Luca Fiore

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:45:20

Pris au piège dans l'étau du terrorisme islamique des attaques de Mumbai et de la fureur du fondamentalisme hindou des pogroms contre les chrétiens de l'Orissa, l'Inde semble avoir peu de raisons d'espérer dans un futur empli de cohabitation et de paix. Et pourtant, son existence même, depuis le 15 août 1947 à minuit, est là pour démontrer au monde qu'une co-existence entre groupes ethniques, religieux et linguistiques différents est possible. On peut le dire sans fermer les yeux face aux mille contradictions qui contribuent à modeler l'identité d'un pays que l'on ne peut réduire à de simples schémas. La violence et la haine ont toujours marqué douloureusement l'identité de ce pays et les tensions d'aujourd'hui s'enracinent dans un passé récent assez turbulent. Cependant, certaines exceptions existent dont on ne peut pas ne pas tenir compte. En effet, l'état du sud-est du Kerala constitue un exemple persistant de cohabitation active, malgré la mosaïque de communautés qui le compose : la majorité des 35 millions de personnes est hindou mais 25 % de la population est musulmane et 20 % chrétienne, le pourcentage le plus élevé de toute l'Inde. Le Kerala rappelle les splendeurs du Liban des années soixante si l'on met entre parenthèse le développement économique encore arriéré par rapport à l'ensemble du pays. En effet, la cohabitation des différents groupes religieux débute en des temps immémoriaux. Selon la tradition, l'apôtre Thomas arriva sur les côtes du Kerala en 52 après J.C grâce aux relations avec les colonies de marchands juifs déjà présentes sur les côtes de la mer d'Arabie. Tandis que l'arrivée pacifique de l'Islam date du VIIe siècle, également par l'intermédiaire des marchands arabes d'épices. Deux millénaires de cohabitation véritable entre les trois grandes religions nous ont transmis davantage qu'un exemple de métissage culturel, une profonde estime réciproque entre les différentes communautés. S'il est vrai que la communauté musulmane est concentrée surtout dans le nord du Kerala et la communauté chrétienne au sud, il faut noter que les ghettos n'existent pas à l'intérieur des villes et des villages : les chrétiens et musulmans sont souvent voisins. Un commerçant de Fort Cochin m'a montré, très fier, que du toit du commerce, on peut apercevoir une mosquée, une église et un temple hindou dans le même pâté de maisons. Les enfants des différentes religions commencent à vivre côte à côte assis sur les mêmes bancs d'école. De compagnons d'école, ils deviennent souvent collègues de travail. Mais le point de contact visible de la cohabitation ce sont surtout les fêtes religieuses qui sont très nombreuses. Lors des fêtes des saints patrons, la communauté chrétienne organise de grandes processions dans les villages, et des centaines d'échoppes se dressent sur les routes pour vendre toute sorte d'objet pieux. Le village s'arrête et tout le monde, également les hindous et les musulmans, participe à la fête. Presque toujours, derrière la statue du saint portée sur les épaules des fidèles, il y a un groupe de percussions qui jouent de la musique locale. Neuf fois sur dix, les musiciens sont hindous. De la même façon, il n'est pas rare que les familles musulmanes invitent leurs voisins chrétiens et hindous pour célébrer la fin du mois de Ramadan. Les relations arrivent même à une sorte de syncrétisme, par lequel les hindous se retrouvent à vénérer des saints chrétiens considérés comme incarnations de leur unique divinité. Les conversions entre les différents groupes existent, mais elles sont rares. Au Kerala, personne, à part les protestants pentecostaux ne fait de prosélytisme. Il arrive aussi que quelques hindous se convertissent au Christianisme sans que cela ne pose trop de difficultés à leur famille d'origine. Le père Naru, curé de la paroisse Syro-malankar de SEERI (Saint Ephrem