L'Algérie est caractérisée par un fonctionemment autonome et autoréférentiel. Grâce à diverses réformes le "pouvoir" a su s'adapter, mais les protestations de 2019 en ont mis en évidence les limites, et ont proposé un modèle de citoyenneté encore peu structuré mais difficile à domestiquer

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:05:30

En dépit d’une rhétorique centrée sur l’indépendance nationale et sur la souveraineté populaire, l’État né de l’indépendance de la France se caractérise par un fonctionnement autonome et autoréférentiel. Au fil du temps, le « pouvoir » qui le gouverne a dû affronter des crises de différentes natures, mais a su s’adapter aux circonstances, en réalisant des réformes de façade et en sacrifiant quelques-uns de ses hommes. Le mouvement de contestation déclenché en 2019 a contribué à mettre en évidence ses limites, tout en proposant un modèle de citoyenneté encore peu structuré mais difficile à apprivoiser.


 

Le 8 mai 2020, le nouveau président algérien Abdelmadjid Tebboune présentait un nouveau projet de révision constitutionnelle. Concoctée par un comité d’experts cooptés et soumise à l’avis consultatif d’une brochette de partis discrédités, cette nouvelle proposition de modification de la Constitution de 1996 confirmait le retour de l’appareil d’État à un fonctionnement quasi-autonome. Après plus d’un an de manifestations et une élection présidentielle tronquée remportée par Tebboune en décembre 2019, la souveraineté populaire semblait plus que jamais secondaire. Le nouveau président promettait bien une validation de la réforme par le biais d’un referendum, mais c’était pour mieux faire de cette consultation un plébiscite renforçant sa légitimité, à la manière de Bouteflika en 1999 et 2005. Le peuple demeurait donc un objet convoqué rituellement, plutôt que la source du pouvoir politique. Les élites dirigeantes algériennes ne sont pourtant pas ignorantes du rôle central donné au peuple dans la tradition politique nationale, mais elles semblent néanmoins plus soucieuses de préserver avant toute chose la capacité de l’État à agir par lui-même et pour lui-même. En avril 2019, Abdelaziz Djerad, alors simple politologue, expliquait que toute refondation de l’ordre politique devait se concentrer sur les articles 7 et 8 de la Constitution, lesquels consacrent la primauté du peuple. Un an plus tard, Djerad était devenu Premier Ministre, et appliquait à la lettre la feuille de route de Tebboune. La souveraineté populaire, comme souvent, pouvait attendre.

 

Depuis le début des années 1980, l’ordre politique algérien est travaillé par un processus de reconfiguration constant, alternant moments d’ouverture et de fermeture. Ces transformations se font sous pression, à la faveur d’épisodes critiques et parfois dramatiques. Elles résultent des divisions propres à la coalition dirigeante, de pressions populaires prenant occasionnellement la forme de soulèvements au potentiel révolutionnaire, et de difficultés économiques persistantes. Dans ce contexte, la période actuelle démontre la capacité de l’État à revenir ponctuellement à une forme d’autonomie à l’égard de la société. Dans le même temps, elle illustre l’incapacité des élites dirigeantes algériennes à accepter un changement profond qui donnerait vraiment un rôle politique décisif à la population. L’enjeu est donc de comprendre les ressorts de cette résistance, mais aussi de souligner les limites de ce processus d’autonomisation étatique.

 

 

Un ordre façonné par la crise

 

La décolonisation a évidemment joué un rôle crucial dans la tendance de l’État algérien à gouverner par lui-même et pour lui-même. Après 1962, cet ordre politique circulaire, où la souveraineté étatique se nourrissait d’elle-même, était légitimé par l’impératif de garantir l’indépendance nationale. Sous le leadership de Houari Boumédiène (1965-1978), l’État algérien mit en œuvre un programme de développement d’une manière verticale et bureaucratique. L’Armée Nationale Populaire (ANP) et la bureaucratie jouaient un rôle central dans la mise en œuvre des politiques publiques, avec le soutien du Front de Libération Nationale (FLN) devenu appendice de l’État. Autour de ce triptyque, plusieurs associations satellitaires servaient de courroies de transmission à la direction politique, à l’image de l’Union générale des Travailleurs algériens, tandis que les champs sociaux étaient eux-aussi soumis à la tutelle d’État. Le champ religieux était par exemple organisé par le Ministère des Affaires religieuses. Les oulémas devaient ainsi contribuer à l’effort de développement en restaurant la religion d’État et la langue arabe, même si leurs objectifs individuels différaient souvent grandement de ceux du gouvernement[1]. Malgré des divergences persistantes, les années Boumédiène furent un moment de cohérence unique dans l’histoire de l’Algérie indépendante. Le contrat social postcolonial donnait alors une grande latitude aux gouvernants en échange d’une promesse de développement économique, culturel et social. La souveraineté étatique se substituait ainsi à la souveraineté populaire. L’autonomie avancée de l’appareil d’État qui en a résulté a ensuite façonné l’éthos des élites militaires et bureaucratiques algérienne.

