Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:45:35
Conflits des cultures, rencontres fécondes des cultures ? Deux épisodes majeurs de la Bible - la Tour de Babel et la scène de la Pentecôte dans les Actes des Apôtres - nous aident à situer l'origine des conflits et les moyens de les résoudre.
I - La tour de Babel et les guerres entre nations
L'épisode de la tour de Babel est hautement symbolique. Il fait partie de ces récits bibliques qui éclairent les obscurités du destin humain face au mystère de son Créateur. Les hommes créés par Dieu, nous dit le Livre de la Genèse, ne parlaient qu'une seule langue et ne formaient qu'une seule communauté (Gen. 11,1). Saisis par l'ambition de prendre la place de Dieu, ils entreprennent de construire une tour qui percera les Cieux censés être la demeure divine. Entreprise démesurée et folle, suicidaire pour tout dire. La sagesse de Dieu provoque alors la division des langues, de sorte que les hommes ne se comprennent plus et interrompent la construction de leur tour. En créant ces différences, Dieu sauve l'humanité de l'excès de son ambition. Pour que l'humanité reste elle-même et ne s'autodétruise pas, elle doit trouver dans sa diversité une limite mais aussi une richesse.
La Bible a pris les langues comme symbole de la diversité humaine, symbole subtil car les langues sont la matrice des cultures et de leur étrangeté mutuelle. Mais la diversité des langues et des cultures est à l'origine des divisions et des incompréhensions, des rivalités et des conflits entre les peuples. Les guerres font donc partie de l'histoire de l'humanité et de son devenir. L'humanité qui se fragmente et devient diverse trace les frontières qui séparent les peuples avant de devenir des lignes de front.
L'exemple des Balkans illustre une situation marquée par plus d'un millénaire de séparation et des conflits qui façonnent la mémoire des peuples et nourrissent leur mutuelle incompréhension. Combien il est difficile d'être Croate, Serbe, Bosniaque ou Kosovar ! J'ai connu dans Sarajevo des hommes et des femmes qui gardaient, sous les obus, le rêve d'une société diverse et pacifique, rêve qui semble ne plus jamais pouvoir devenir réalité. Les évènements du Burundi et du Rwanda nous disent la même épreuve insurmontable, à moins de consentir à payer un prix très élevé.
Tel est le tableau de notre ancien monde, depuis ses origines. L'appropriation des territoires, les différentiations parfois multimillénaires des langues comme des aspects physiques des populations, provoquèrent l'élaboration des arts de la guerre et de l'art de la paix. De la " guerre juste " au " projet de paix perpétuelle ", ce corps de doctrine a pu faire autorité jusqu'au seuil des deux guerres industrielles du vingtième siècle, guerres mondiales a-t-on dit avec justesse sans encore clairement comprendre ce qu'elles annonçaient.
Il nous faut soigneusement noter ici une transgression à cette codification des relations entre peuples : celle de l'antique guérilla théorisée au XXème siècle en " guerre révolutionnaire ". Cette forme de réponse du faible au fort, par rapport aux guerres " classiques " nous permettra de comprendre la logique du terrorisme surgi dans l'ère de la mondialisation.
Tout le corps de doctrine élaboré à l'aide de moralistes et patiemment négocié par les diplomaties (y compris celle du Saint Siège) et par un certain nombre d'organisations internationales (comme par exemple la Croix Rouge) est parvenu à maturité au moment même où la nature des nouveaux moyens de guerre le rendait pratiquement obsolète. Les guerres industrielles ont mobilisé des moyens de destruction massive des populations civiles. Leur logique déjà mondiale a culminé dans l'équilibre de la menace mis en place par la guerre froide. La moralisation classique de la guerre n'a pu résister à l'évolution des moyens de guerre.
Dans la même période, cette étude classique des conflits a subi une autre critique radicale : celle de la " culturalisation " des droits de l'homme. Il y eut et il y a encore dans certaines nations la revendication des droits de l'homme et donc d'une éthique sociale de type marxiste, elle aussi à prétention universelle. Mais nous devons aujourd'hui prendre acte de la revendication d'une vision islamique de ces droits et, dans un autre registre, la revendication asiatique ou chinoiseDès lors, l'éthique fondée sur la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1945 et sur sa base implicite de droit naturel est ramené à n'être que l'instrument théorique de domination de l'Occident.
