Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:43:34

Foi et culture : ce binôme, formulé avec une variété d’expressions et d’accents, représente une constante de la réflexion chrétienne. Mais si nous avons choisi de consacrer le nouveau numéro d’Oasis à ces deux termes et surtout à l’examen de leur rapport réciproque, presque pour résumer ces cinq premières années d’activités, il y a une raison particulière : notre hypothèse de travail, telle qu’elle s’est faite plus claire au cours de ces années, repose sur la conviction qu’un juste rapport, toujours circulaire, entre foi chrétienne et culture implique nécessairement le rapport entre foi chrétienne et religions. Une Précision Nécessaire Avant de développer cette affirmation, nous devons toutefois faire le point, une fois encore, sur le contexte où elle se situe. En effet, il est évident que si notre réflexion ne veut pas être abstraite, elle devra se situer au sein de l’actuel processus de rencontre de peuples, que nous avons plusieurs fois évoqué à travers la catégorie de « métissage de civilisations ». La qualification « de civilisations » avec laquelle nous connotons l’expression « métissage » n’est souvent pas entendue dans toute sa portée délimitative, peut-être parce que l’expression « métissage » produit, au premier abord, un certain contrecoup. Pour nous, toutefois, le métissage de civilisations – j’insiste sur cette précision – n’est pas un programme politique : son caractère conjoncturel exclut en effet qu’on puisse l’ériger en but à atteindre au long du devenir de l’histoire. En ¬même temps, il est quelque chose de plus que la simple description d’un processus (comme pourrait l’être l’énonciation d’une loi physique ou l’observation détachée d’un phénomène biologique), puisqu’il se propose à nos libertés comme un horizon interprétatif général, au caractère synthétique et global. Variées sont les catégories particulières (identité, altérité, différence, relation, interculturalité, intégration, sécurité, pour n’en citer que quelques unes) rappelées à juste titre dans le débat public afin de rendre le processus en acte occasion d’une plus vaste reconnaissance entre les acteurs en jeux. Toutefois, parler de métissage a l’avantage d’obliger à considérer dans un regard unitaire la portée de ce qui est en train d’arriver et ses potentialités : si nous croyons en un Dieu qui guide l’histoire, nous ne pouvons pas penser, en effet, que la croissante interconnexion entre les peuples soit le fruit du pur hasard. Métissage, toutefois, évoque aussi des risques implicites, de la violence qui peut en découler : comme tout phénomène humain, en effet, celui-ci ¬aussi ne peut pas être à priori déterminé à une issue positive, mais seulement orienté dans son déroulement. En jouant sur l’étymologie des mots, seul le temps (et l’implication de nos libertés, au niveau personnel et communautaire) décidera si dans la ren-contre entre les peuples prévaudra l’aspect du en ou bien celui du contre. Foi, Culture Entre-temps, et pour faire pencher la balance du côté d’une bonne vie, une considérable contribution pourra précisément être fournie par une articulation appropriée du rapport entre foi et culture. En effet, dans le contexte actuel des sociétés plurielles, on assiste généralement à une réduction de la foi à un simple belief, un ensemble de convictions assumées peut-être avec résolution, mais condamnées à rester dans le cadre de l’expérience subjective, parce que privées de raisons objectivement documentables. Il est évident que du sein de cette perspective, l’espace pour le dialogue entre les religions se réduit drastiquement : il ne pourra que se traduire dans l’énonciation de quelques aspirations communes, privées cependant des voies et des instruments pour se réaliser. Mais la culture elle aussi ne se sort pas bien d’une telle situation : celle-ci se dissout de fait dans la multiplicité « touristique » des cultures, incommensurables entre elles (et donc incommunicables) ; les certitudes, les « choses sérieuses », seraient uniquement fournies par les techno-sciences : « Tous nous connaîtrions, apprécierions et déterminerions toutes les situations de notre vie à l’intérieur d’un horizon culturel technocratique auquel nous appartiendrions structurellement, sans jamais pouvoir trouver un sens qui ne soit pas notre œuvre » [Caritas in Veritate, n° 70]. Les niveaux articulés de la connaissance seraient absorbés dans celui propre à la connaissance scientifico-expérimentale. Comme on le répète parfois de façon provocatrice, la (techno-) science unit et les religions (et les cultures) divisent. La