 

Ce moment de cohérence prit fin avec la mort de Boumédiène et la crise des années 1980. C’est alors que, confronté au renouveau de la contestation politique (islamiste et berbériste) et au contre-choc pétrolier, le gouvernement procéda aux premiers ajustements avec une série de réformes économiques. Celles-ci n’empêchèrent pas une dégradation de la situation politique, avec pour conséquence un soulèvement populaire en Octobre 1988. En réaction, l’ordre politique fut profondément bouleversé avec l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1989 et une ouverture des champs politiques et médiatiques. Cette brève phase d’ouverture fut rapidement suivie par un coup d’État militaire en janvier 1992, en réponse aux succès électoraux du Front islamique du Salut. La décennie noire (1992-1999) illustre pleinement les paradoxes inhérent à l’ordre politique algérien : l’abandon du système du parti unique et la consécration du pluralisme médiatique résultèrent dans un épisode de dictature militaire brutal, au nom du sauvetage de la démocratie ; l’exercice brutal du pouvoir par les militaires et leurs alliés dans la technocratie ouvrit dans le même temps la voie à l’inclusion de nouveaux groupes en périphérie de la coalition dirigeante (milices de « patriotes », élites économiques ascendantes, islamistes modérés, confréries soufies…). En bref, l’ouverture de l’État se fit au prix d’un nouveau retour de celui-ci sur lui-même et la « démocratisation » fut mise en œuvre de manière autoritaire et violente.

 

De fait, chacun des épisodes de crise intense traversés par l’ordre politique algérien a donné lieu à ce double mouvement, comme si les élites dirigeantes reconnaissaient la légitimité d’une ouverture tout en refusant dans les faits de donner à leur population les moyens d’une participation effective au gouvernement. Les années 2010-2011 virent une nouvelle succession de moments de tension, d’abord avec une série de scandales de corruption touchant des membres hauts-placés de l’entourage présidentiel, puis avec la réplique algérienne du soulèvement tunisien. Entre janvier et avril 2011, la coalition dirigeante fut confrontée à un soulèvement urbain, à la constitution d’une large coalition contestataire et à une mobilisation étudiante sans précédent. Face à cette pression, Bouteflika annonça rapidement des gestes en faveur de la jeunesse, la levée de l’État d’urgence maintenu depuis 1992 et une série de réformes. Pourtant, les réformes en question furent une fois encore mises en œuvre de manière verticale, sous le contrôle de la présidence, de la bureaucratie et de l’armée. D’un même mouvement, elles garantissaient davantage de liberté et ouvraient la voie à de nouvelles formes de contrôle. Ainsi, la nouvelle loi organique sur l’information dépénalisa les délits de presse tout en maintenant des formes de censure au nom de la sécurité nationale[2]. De la même manière, la loi visant à assurer un quota de femmes élues à l’Assemblée populaire nationale fut mise en place par le haut. Ce féminisme d’État visait à démontrer le rôle modernisateur et réformateur du gouvernement, sans que celui-ci ait impliqué ou même consulté la société pour l’occasion[3].

