Printemps arabe : parenthèse désormais définitivement fermée ou sursaut d’un cycle historique qui n’est pas épuisé ? L’éditorial du numéro 31 d’Oasis

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:05:29

Dix ans après leur déclenchement, le jugement sur les Révolutions arabes semble sans appel : elles demandaient la démocratie, elles ont engendré le chaos et la violence. Dans l’immédiat il n’y a pas grand-chose à débattre. Il est plus discutable d’établir les causes de cette issue et surtout les effets possibles à long terme des événements de 2011. Est-ce une parenthèse définitivement fermée ? Ou sommes-nous plutôt confrontés au sursaut d’un cycle historique loin d’être terminé ? Ces questions ne concernent pas seulement le monde arabe ; elles impliquent aussi directement l’Occident. En fait, comme l’a écrit Hamit Bozarslan, « penser le Moyen-Orient des années 2000 revient par conséquent à penser notre monde [européen] à partir de ses “ailleurs”, qu’on n’a nulle raison de reléguer à “ailleurs” »[i]. La chronique de ces dernières années, avec la crise des réfugiés et l’explosion du djihadisme en Europe, devrait suffire à prouver la validité de ces propos.

 

L’hypothèse de ce numéro de la revue, et d’un projet de recherche plus large dans lequel Oasis est engagée sur la période biennale 2020-2021[ii], est que les révolutions de 2011 n’ont pas complètement échoué : plutôt elles demeurent « inachevées ». Les protestations qui ont explosé en 2019 en Algérie, au Soudan, au Liban et en Irak, culminant, dans les deux premiers cas, avec la destitution des présidents au pouvoir depuis des décennies, sont un premier élément à l’appui de cette thèse. Mais la question est plus profonde que ne le laisse supposer la simple observation factuelle de cette deuxième vague.

 

Dans les convulsions de la rive sud de la Méditerranée, au moins deux facteurs structurels majeurs convergent. Le premier est constitué par les contradictions des États arabes postcoloniaux, et en particulier des États républicains. En effet, beaucoup de ces régimes ont mis le peuple au cœur de leur rhétorique, tout en l’empêchant de participer activement à la vie politique ; ils ont mis en œuvre une modernisation soutenue des structures politiques et économiques, mais en la limitant surtout aux aspects techniques et matériels ; ils ont promis la rédemption du sous-développement, tout en imposant une gestion patrimoniale de l’économie. À cela s’ajoute, dans le cas du Levant arabe, le paradoxe des systèmes qui, de hérauts de l’identité et de l’unité arabe, se sont transformés en d’impitoyables manipulateurs des appartenances confessionnelles. C’est sur le terrain de ces contradictions que s’est enracinée la contestation islamiste ; mais au lieu de les résoudre, elle a continué de les alimenter. Partout dans le monde sunnite, des mots d’ordre comme « l’Islam est la solution » ou « le Coran est notre Constitution » ont été aussi puissants pour catalyser le mécontentement qu’incapables de représenter une véritable alternative de gouvernement[iii].

 

Le deuxième aspect à prendre en compte est celui des changements sociaux, et en particulier des structures familiales. Depuis les années 1970, la baisse du taux de fécondité et l’augmentation du taux d’alphabétisation ont produit également dans les sociétés arabes cette transition démographique qui va normalement de pair avec la formation d’une classe moyenne et la demande de démocratisation du système politique. Ce n’est pas une coïncidence si les manifestations de 2011 ont été principalement menées par des jeunes gens instruits dont les aspirations étaient étouffées par les dysfonctionnements des régimes en place. Le drame des révolutions inachevées vient du court-circuit entre les attentes de cette jeunesse modernisée et le changement avorté des systèmes politiques. Mais ce résultat n’est pas sans rapport avec la nature de la mobilisation des manifestants, qui ont dit clairement contre qui (régimes despotiques et corrompus) et au nom de quoi (dignité, liberté, justice) ils sont descendus dans la rue, sans toutefois réussir à traduire ces valeurs en un projet alternatif, confiant aux forces en place la tâche improbable de le réaliser.