conclusion paraît obligée, une fois que l’on a accepté les prémisses. Mais sommes-nous véritablement contraints de le faire ? Jean-Paul II n’était pas de cet avis quand, dans son inoubliable discours à l’UNESCO du 2 juin 1980, il affirma : « Genus humanum arte et ratione vivit [Cf. saint Thomas, In Aristotelis Post. Analyt., 1]. […] La culture est une manière spécifique de l’“exister” et de l’“être” de l’homme » [n° 6]. Et peu après : « La culture est ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme, il “est” davantage, il accède davantage à l’“être” » [n° 7]. Dans la vision de Jean-Paul II, la culture, bien au-delà de la dimension purement instrumentale de l’avoir, permet à l’homme d’enquêter sur lui-même, sur son propre être [n° 7]. Et puisque cet humanum que la culture est appelée à incrémenter est commun à tous les sujets, mais n’est jamais complètement possédé par aucun d’entre eux, la pluralité des cultures est inévitable et toutefois, en raison de la racine anthropologique commune, elle ne peut pas laisser la culture de côté. En conséquence, la communication entre les cultures s’avère non seulement possible, mais se révèle nécessaire dans le chemin vers la croissance de l’humanum. D’autre part, comme le faisait remarquer Joseph Ratzinger, alors Cardinal, dans une formule particulièrement éclairante, « il n’existe pas de foi nue ou de pure religion. En termes concrets, lorsque la foi dit à l’homme qui il est et comment il doit commencer à être homme, la foi crée une culture. La foi est elle-même culture ». La foi, en offrant à l’homme une hypothèse interprétative du réel, produit une culture ; mais, d’autre part, la/les culture/s, en s’exerçant, interprète(nt) les fois elles-mêmes. Dans le temps de l’histoire, une telle dynamique est incontournable. Dès lors, cela n’a pas de sens d’opposer un moment initial d’une clarté absolue (dans notre cas, une fantomatique « foi pure », à situer de préférence dans une réalité mythifiée des origines) à un temps des interprétations à la croissante nébulosité (la « culture », la « religion » au sens -barthien), mais il faut plutôt penser à un continuel échange entre ces deux pôles. La culture est toujours à purifier à la lumière de la foi, mais la foi est toujours à interpréter selon les instances suscitées par la culture. Comme l’affirme Fides et Ratio au point n° 71, « la manière dont les chrétiens vivent la foi est, elle aussi, pénétrée par la culture du milieu qui les entoure et contribue, à son tour, à en modeler progressivement les caractéristiques ». Vu du côté de la foi chrétienne, ceci signifie que chaque culture valorise certains aspects de l’autorévélation divine, mais en omet ou en diminue d’autres. D’ailleurs, le réalisme chrétien affirme que le bilan entre ce qui est perdu et ce qui reste de l’événement initial ne se traduit pas en simple égalité ou pire en perte sèche, comme l’écho d’une voix lointaine qui retentit de plus en plus faiblement : au fil du temps, en effet, l’intelligence des vérités révélées grandit. C’est dans cette conception plus complète et de la culture et de la foi évoquée dans les mots de Jean-Paul II et de Benoît XVI, que nous retenons que se base, sans concession aucune au relativisme, l’affirmation d’une inévitable interprétation culturelle de la foi, de même qu’au contraire, il faut parler d’une inévitable critique de la foi sur la culture. Avec un dernier passage, particulièrement important pour Oasis, nous ajoutons qu’une telle dynamique nous apparaît obligée pour les autres religions aussi. Quelle que soit la manière dont elles perçoivent leur rapport avec le Divin, celui-ci s’avère toujours culturellement médiat. Il ne pourrait pas en être autrement s’il est vrai que la culture est « le propre de l’existence humaine » et que c’est précisément dans l’existence humaine que s’enracine la religion. L’inévitable interprétation culturelle concerne donc toute expression religieuse, sans naturellement en inférer indûment une interchangeabilité présumée des différentes fois. Traditions et Tradition Le cercle culture-foi demeurerait toutefois sans chair ni sang si l’on ne prenait pas en considération le rôle des traditions. Sur ce sujet, Oasis a plusieurs fois eu l’occasion de revenir, dernièrement dans le numéro 9 et dans le riche Comité scientifique 2009, dont de nombreuses interventions sont reportées dans la section actualité du présent numéro. En effet, rien n’est plus abstrait que l’image d’un individu qui construit, à chaque fois depuis le début, sa propre interprétation culturelle, née avec lui et avec lui destinée à mourir. Bien plus