 

De ce point de vue, les efforts de Tebboune afin de promouvoir une nouvelle réforme constitutionnelle et les déclarations de Djerrad en faveur de la souveraineté du peuple s’inscrivent dans une longue tradition de réformisme vertical, bureaucratique et autoritaire. Depuis le début du Hirak (le mouvement de protestation de 2019, NdlR), et comme par le passé, la coalition dirigeante algérienne réagit sous la pression. Les politiques censées favoriser la participation de la population confirment de facto son exclusion. Les réformes ne règlent pas les problèmes, mais sont un moyen d’exercer la domination. Pire encore, tandis que les moments de crise passés avaient mené à l’inclusion de nouveaux groupes dans la coalition dirigeante, le soulèvement de 2019 l’a en quelque sorte dépecée de ses oripeaux. Militaires et technocrates gouvernent désormais seuls. Ils sont revenus pour l’occasion à une forme d’autonomie avancée rappelant les années 1970, époque où le mythe de leur rôle bienveillant tenait encore la route.

 

 

Un corps à plusieurs têtes

 

Ce repli vers le cœur de l’État témoigne de l’hétérogénéité et de la labilité de la structure de pouvoir en Algérie. Ce qui est qualifié de « pouvoir », nizâm (système) ou ‘isâba (gang) est en fait une coalition diversifiée et difficilement lisible. Celle-ci est organisée autour de l’État, fondée sur la légitimité révolutionnaire et financée par l’exploitation des ressources naturelles du pays. Sous Bouteflika, plusieurs cercles d’élites cohabitaient, maintenaient ensemble un équilibre tendu et géraient tant bien que mal une instabilité permanente en instrumentalisant un certain nombre de dynamiques sociales et économiques[4]. Afin de faire face aux pression internes comme externes, cette coalition a fait de la cooptation un de ses piliers stratégiques. Dans le même temps, les conflits entre élites dirigeantes et les moments de tension les plus intenses l’ont aussi conduite à se séparer régulièrement de ses têtes d’affiche pour mieux perdurer. Pareille à une hydre, le « pouvoir » a ainsi survécu à de régulières amputations et démontré des capacités de régénération remarquable.

 

Les figures périphériques intégrées à la coalition dirigeante au fur et à mesure des épisodes de libéralisation économique et de réformes politiques sont restés les plus aisément remplaçables. Les hommes d’affaires et les partis politiques qui se sont greffés à la structure de pouvoir depuis les années 1980 ont ainsi été sacrifiés de manière récurrente. Entre 2002 et 2004, des hommes d’affaires à la trajectoire météoritique firent les frais d’une série d’affrontements ayant pour enjeu le renforcement du pouvoir présidentiel. Ces gold-boys tombèrent aussi rapidement qu’ils étaient montés, victimes de règlements de comptes judiciaires organisés par la présidence. De manière similaire, au plus fort du soulèvement de 2019, la machine judiciaire désormais aux ordres de l’armée s’attaqua aux « affairistes » associés à Saïd Bouteflika, le frère du président. Certains des hommes les plus riches du pays, tel que le magnat des travaux publics Ali Haddad ou le transporteur Mahieddine Tahkout, ont depuis été condamnés à de lourdes peines de prisons.

 

Mais la coalition dirigeante algérienne a su à l’occasion se débarrasser de ses plus illustres figures, à la suite de règlements de compte internes ou afin de survivre. Le coup d’État militaire de janvier 1992 conduisit à l’annulation des élections législatives, mais aussi à la démission forcée du président Chadli Bendjedid, coupable d’avoir accepté de négocier avec les islamistes. Bénéficiant du soutien de divers groupes mobilisés pour empêcher le FIS d’arriver au pouvoir, l’État-major de l’ANP remplaça le président déchu par un Haut conseil d’État (HCE) chargé de diriger le pays durant la guerre civile et d’éradiquer la « menace fondamentaliste ». Liamine Zeroual, un général à la retraite, pris la tête du HCE en 1994 avant d’être élu président l’année suivante. Il fut à son tour poussé à convoquer des élections anticipées en 1998. Soupçonné de préparer le terrain pour que son fidèle conseiller Mohamed Betchine lui succède sans l’aval de l’ANP, il se trouva confronté à une campagne médiatique et judiciaire orchestrée par ses adversaires. À la fin du mois de mars 2019, ce fut donc au tour d’Abdelaziz Bouteflika d’être poussé à la démission sur demande directe du chef d’État-major. Après avoir soutenu le président devenu impotent pendant plusieurs années, le commandement militaire prit les devants et orchestra directement la purge visant son entourage.