La culturalisation des droits de l'homme est une erreur d'optique. Il existe des cultures différentes dans lesquelles sont développées des visions différentes de la condition humaine. Pour autant, toute culture doit certes corriger ses excès ou ses défauts. Les citoyens qui appartiennent à une culture connaissent désormais les autres cultures grâce aux progrès de la communication. Dans la mesure où les cultures ont de tout temps été perméables les unes aux autres, il est absurde de mettre en avant les culturalismes après les nationalismes. Qu'ils soient européens, chinois, musulmans ou islamiques, les culturalismes peuvent être tout autant destructeurs de l'universalité potentielle de l'homme que les nationalismes du siècle précédent. Ils sont éventuellement encore plus redoutables car ils ne mobilisent pour l'instant que l'arme de la mondialisation. Et pourtant, la connaissance des cultures mesure l'épaisseur de la vie humaine et son extraordinaire dignité. Car ce sont les hommes qui façonnent et portent les cultures.
Il est devenu courant de désigner cette dignité en parlant de la " transcendance " de la personne humaine. Cela revient à dire que celle-ci participe de ce que la foi biblique reconnaît à Dieu et à lui seul. L'homme n'est pas un animal comme les autres. Son existence comme personne est dotée d'une valeur inestimable qui le constitue en tant qu'homme. L'opacité des cultures les unes aux autres dresse une barrière de séparation entre les hommes. Cependant, malgré cela, la rencontre entre deux personnes étrangères l'une à l'autre est toujours possible dans la reconnaissance mutuelle de l'identité humaine. A cette profondeur étonnante, chaque personne découvre sa capacité de reconnaître l'autre comme un sujet qui tient son humanité de la même source qu'elle-même. Et ceci, quelles que soient les obscurités et les incompréhensions nées des différences de culture et de mémoire.
Pour le croyant, ceci peut se résumer à cette affirmation biblique : Dieu a créé l'homme à son image et à sa ressemblance. Cette vision du monde nous fait comprendre la dignité inaliénable de tout être humain et aussi la dignité de son corps qui tient précisément à ce qu'il est une personne. La dignité d'une personne n'est pas mesurée par la déchéance du corps ou par tout ce qui conditionne la vie humaine. Respecter la dignité de toute personne devient ainsi le repère absolu et universel au regard des diversités des cultures et des civilisations.
L'effort de rationalité du XVIIIème siècle marqué par l'affirmation des droits de l'homme a permis, par la suite, à la réflexion chrétienne de reconnaître dans ces déclarations la source biblique où la raison a puisé. Une grande espérance est née pour l'humanité au moment où ces déclarations sont intervenues. Même si, dans les deux siècles qui ont suivi, la conviction trop abstraite d'un véritable universel de l'humanité a subi une sévère critique, désormais des acquis fondamentaux font partie de la conscience de tout homme : et d'abord que tout homme est un homme et que des devoirs s'imposent d'une manière impérative pour toute conscience humaine.
Il existe donc un bien et un mal, définis non par la volonté arbitraire des Etats ou des peuples, mais reçus comme une donnée première de la conscience. Tout le travail de l'intelligence humaine et du dialogue entre les hommes tend à s'éclairer mutuellement sur cette dignité fondamentale et sur les normes à respecter si l'on souhaite agir à l'égard des hommes. Il demeure donc possible et nécessaire de soumettre les conflits au jugement de la conscience morale. Mais comment ?
II La Pentecôte et les conflits de la mondialisation
En effet, la mondialisation de l'économie surimpose son nouveau réseau sur cette diversité et ces conflits nés des millénaires de l'histoire humaine. Pour atteindre la totalité des hommes, elle cherche à réunifier rationnellement leurs efforts, au prix de ce qui peut apparaître comme un nivellement des cultures.
Son moyen le plus visible est l'imposition d'une langue universelle, l'anglais " de base ". Mais, plus encore que l'anglais basique, la mondialisation exerce son emprise grâce à l'outil mathématique et son vecteur électronique, façonnant ainsi par une forme nouvelle de rationalité la diversité des cultures nationales. Cette nouvelle langue universelle, celle des ordinateurs, ne supporte aucune équivoque dans les notions pas plus que dans les modes de raisonnement. Pour autant, cette langue pauvre ne véhicule rien par elle-même, hormis sa cohérence logique qu'elle impose, par le biais de la technique, aux objets matériels, à la production et la diffusion des images et aux modes de vie.
Les monnaies et les valeurs boursières sont l'autre face du phénomène universel qu'instaure le développement des mathématiques. Grâce à la communication électronique, la gestion financière fonctionne instantanément à l'échelle mondiale et tend à devenir la mesure de toute réalité.