Ecumenical Research Insitute) de Kottayam me présente une paroissienne convertie de l'hindouisme. Elle est restée après la messe dominicale pour attendre sa fille qui fréquentait le catéchisme. Le père Naru me parle aussi d'une musulmane qui, en épousant un paroissien, s'est aussi convertie. Il m'en parle comme si c'était quelque chose de rare, mais sans le cacher ou en le passant sous silence comme on le ferait dans un pays arabe. Le fait que la femme soit encore vivante fait comprendre la différence de climat qui se respire à Kottayam. Et pourtant, un germe de fondamentalisme menace aussi le Kerala. Ces dernières années, des affrontements ont eu lieu entre les différentes communautés religieuses, en particulier entre hindous et musulmans. À l'égard des chrétiens, jusqu'à présent les épisodes de violence n'ont pris pour cible que les choses et jamais les personnes. En effet, il peut arriver qu'une église soit criblée de pierres ou qu'une chapelle votive soit détruite, mais au Kerala, personne encore n'est allé jusqu'à tuer les chrétiens. Dans la dernière décennie, certaines organisations fondamentalistes hindoues ont fait entendre toujours davantage leur voix et se sont rendues coupables de délits et de violences. Dans les madrasas islamique, on a commencé à prêcher le jihad contre les oppresseurs hindous. À différentes occasions, certains militants islamistes ont été arrêtés tandis qu'ils combattaient au Cachemire, et il est arrivé aussi que les organisations islamiques considérées comme fondamentalistes aient condamné ouvertement l'utilisation des madrasas comme caches d'armes et d'explosifs. De plus, on sait que les financements arrivent directement d'Iran et d'autres pays du Moyen-Orient. Et pourtant, malgré les pressions externes, le Kerala semble avoir les anticorps suffisants pour combattre ces dérives. Si l'on demande aux leaders chrétiens, hindous ou musulmans pourquoi le Kerala n'est pas encore l'Orissa, la réponse est toujours la même : « Éducation ». Autrement dit : l'ignorance est le berceau du fondamentalisme et de la violence. Dans cette région, le taux d'alphabétisation est le plus élevé d'Inde et est proche des standards européens. Cela grâce aux chrétiens qui - bien qu'ils soient une minorité - gèrent entre 50 et 60 % de l'instruction du Kerala, des écoles maternelles aux facultés universitaires. Ce sont des écoles ouvertes à tous, où musulmans, hindous et chrétiens apprennent à se connaître, à s'estimer et même à devenir amis. Pour autant que cela puisse sembler étrange à la mentalité européenne, les écoles chrétiennes, pour la très grande majorité catholiques, ne sont pas perçues par les hindous comme une menace ou un instrument de prosélytisme. Il y a quelques années, Soli Sorabjee, procureur général d'Inde jusqu'en 1990, participa à une rencontre d'anciens élèves du St. Xavier's College de Mumbai, le collège qu'il avait fréquenté lorsqu'il était jeune, en présence d'autres dignitaires, ministres et ex-ministres du gouvernement de Delhi. Lors de son discours officiel, il fit remarquer qu'en tant qu'hindou : « Les professeurs de cette Université ne m'ont pas converti, mais ils m'ont transformé ». Si le rôle joué par les écoles chrétiennes est sans aucun doute central dans le domaine éducatif et est responsable des niveaux élevés obtenus au Kerala, il existe aussi du côté musulman un effort positif dans ce sens. La Samastha Kerala Jameyyat ul-Ulama est une importante école de la pensée de l'Islam traditionaliste qui s'oppose à ce qu'on appelle l'Islam moderniste. Cette organisation, largement présente au Kerala avant l'indépendance indienne, a conçu un modèle de « madrasas à mi-temps », qui offre donc un type d'éducation religieuse tout en permettant aux étudiants de suivre régulièrement les écoles séculaires. Cela a favorisé, en plus de l'alphabétisation, une intégration majeure de la société du Kerala et un rapport plus serein avec la modernité.