 

Bien que fréquemment décrits comme les véritables maîtres du pays[5], les haut-gradés de l’ANP n’ont eux-mêmes pas été épargnés par les purges. En 1986, le chef d’État-major de l’ANP, Mostefa Beloucif, fut mis à la retraite pour s’être opposé à un traité de vente d’arme avec la France. Il fut poursuivi pour corruption et condamné par un tribunal militaire à vingt ans de prison en 1993. La même année, l’ancien chef de la puissante sécurité militaire et éphémère premier ministre Kasdi Merbah fut pris dans un guet-apens dans les environs d’Alger et assassiné en compagnie de son frère, son fils et ses gardes du corps. Celui qui avait été de facto l’un des hommes les plus puissants du pays sous Boumédiène paya ainsi de sa vie son opposition au projet éradicateur mis en place par les généraux putschistes. Les purges visant les haut-gradés ont aussi pris des formes moins radicales. Ainsi, après sa réélection en 2004, Bouteflika procéda lui-même à une reprise en main de l’ANP en mettant à la retraite plusieurs piliers de l’institution durant la décennie noire, notamment son chef d’État-major Mohamed Lamari. En 2019, l’effort visant à préserver l’ordre politique en se débarrassant de ses membres les plus honnis visa donc logiquement de figures clés de l’ANP. Les anciens hommes forts des services de renseignement, les généraux Mohamed Mediene et Athmane Tartag, furent ainsi rapidement arrêtés et inculpés pour trahison.

 

Depuis l’indépendance du pays en 1962, les élites algériennes ont démontré à maintes reprises leur profonde division et leur hétérogénéité. Cela a résulté dans des luttes de pouvoir récurrentes et des politiques publiques contradictoires. Le processus de reconfiguration a souvent été erratique, ce qui a conduit les acteurs, y compris les plus puissants, à faire des choix dans l’urgence afin de répondre aux contingences[6]. Ces contraintes ont fait de la coalition dirigeante une hydre politico-institutionnelle, dont les multiples têtes peuvent être coupées sans que l’ensemble ne s’effondre. Le 22 février 2019 a néanmoins changé la donne. Durant la décennie noire, la défection momentanée du FLN avait pu être compensée par la création du Rassemblement national démocratique (RND), un nouveau « parti du pouvoir » qui rassemblait les soutiens à la politique « éradicatrice ». Les purges de 2019 sont en revanche la conséquence directe d’un soulèvement populaire qui a emporté Abdelaziz Bouteflika, ses proches, le FLN et le RND. Des têtes sont tombées et les remplaçants potentiels manquent désormais cruellement de base sociale.

 

 

La main serviable de l’étranger

 

Sans base sociale et privée de figures d’autorités, la coalition dirigeante s’appuie plus que jamais sur le cœur de l’appareil d’État : les organes de sécurité, les technocrates, et un appareil judiciaire aux ordres. Depuis que la pandémie a touché le pays au début du mois de mars, le gouvernement gère la situation en s’appuyant sur ses ressources bureaucratiques et sécuritaires. Militants et simples citoyens sont poursuivis pour des motifs fallacieux après s’être exprimés sur les réseaux sociaux. Les décisions concernant le confinement de certaines zones urbaines ou de régions entières sont prises sans consultation et mises en œuvre sans que la population ne soit informée préalablement. Le retour à une forme d’autonomie de l’État permet de faire face à la triple crise politique, sanitaire et économique, tout en évitant de répondre aux revendications portées par le Hirak.

 

Dans le même temps, ces manières autoritaires renforcent l’image d’un « pouvoir » détaché de la société, replié sur soi, et proprement indéchiffrable pour les observateurs locaux et internationaux. Les fluctuations dans la stratégie du nouveau président, entre ouverture et répression, consultation et imposition, rendent les calculs des opposants difficiles. L’arbitraire des organes bureaucratico-militaires est doublé par la prévalence d’un discours nationaliste d’inspiration anti-impérialiste. L’État algérien se présente donc comme constamment sous la menace. En retour, les diplomates et coopérants étrangers se sont depuis longtemps plaints des réflexes paranoïaques des organes de sécurité et de l’illisibilité des circuits de décision politique.