Nous sommes bien devant un nouvel universel ayant ses propres contraintes, engendrant des nouveaux conflits où s'investissent les passions des hommes. Ces nouveaux conflits s'organisent en raison des intérêts économiques et de leur stratégie. Ainsi se constitue comme une nouvelle trame mondiale des intérêts collectifs qui se superpose à la trame antérieure des ethnies, des langues ou des nations. Loin de les supprimer, elle doit parfois composer avec elles.
Le terrorisme qui déploie son action à l'échelle mondiale apparaît dès lors comme une variante de ces nouveaux conflits issus de la mondialisation. La mondialisation économique bouscule déjà les frontières des conflits auparavant jugés admissibles. Cependant, le sens de l'humain est toujours présent dans cette humanité aux prises avec ces nouveaux conflits. D'un certain point de vue, l'indignation devant la violence du terrorisme peut nous réjouir car elle prouve que nous ne sommes pas encore totalement aveuglés par nos passions.
Devant ce tableau sombre et, je l'avoue, peut-être simpliste, reconnaissons que nous nous trouvons face à des phénomènes difficilement gérables en particulier dans les sociétés démocratiques. La maîtrise de la communication et de ses conditionnements peut en effet pervertir l'ensemble des systèmes sociaux, de la vie économique à la vie politique, en passant par la vie morale. Nous devons constater qu'elle altère le roc et le fondement des anciennes civilisations. Néanmoins, les hommes sont tous solidairement responsables de ce qui leur advient. Ce constat peut rendre à la fois pessimiste et optimiste.
C'est ici qu'il nous faut considérer la scène de la Pentecôte. Elle se déroule à Jérusalem cinquante jours après la fête de Pâques, où les Apôtres ont été témoins de la résurrection du Christ. Les Actes des Apôtres nous rapportent que la puissance de l'Esprit se manifeste en annonçant la vie nouvelle aux gens originaires de toutes les nations alors connues, réunis autour des Apôtres. Malgré la diversité des langues des auditeurs, les Apôtres parlent de telle sorte que chacun les entend dans sa langue maternelle. D'après ce récit, c'est à travers les langues humaines que la langue de Dieu touche le cœur de tout homme. Cette scène souligne que la diversité des cultures n'est pas un obstacle infranchissable mais au contraire qu'elle peut devenir un moyen de la communion des hommes et de leur bonheur au lieu d'être l'origine de leurs hostilités et de leurs déchirements.
Si le terrorisme peut être interprété comme la réponse du faible au fort sur le modèle de la mondialisation, je pense que les axes fondamentaux du message de l'Evangile sont une autre transgression, vers le haut cette fois, des limites que les hommes mettent entre eux et qui opposent les différentes visions du monde. Ces phrases " Aimez vos ennemis ", " Faites du bien à ceux qui vous persécutent ", " Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tends lui la joue gauche " illustrent une transgression inverse de celles qui tentent les hommes. Ces phrases proposent ce que je nommerai " l'excès du bien "
L'histoire véritable de l'espèce humaine ne nous décrit pas un univers que la rationalité suffirait à maîtriser. Pas davantage, la maîtrise de l'affectivité ou des symboles suffirait-elle à conquérir cette maîtrise. L'homme est un être " excessif ", capable du pire. Seul l'excès du bien peut équilibrer l'excès du mal ; seul l'excès de l'amour peut affronter l'excès de la haine. Le pardon est une conséquence de l'excès de l'amour, même si parfois il semble rationnel ou utile de pardonner.
Pour autant, il est difficile de ne pas prendre en considération les agressions dont la mémoire garde la blessure et d'inviter un peuple humilié à oublier ce qu'il a subi ou commis. Qu'allez-vous dire aux Albanais, aux Serbes ou aux Kosovars ?
Réfléchissons au prix des guerres entre l'Allemagne et la France et au long chemin qu'il a fallu parcourir ! Quelques hommes comme Robert Schuman ou Adenauer ont souhaité prendre au pied de la lettre le prophète Isaïe au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Pour ma génération, la Ruhr symbolisait la puissance des canons et des chars allemands ! Décider la Communauté du charbon et de l'acier revenait à désarmer l'hostilité séculaire entre la France et l'Allemagne pour nous forcer à être ensemble des artisans de paix. La valeur hautement morale de la construction politique de l'Europe ne peut se comprendre qu'au regard de son histoire, de ses tragédies et de ses espérances. Il ne faut rien de moins que l'audace de ces excès dans la volonté de réconciliation et de paix pour que l'on puisse disposer d'un équilibre où apparaisse la dignité humaine.