 

De ce point de vue, c’est la notion même de révolution qu’il faut problématiser. Dans les années 1950 et 1960, l’élan révolutionnaire du socialisme arabe a produit une grande mobilisation populaire et des changements politiques (avec toutes les limites impitoyablement mises en évidence par Sâdiq al-‘Azm dans les pages que nous avons reproduites dans la section « classiques »). Pour sa part, à l’exception de l’Iran chiite et de la tragédie algérienne, la révolution islamiste a surtout opéré sur le plan culturel, imposant son programme à des systèmes plus ou moins sécularisés. À l’exception partielle de la Tunisie, même lorsque les révolutions démocratiques de 2011 ont réussi à renverser l’autocrate en place, elles n’ont engendré ni une nouvelle culture ni un nouvel ordre politique. Et pourtant, il est difficile pour le monde arabe de continuer d’ignorer les revendications de la rue, même si le contexte actuel n’est pas plus prometteur qu’il y a dix ans. La chute des revenus pétroliers privera les régimes d’une ressource qui s’est avérée essentielle pour étouffer le ferment démocratique de 2011 mais, combinée aux effets dévastateurs de la pandémie de coronavirus, elle aggravera également l’appauvrissement des sociétés. Cela va créer davantage de mécontentement et donc de nouvelles protestations, mais risque également d’entraver la maturation politique de populations de plus en plus contraintes de se focaliser sur leur survie.  

 

Bien sûr, ces évaluations dégagent une tendance et ne peuvent être généralisées à l’ensemble du monde arabe. Si, dans des contextes comme la Syrie et la Libye, la situation est aujourd’hui compromise par des années de violence et qu’au Liban il n’y a pas moyen de sortir d’une crise systémique, d’autres pays donnent des signes plus encourageants. C’est le cas, par exemple, de l’Algérie, où le régime n’a plus beaucoup de cartes à jouer face à une rue qui n’est en retrait qu’à cause de l’urgence sanitaire.

 

Au-delà des différences entre États, il est cependant difficile qu’un mouvement de renaissance puisse se mettre en marche sans que soient modifiés les termes de l’équation non résolue que les révolutions ont exprimée. L’une de ces modifications pourrait concerner la dimension religieuse.

 

Surpris par des protestations essentiellement laïques, les partis islamistes et les institutions islamiques officielles sont revenus sur le devant de la scène dans la phase postrévolutionnaire. Les premiers, après des années passées dans l’opposition ou dans la clandestinité, ont pris les rênes des transitions postrévolutionnaires. Les secondes ont retrouvé une place centrale au moment où elles ont été appelées par les États à répondre au défi djihadiste. Les forces islamistes ont montré qu’elles pouvaient s’adapter au changement, mais qu’elles ne savaient pas le diriger. Les institutions islamiques officielles ont insisté sur la coexistence interreligieuse pour lutter contre les exactions commises par Daech, mais elles ont en même temps encouragé la passivité à l’égard des régimes en place.

 

Dans des sociétés fortement imprégnées de religion, le changement devra inclure un renouveau de cette dimension, qui la rende capable d’assumer les attentes que les manifestations révolutionnaires ont mises en lumière sans les satisfaire.

 

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Michele Brignone, « Les termes manquants de l'équation », Oasis, année XVI, n. 31, décembre 2020, pp. 7-9.

 

Référence électronique:

Michele Brignone, « Les termes manquants de l'équation », Oasis [En ligne], mis en ligne le 15 novembre 2021, URL: /fr/les-termes-manquants-de-l-equation


[i] Hamit Bozarslan, Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015, CNRS, Paris 2015, p. 36.
[ii] Pour la présentation du projet, nous renvoyons à la page /fr/projet-de-recherche-revolutions-inachevees
[iii] Sur les contradictions des régimes nationalistes et des contestations islamistes, voir Lahouari Addi, Radical Arab Nationalism and Political Islam, Georgetown University Press, Washington 2019.

 

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