 

Pourtant, tandis que l’autonomisation grandissante à l’égard de la société va à l’encontre des discours grandiloquents sur la centralité de la volonté populaire, les postures nationalistes affirmant l’indépendance chevronnée de l’État-nation algérien cachent mal une insertion grandissante dans le système international. De fait, la résistance de l’ordre politique a été largement facilitée par l’intervention de partenaires étrangers soucieux de favoriser l’intégration économique du pays et sa participation à la « guerre contre la terreur »[7]. Durant les années 1990, les institutions financières internationales jouèrent un rôle de premier plan dans la mise en place d’un plan d’ajustement structurel qui restructura l’économie algérienne et contribua à la fortune des réseaux affairistes. Sous Bouteflika, l’Union européenne fut directement impliquée dans la mise-en-œuvre des réformes économiques et la mise-en-scène du processus de démocratisation. Quant à la France, elle fut particulièrement active dans la coopération inter-étatique, par exemple en développant des partenariats institutionnels avec la Direction générale de la Sûreté nationale (police) et l’École nationale d’Administration (ENA) algérienne, par laquelle sont notamment passés Tebboune et Djerrad.

 

Après le déclenchement du Hirak et avant l’élection de Tebboune en décembre 2019, le gouvernement alors dirigé par un autre énarque, Noureddine Bedoui, s’empressa de donner des gages à ses partenaires occidentaux, notamment en rassurant les mastodontes du secteur des hydrocarbures (Total, ExxonMobil). Suivant les recommandations des institutions financières internationales, Bedoui annonça également plusieurs réformes structurelles ainsi que le retour de l’endettement extérieur, et il ouvrit la porte à d’éventuelles privatisations. En mai 2020, Tebboune a finalement acté l’abandon partiel de la règle dite du « 51-49 », mettant ainsi fin à la limitation de la participation des investisseurs étrangers dans les secteurs non-stratégiques. En bref, la coalition dirigeante s’est efforcée de démontrer à ses partenaires étrangers qu’elle pouvait garantir leurs intérêts économiques, ce qui ne serait pas nécessairement le cas d’un gouvernement devant rendre des comptes à la population.

 

Il faut dire que l’insertion de l’Algérie dans les espaces transnationaux s’est aussi faite par le biais de mécanismes extralégaux, notamment du fait de l’implication de ses élites politico-économiques dans les circuits d’évasion fiscale et de blanchiment. En 2016, le scandale des « Panama Papers » a ainsi révélé l’implication de plusieurs hommes d’affaires et responsables hauts placés, dont le ministre de l’Industrie et des Mines Abdeslam Bouchouareb. L’Europe de l’Ouest et les États-Unis abritent également les biens « mal acquis » par les élites dirigeantes algériennes, qui s’exilent fréquemment quand elles tombent en disgrâce. C’est notamment le cas de la France et de la Suisse, qui n’ont reçu à ce jour aucune demande des autorités algériennes regardant le rapatriement des avoirs exfiltrés par l’entourage de Bouteflika, et se gardent bien pour le moment de lancer leurs propres enquêtes.

 

En bref, l’ordre politique algérien doit aussi sa résistance à son insertion dans des structures de pouvoir globales, lesquelles compensent le profond discrédit des élites dirigeantes. L’État algérien est souvent décrit comme un partenaire difficile, et ses représentants savent jouer sur la compétition entre Français, Américains, Emiratis, Chinois ou Russes. Il est à la fois essentiel dans la stratégie d’indépendance énergétique européenne et clé de voute de la stabilité régionale. Dans ce contexte, les influences extérieures sont les meilleures alliées des élites bureaucratiques et militaires qui s’efforcent de mettre en scène le changement sans que rien ne change.

