Dans le sunnisme, après la mort de Muhammad, il n’existe aucun interprète infaillible de la révélation. Il en découle un pluralisme interprétatif que les oulémas ont tenté d’endiguer, mais non d’éliminer

Cet article a été publié dans Oasis 27. Lisez le sommaire

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:56:31

Dans le sunnisme, la distance abyssale entre Dieu et l’homme a empêché l’apparition de figures qui puissent se présenter comme des interprètes infaillibles de la révélation. Après la mort de Muhammad, dernier intermédiaire entre le Créateur et les créatures, aucun individu n’a pu recevoir en héritage son autorité : celle-ci s’est fragmentée entre plusieurs personnes et plusieurs disciplines. C’est ainsi que s’est ouverte la voie vers un pluralisme interprétatif des textes révélés que les oulémas ont tenté d’endiguer, mais sans jamais l’éliminer totalement.

 

On se demande de plus en plus souvent – savants, commentateurs, les musulmans eux-mêmes et bien d’autres encore – si l’Islam est en crise. Pour ceux qui répondent par l’affirmative, c’est l’absence d’une autorité unique qui a entrainé la prolifération d’autorités en concurrence entre elles. L’un des arguments les plus prégnants en ce sens a été avancé en 2002 par Richard Bulliet, le célèbre historien de l’Islam :

La crise actuelle vient en partie de la structure même de l’Islam – une foi dépourvue de confessions définies, de hiérarchies et d’institutions centralisées. L’absence de ces structures a été un élément de force qui a permis à cette foi de s’adapter aux conditions locales et de se répandre dans le monde entier. Mais c’est aussi une faiblesse, qui rend difficile pour les musulmans de parler d’une seule voix sur des questions importantes, pour établir ce qui est véritable Islam, et ce qui ne l’est pas. La faiblesse structurelle de l’Islam a été énormément amplifiée par une série de forces historiques qui ont progressivement compromis l’autorité de ses guides traditionnels, au Moyen-Orient et ailleurs. Les imams et les muftis, qui avaient dans le passé modelé les visions du monde du musulman lambda, ont été occultés par des personnages plus innovateurs et souvent radicaux, beaucoup moins profondément enracinés dans la tradition. La crise a trois causes historiques corrélées entre elles : la marginalisation des autorités musulmanes traditionnelles au cours de ce dernier siècle et demi ; la montée de nouvelles autorités dotées de références moindres mais plus habiles à exploiter la presse et, plus récemment, les médias numériques ; enfin, la diffusion de l’alphabétisation de masse dans le monde musulman, qui a mis à la disposition de nouveaux et vastes publics les écrits de ces nouvelles autorités[1].

Pour Bulliet, la crise de l’autorité résulte de la structure politique de l’Islam qui, à ses dires, refuse « des confessions définies, des hiérarchies et des institutions centralisées ». Cette structure, qui historiquement a su gérer la diversité, ne serait pas en mesure de faire face aux grandes différences provoquées par la montée de nouvelles autorités, de l’information par la presse, et par l’alphabétisation de masse.

 

Tout en étant partiellement d’accord avec Bulliet sur la prolifération des autorités à l’époque moderne, je ne partage pas le point de vue d’où il se place pour analyser la question. Bulliet commence en effet par affirmer que la crise moderne de l’autorité dans l’Islam est la conséquence naturelle d’un manque structurel (bien qu’il n’utilise pas des termes aussi nets) qui a du mal à harmoniser des perspectives et des idéologies concurrentes. Ceci présuppose que l’Islam ait toujours souffert d’un manque ou d’une fragilité de la notion d’autorité, et que les conditions de la modernité n’aient fait qu’exacerber ultérieurement ce « problème structurel ». Je dirais plutôt que, bien que l’autorité religieuse n’ait pas été centralisée comme elle l’était dans l’Église catholique, il existait dans l’Islam classique un robuste concept d’autorité, et, à côté, plusieurs mécanismes pour gérer la pluralité.

