablement jamais le nom , ont été tuées (ce 11 septembre africain n’a eu l’honneur que de quelques lignes sur nos grands médias). Alors, il est peut-être vrai que les journaux sont devenus pour l’Occident intouchables, temples sacrés de la religion civile, la liberté d’expression, fondement de nos démocraties? Les frères Kouachi ont véritablement réalisé un coup de maître « sur la voie de Dieu », comme prévoient les martyrologues des jihadistes. Osama Bin Laden devait déclarer en décembre 2001, à propos des attentats de New York et de Washington : « Ces jeunes ont parlé avec les actes, qui ont obscurci tout autre discours fait en toute autre partie du monde. Des discours compris par les arabes et par les non-arabes…Ils l’ont dit au-dessus de tous les médias (…) cet événement a fait réfléchir (…) ce qui a servi grandement à l’Islam ». « Au-dessus de tous les médias » lui aussi, l’attentat de Paris n’a pas eu besoin de médiations ni de traductions pour indigner le globe à la vitesse d’une contagion. Mais il a aussi dans le même temps injecté dans le corps occidental une inquiétude nouvelle, une demande radicale : quelles seraient donc ces valeurs de l’Occident que l’on considère aujourd’hui plus que jamais attaquées ? De ces valeurs, on parle ces jours-ci avec une grande ferveur, au risque d’une rhétorique oscillant entre la fascination et l’ennui : à quoi pensons-nous lorsque nous les nommons ? Elles résonnent et remplissent les places, mais en quoi consistent-elles ? Quels contenus, quelles limites pouvons-nous reconnaître par exemple à la liberté d’expression si fort invoquée ? Celle-ci a-t-elle une dimension uniquement personnelle ou aussi sociale ? La satire est une « tranchée d’humanité », une intelligence de la réalité héritée de grands auteurs classiques grecs et latins. Mais qui établit la limite aujourd’hui, dans une société plurielle, entre satire, polarisation et instigation à la haine ? Certes, ni le kalashnikov, ni la terreur, cela est sûr. Mais le long de cette tranchée, on sent l’urgence d’une loyauté des européens envers leur propre tradition et leur propre présent. On peut voir repartir, de Paris, une réflexion sur la consistance de la liberté d’expression, sur les racines du terrorisme et sur son rapport avec ce que le pape François a appelé une « troisième guerre mondiale ». Mais surtout réflexion sur l’Islam. L’Islam a mille visages, répète-t-on. Mais ceci ne peut se transformer en alibi pour n’en connaître aucun. De même que les simplifications antinomiques montrent la corde : l’identifier l’Islam avec les manifestations violentes d’une part, ou le réduire d’autre part à une forme d’irénisme en soutenant que l’Islam est la paix, et que les attaques des jihadistes (de l’EIIL à Boko Haram et ainsi de suite) n’ont rien à voir avec l’Islam. Ceux qui ont étudié les sources du jihad de ses origines à nos jours, comme David Cook, montrent bien qu’il existe des bases textuelles évidentes qui offrent des justifications, sinon à l’action actuelle, du moins au principe de l’action violente. L’indignation et le cri « pas en mon nom » peuvent offrir une satisfaction collective immédiate, mais ne suffisent pas. Tandis qu’ils font entrer dans le temps de la loyauté, du réveil de notre moi qui ne peut plus accepter l’agenda dicté par les médias ni se contenter d’explications faciles : que dit de moi, et à moi, le musulman qui est entré dans mon histoire, ébranlant mon identité et mes valeurs de référence ? Que me dit, à moi, la présence de ce voisin de palier, et quelle démarche demande-t-il à présent? Y répondre peut être un travail intéressant à accomplir ensemble. Comme quand on marche sur une place, mais que l’on décide d’aller au-delà de l’unanimité d’un slogan.