 

 

Sans légitimité, point de salut

 

En dépit du soutien plus ou moins actifs de ses partenaires étrangers, l’ordre politique algérien n’en reste pas moins profondément discrédité. Les gouvernements successifs ont amplement démontré leur incapacité à trouver des solutions viables à la crise systémique qui mine le pays depuis les années 1980. Durant ses trois premiers mandats, Bouteflika avait réussi dans une certaine mesure à se mettre en scène comme le garant de la paix civile, mais à la suite de son accident ischémique cérébral en 2013, son entourage se trouva dans l’incapacité de continuer à produire de la légitimité. L’équilibre instable qui caractérisait le pays jusqu’en 2019 était donc produit par un mélange de répression, de crainte partagée d’un retour de la violence et de mécanismes de désamorçage du politique ayant fait leurs preuves. Après 2019, les acteurs bureaucratico-militaires ont essayé en vain de coopter le Hirak et de se poser en garants d’une vraie démocratisation. Tebboune incarne l’impossible rencontre entre le mouvement révolutionnaire de 2019 et l’appareil d’État. Un archétype de technocrate, il est le produit du système, longtemps ministre sous Bouteflika et coopté par l’armée pour occuper la plus haute fonction de l’État. Son principal fait d’arme est de s’être opposé brièvement et sans succès à Saïd Bouteflika et ses proches en 2017. Cela ne suffira pas à rétablir la crédibilité d’institutions qui sont depuis longtemps perçues comme un simulacre de système représentatif insultant la dignité du peuple.

 

Les piliers historiques de la légitimité de la coalition dirigeante sont désormais profondément érodés par plusieurs décades de marasme culturel, de scandales économiques et de crise politique. Le nationalisme d’inspiration tiers-mondiste qui structurait l’État-FLN après la guerre d’indépendance s’est heurté à la tendance prononcée des élites dirigeantes à vivre et investir à l’étranger, à la corruption des ministres et de leurs comparses dans le milieu des affaires, et à la coopération du gouvernement avec des États et multinationales étrangers. Dès le milieu des années 1980, les jeunes supporteurs de foot chantaient « Roma walâ n’touma », (Rome plutôt que vous), un hymne à l’exil en signe de défiance à l’égard de leurs dirigeants. Ce chant et bien d’autres du même acabit étaient encore scandés dans les stades algériens à la veille du soulèvement de 2019. L’Islam tenait également une place centrale dans le projet identitaire nationaliste. Toutefois, la montée en puissance du FIS puis la guerre civile des années 1990 ont largement dépouillé la religion de sa portée émancipatrice. Sous Bouteflika, la religion était largement devenue un moyen parmi d’autres pour jouer sur les peurs d’une déstabilisation tout en renforçant l’emprise coercitive de l’appareil d’État[8].

 

Les composantes essentielles de la coalition dirigeante que sont la bureaucratie et surtout l’armée souffre également de leur illégitimité politique. Les hauts-gradés de l’ANP ont pendant très longtemps bénéficié de l’aura de la lutte contre la France pour justifier leurs interférences répétées dans la vie politique du pays. Pourtant, la violence de l’institution dans les années 1990, les manigances du DRS et les affaires de corruption impliquant les protégés des officiers, et ainsi que certains généraux ont redonné de la vigueur au rejet de l’influence de l’ANP. Celle-ci aurait pu accompagner le Hirak après avoir contraint Bouteflika à la démission. Las, ses dirigeants se sont immédiatement employés à le cornaquer et le limiter, quitte à être à leur tour qualifiés de « traîtres ». Le Hirak s’est donc mis à scander des slogans réaffirmant la primauté du politique sur le militaire : « dawla madaniya, mashî ‘iskariya » (État civil, pas militaire) et « jumhûriya mashî caserna » (une république n’est pas une caserne). En ce qui concerne les technocrates, leur fonction historique était de permettre le développement économique du pays en dirigeant ses entreprises publiques et ses ministères stratégiques. Là encore, les politiques publiques défaillantes et les circuits de prédation économique notamment organisés autour du secteur stratégique des hydrocarbures ont largement sapé la réputation de cette élite technocratique. Pour cette raison, la contestation sociale a de longue date pris pour cible les insuffisances des politiques de développement et demandé le réengagement d’un État considéré comme absent et négligeant[9].