 

Dans son Whose Justice, Which Rationality? Alasdair MacIntyre affirme en termes convaincants que des concepts comme raison et justice doivent être analysés à l’intérieur de traditions intellectuelles spécifiques. Il parle à cette fin de la nécessité de récupérer « une conception de l’investigation rationnelle incarnée dans une tradition et selon laquelle les critères mêmes de la justification rationnelle émergent d’une histoire dont ils font partie et où ils sont justifiés par la façon dont ils transcendent les limites des critères précédents et remédient à leurs faiblesses à l’intérieur de l’histoire de cette même tradition »[2].

 

Si nous appliquons ce principe à la question de l’autorité, toute enquête sur ce thème devra s’inscrire à l’intérieur de la tradition qui en est porteuse. Alors seulement elle pourra être pleinement comprise et comparée de façon rigoureuse et méthodologiquement correcte avec d’autres notions d’autorité. Toutefois, s’immerger dans une « tradition » religieuse n’est pas chose facile. Comme l’a relevé Talal Asad à propos de l’Islam, ce dernier est une « tradition discursive » qui produit des Islams plutôt qu’un Islam monolithique[3].

 

Pour comprendre ce qu’est l’autorité dans l’Islam classique, les raisons de sa pluralité et les méthodes pour s’y orienter, il est nécessaire de se poser une série de questions :

1) Comment comprenait-on l’autorité au temps du Prophète et après lui ?

2) Comment se sont conservés dans l’Islam classique les modes multiples de l’autorité ?

3) Y a-t-il eu des tentatives de centralisation de l’autorité ? Et dans l’affirmative, ont-elles eu du succès ?

 

Dans l’Islam classique, l’autorité se fondait sur trois piliers : les textes, le contexte et les individus. Ce que j’entends dire, c’est que, à tout moment, c’étaient les individus présents, les textes disponibles et le milieu socio-économique qui déterminaient qui, ou ce qui, faisait autorité. Pour notre enquête, je voudrais me concentrer sur trois périodes principales : l’ère prophétique, l’ère post-prophétique et préclassique (du VIIe au IXe siècle) et l’époque classique (du IXe au XVe siècle).

 

Le Prophète et son époque

Au temps du Prophète, ça va sans dire, l’autorité se concentrait exclusivement en sa personne. Si le Coran transmis oralement fournissait la guidance fondamentale pour la communauté musulmane naissante, le Prophète en était l’exégète et l’intermédiaire, et il était considéré comme l’unique lien infaillible entre la communauté et le Divin. Les questions qui n’étaient pas traitées dans le Coran étaient soumises au Prophète. À cette époque donc, la communauté musulmane ne connut qu’une source unique d’autorité, mais vécut dans deux milieux socio-économiques opposés. À la Mecque, lors des premières phases historiques de la communauté, les musulmans appartenaient aux classes économiques les plus basses, et étaient constamment menacés par des tribus arabes et mecquoises plus puissantes, qui voyaient dans le message de l’Islam un défi lancé à leur mode de vie. La situation changea de façon notable avec l’émigration de la communauté musulmane à Médine, où le Prophète put assumer un rôle public plus incisif, non seulement comme guide religieux mais aussi comme chef social et politique. Mais en dépit d’un pouvoir plus accentué, ni la communauté ni le Prophète lui-même n’affrontèrent le problème de la continuité après sa mort : il n’y avait donc aucun plan sur la manière de gérer à l’avenir les questions politiques, sociales et religieuses, et ceci allait ouvrir les portes à un grand débat.