concrètement, l’interprétation culturelle de la foi se réalise et se transmet de génération en génération dans les traditions, offertes à la libre vérification des individus. Contrairement à ce qu’une mentalité individualiste induirait à penser, appartenir à une tradition n’est pas une limitation de la liberté et de l’imagination personnelles mais, au contraire, est la condition de leur meilleur exercice puisque cela fournit une hypothèse de départ dans la lecture du réel. Les traditions, dans l’inépuisable dialectique entre donner et recevoir que l’étymologie du terme suggère, se présentent pour cela comme lieu de l’exercice concret de l’inévitable interprétation culturelle de toute croyance. Précisément pour cela, elles apparaissent comme ayant besoin de purification et de critique, puisque, comme l’affirme Pascal : « Quelque force enfin qu’ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l’avantage, quoique nouvellement découverte, ¬puisqu’elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu’on en a eues ». Mais – telle est la déconcertante prétention chrétienne – cette même Vérité, que les traditions ne savent pas épuiser, a ¬choisi d’assurer, à travers sa propre initiative libre et définitive, la permanence de la Traditio, lieu où la Vérité vivante et personnelle, c’est-à-dire Jésus Christ, s’offre continuellement dans son objectivité à la liberté de l’homme. La Traditio qui, comme nous le rappelle Dei Verbum est étroitement liée à la Sainte Écriture et au Magistère [n° 10], est « continuité et progrès, conservation et développement. [...] La garantie ¬divine de sa fidélité est l’Esprit Saint ». L’Interprétation Culturelle des Islams À la lumière de ces considérations, l’option qu’ Oasis a progressivement faite justement en faveur des interprétations culturelles des Islams – ou, si l’on préfère, de ses différentes traditions – s’avère plus claire. À travers ce choix, nous n’avons pas l’intention d’opérer une artificielle séparation qui porterait préjudice à nos frères musulmans, en privilégiant parmi eux les philosophes, les prosateurs, les scientifiques, les mystiques au détriment d’un noyau de foi populaire qui resterait étranger à notre recherche, sinon regardé avec suspicion. Ce qui dément cela, c’est le fait qu’il faille aussi parler de la nécessité d’une interprétation culturelle de la foi pour le Christianisme. Ainsi, même l’accent posé sur les différences internes à l’Islam, au point d’employer parfois le pluriel, n’est pas une stratégie cachée du divide et impera, mais entend rendre compte des multiples traductions que chaque croyance connaît (celles que nous appelons « Islam de peuple »), sans pour cela renoncer à un noyau distinctif qui lui est propre. J’ai été encouragé – soit dit en passant – lorsque j’ai surpris la même formule, « les Islams », dans un entretien avec le mufti de Bosnie, publié dans le numéro 9 dernier. En résumé, en jouant sur le titre d’un fameux livre de l’orientaliste catholique Louis Gardet, Les hommes de l’Islam, nous pourrions dire qu’Oasis ne choisit pas les hommes contre l’Islam, mais les hommes pour arriver à l’Islam. 3 Il y a désormais de nombreux exemples du fait que la rencontre entre croyants de différentes religions, si elle est vécue avec une conscience appropriée, peut se traduire par un enrichissement réciproque. Chacun, en effet, peut être stimulé à vivre plus profondément sa propre appartenance religieuse, à la comprendre mieux et plus à fond. Non sans le risque de la liberté, de toute façon : la possibilité de la conversion doit être admise pour que le dialogue puisse être authentique et sans tromperie. Dans la société plurielle d’aujourd’hui, cette même dynamique de la rencontre que chaque croyant pratique déjà est appelée à trouver des formes d’expression également au niveau communautaire, principalement dans le domaine que nous appelons des implications des croyances. Dans une perspective chrétienne, les implications constituent les modalités dans lesquelles les Mystères de la foi, selon la logique sacramentelle de la Révélation [Fides et Ratio n° 13], s’incarnent dynamiquement dans l’histoire du sujet qui les vit, influant sur la manière de se concevoir comme homme, sur la manière de concevoir la société et le rapport avec le créé. Dans le respect des procédures établies, essentielles pour le bon fonctionnement d’un État démocratique, les différentes interprétations culturelles devraient pouvoir se confronter avant tout à ces niveaux. Toute la société en tirerait un bénéfice, mais avant elle encore, les traditions religieuses elles-mêmes, dans une aventure d’édification réciproque.