 

 

Un système prisonnier de ses contradictions

 

En conclusion, l’ordre politique algérien a été façonné par des élites postcoloniales soucieuses de contrôler la destinée politique du pays. Toutefois, les conditions de son émergence, en premier lieu l’urgence de la construction nationale, ne sont plus. Militaires et technocrates dirigent pourtant toujours au nom d’un peuple qu’ils voient avec méfiance et paternalisme, comme une masse impulsive dont ils défendent les intérêts malgré elle. Le système n’est pas dynastique ou idéologique. Son fonctionnement est axé sur la souveraineté de l’appareil d’État, lequel peut se comporter de manière autonome si le besoin se fait sentir au nom du « sauvetage de la nation ». Cette souveraineté étatique est soutenue par les calculs pragmatiques, ou cyniques, de partenaires internationaux. Dans le même temps, la plus grande contradiction de l’ordre politique algérien tient dans son principe de légitimité populiste et populaire. Les élites gouvernent « par le peuple et pour le peuple ». La tension opposant les méthodes du gouvernement et son principe fondateur était et demeure au cœur du Hirak. Faute d’abandonner le pouvoir, les élites dirigeantes se sont posées en garante d’une « vraie » démocratisation et protectrices de la Constitution. En miroir, les protestataires ont réaffirmé l’idéal de souveraineté populaire et proposé un modèle de citoyenneté horizontal. Face à l’État et à ses réflexes répressifs, la myriade de groupes constituant le Hirak a mis sur pieds de nouvelles formes d’organisation collective pour sécuriser les marches, protéger l’environnement ou structurer leurs débats[10]. Du fait de sa nature pacifiste et de l’effort des manifestants pour incarner un idéal de civilité, le mouvement ne peut pas être aussi facilement discrédité que le FIS. Si son modèle de citoyenneté est encore largement en court de structuration, il est autrement plus crédible que les élections orchestrées sous contrôle bureaucratico-militaire depuis plus de trente ans. La pandémie de Covid-19 a néanmoins représenté un répit inespéré pour la coalition dirigeante, la crise sanitaire légitimant pour le moment le fonctionnement autonome de l’État. Toutefois la question du déficit de légitimité reste centrale : sans réelle souveraineté populaire, l’ordre politique algérien restera prisonnier de ses contradictions. Compte tenu des innombrables défis économiques et politiques auxquels il devra faire face dans les prochaines années, tout répit ne pourra alors qu’être temporaire.

 

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Pour citer cet article

 

Référence papier:

Thomas Serres, « L’hydre et son peuple. Les contradictions du système politique algérien », Oasis, année XVI, n. 31, décembre 2020, pp. 42-52.

 

Référence électronique:

Thomas Serres, « L’hydre et son peuple. Les contradictions du système politique algérien », Oasis [En ligne], mis en ligne le 16 novembre 2021, URL: /fr/hydre-et-son-peuple-contradictions-systeme-politique-algerien

 


[1] Charlotte Courreye, L’Algérie des Oulémas. Une histoire de l’Algérie contemporaine (1931-1991), Éditions de la Sorbonne, Paris 2020.
[2] Chérif Dris, La nouvelle loi organique sur l’information de 2012 en Algérie : vers un ordre médiatique néo-autoritaire ?,  « L’Année du Maghreb », vol. VIII (2012), pp. 303-320.
[3] Belkacem Benzenine, Les femmes algériennes au Parlement : la question des quotas à l’épreuve des réformes politiques, « Égypte/Monde arabe », n. 10 (2013).
[4] Isabelle Werenfels, Managing Instability in Algeria: Elites and political change since 1995, Routledge, London-New York 2007.
[5] Mohammed Hachemaoui, Permanences du jeu politique en Algérie, « Politique étrangère », n. 2 (2009), pp. 309-321.
[6] Myriam Aït-Aoudia, L’expérience démocratique en Algérie (1988-1992). Apprentissages politiques et changement de régime, Les Presses de Sciences Po, Paris 2015.
[7] Francesco Cavatorta, The International Dimension of the Failed Algerian Transition, Manchester University Press, Manchester 2009.
[8] James McDougall, History and the Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge University Press, Cambridge 2006, pp. 152-165. Karima Dirèche, Évangélisation en Algérie : débats sur la liberté de culte, « L’Année du Maghreb », vol. V (2009), pp. 275-284.
[9] Naoual Belakhdar, « L’éveil du Sud » ou quand la contestation vient de la marge. Une analyse du mouvement des chômeurs algériens, « Politique africaine », n. 137 (2015), pp. 27-48.
[10] Islam Amine Derradji et Amel Gherbi, Le Hirak algérien : un laboratoire de citoyenneté, « Métropolitiques », 12 juillet 2019, urly.it/39bqv.
 

 

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