 

Après la mort du Prophète, la période que j’ai appelée « époque post-prophétique préclassique » vit s’affirmer deux visions opposées de l’autorité. La première, qui allait devenir la vision chiite, se fondait sur la parenté. Elle reconnaissait le statut éminent des membres de la maison du Prophète et estimait que son autorité infaillible continuait à se transmettre au sein de sa famille. La seconde, adoptée par les sunnites, se fondait en revanche sur l’excellence religieuse et morale[4]. Elle reconnaissait que la mort du Prophète avait marqué la fin d’un seul guide infaillible pour la communauté musulmane, mais admettait la nécessité de critères pour établir qui pouvait être considéré comme un guide légitime.

 

Deux épisodes illustrent l’idée d’autorité en ce moment crucial : la réunion de la Saqîfa, où ‘Umar exprima son appui à Abû Bakr comme successeur du Prophète en tant que guide (calife) de la communauté musulmane[5], et le premier discours de Abû Bakr comme calife. À la Saqîfa furent décidés deux points importants pour le leadership naissant : celui d’un unique leader politique, encore que faillible, et celui de la consultation. Dans le discours de Abû Bakr par contre, discours conservé par l’historien al-Tabarî (m. 923), le premier calife tente une médiation entre les Muhâjirûn, les Compagnons du Prophète qui s’étaient transférés avec lui à Médine après son expulsion de la Mecque, et les Ansâr, les habitants de Médine qui avaient accueilli le Prophète et les muhâjirûn. Abû Bakr dit :

Ils [les Muhâjirûn] ont été les premiers à adorer Dieu sur la terre et à mettre leur foi en Lui et en son Envoyé. Ce sont ses compagnons (de l’Envoyé) les plus proches et sa famille, et c’est à eux plus qu’à tout autre que revient cette fonction (le califat) après lui. Seul un impie peut s’y opposer. O Ansâr, [vous êtes] ceux dont l’excellence dans la religion ne peut être niée, et dont la grande préséance dans l’Islam ne peut être niée. Il a plu à Dieu de faire de vous les aides de Sa religion et de Son Envoyé. C’est vers vous qu’Il le fit émigrer (l’Envoyé), et la plupart de ses femmes et de ses Compagnons vivent au milieu de vous. Après les premiers émigrés, nul plus que vous ne jouit de notre estime. Voilà pourquoi nous sommes, nous, les gouvernants (al-umarâ’) et vous êtes, vous, les ministres (al-wuzarâ’). Nous ne manquons pas de vous consulter sur les questions politiques et nous ne décidons d’aucune question sans vous[6].

Analysant cette proclamation, Asma Afsaruddin relève que les deux éléments les plus importants du discours de Abû Bakr sont la préséance et la primauté, dont la conjonction comble les individus d’excellence morale[7]. Si l’on conjugue les réflexions sur la réunion de la Saqîfa avec celles sur le discours de Abû Bakr, il ressort que la notion primitive d’autorité après la mort du Prophète a été fondée sur l’institution d’une autorité politique unique, basée sur la primauté religieuse et sur l’excellence morale, à laquelle s’associait la consultation parmi les personnalités en vue de la communauté.

 

Cette conception ample de l’autorité telle qu’elle se développa aussitôt après la mort du Prophète trouve confirmation dans le mode de sélection des trois califes suivants et dans leurs méthodes de gouvernement. Elle s’appliquait en outre à l’autorité religieuse dans d’autres domaines. Par exemple, après la mort du Prophète, il y avait le désir de préserver sa coutume, mais cela ne se produisit pas à travers l’instrument textuel. L’attention se concentra plutôt sur le maintien de la pratique communautaire des Compagnons, considérée comme emblématique de la pratique et de la tradition du Prophète.

 

Scott Lucas, par exemple, a effectué une analyse quantitative des thèmes présents dans le Musannaf de Ibn Abî Shayba, l’un des recueils les plus anciens de traditions existants, remontant à la fin du IIe/VIIIe siècle. Il montre que seuls 8,7% des 3628 récits rapportés par l’auteur sont effectivement attribués au Prophète[8]. Les sujets traités dans le texte comprennent la prière, la zakât (aumône rituelle), le divorce, les crimes auxquels s’appliquent les peines hadd (envisagées par le Coran) et d’autres questions touchant la dévotion quotidienne et la communauté. La plupart des « dits » sont attribués aux Compagnons du Prophète, et même quand le Prophète est cité en tant qu’autorité, on rapporte, pour l’étayer, également l’opinion d’un Compagnon. Pour Lucas, le texte illustre bien la mentalité répandue aux II-IIIe/VIII-IXe siècles, selon laquelle le comportement des Compagnons du Prophète était effectivement le comportement du Prophète, et si l’on voulait savoir ce que le Prophète avait fait, il suffisait de regarder ce que faisaient les Compagnons. Par conséquent, les paroles du Prophète passaient à travers le comportement des Compagnons. Cela signifie que la primauté et l’excellence morale étaient le critère pour mesurer la capacité de celui qui était appelé à assumer l’autorité politique ou religieuse.

 

Mais cette conception de l’autorité ne dura guère. L’époque des quatre premiers califes fut suivie de celle du pouvoir dynastique, plus précisément le règne des Banû Umayya ou Omeyyades. Les guides ne furent plus choisis sur la base de la prééminence religieuse et de l’excellence morale, mais en vertu de leur appartenance tribale. Le premier calife à assumer le pouvoir sous la bannière des Omeyyades, en 661, fut Mu‘âwiya, cousin du troisième calife ‘Uthmân Ibn ‘Affân. Mu‘âwiya fut presque aussitôt critiqué pour avoir introduit l’idée de la royauté (mulk), puisqu’il avait justifié sa position sur une base tribale. Il désigna ensuite son fils Yazîd comme son successeur, et, à partir de ce moment et jusqu’à la déposition des Omeyyades par les abbassides en 750, la succession héréditaire devint le modèle de gouvernement par excellence. En conséquence, presque tous les premiers califes omeyyades, à l’exception de ‘Umar Ibn ‘Abd al-‘Azîz, sont décrits dans les textes historiques comme des «tyrans impies qui se sont moqué des idéaux les plus nobles de l’Islam et ont provoqué la fragmentation irrémédiable de la cité islamique»[9]. Emblématique de leur effronterie est le titre de Khalîfat Allâh (« vicaire de Dieu ») qu’ils adoptèrent, alors que les quatre premiers califes se donnaient le nom de Khalîfat Rasûl Allâh (« successeur de l’Envoyé de Dieu »).

 

C’est dans ce contexte tribal et impie que les proto-chiites avancèrent la prétention de guider la communauté : ils soulignaient que le lien du sang qui unissait ‘Alî, le quatrième calife et cousin du Prophète, à Muhammad était plus étroit que celui des Omeyyades. Les affrontements entre les Omeyyades et les proto-chiites culminèrent avec le massacre tragique de Husayn à Kerbala en l’an 680, qui devait assombrir encore davantage l’image des Omeyyades, « détenteurs sans scrupules du pouvoir politique »[10]. Nonobstant leur image négative, les Omeyyades n’en régnèrent pas moins pendant près d’un siècle, durant lequel ils assumèrent la tâche vitale de conférer stabilité politique et territoriale aux régions islamiques récemment conquises. Toutefois, au moment même où la succession dynastique devenait la modalité dominante d’accès au leadership politique, et rendait obsolète la conception initiale, il se produisit une bifurcation dans la conceptualisation de l’autorité. Étant donné que les califes omeyyades étaient choisis sur le critère du lignage, ils n’assumaient pas l’autorité religieuse, entre autres parce qu’ils manquaient souvent de cette excellence morale que le peuple désirait. De sorte que, si, pour des raisons pragmatiques, la succession dynastique de l’autorité politique fut acceptée tout au long d’une bonne partie de l’histoire islamique, la communauté a dû affronter la question de l’autorité religieuse.

 

L’autorité religieuse

La pensée intellectuelle islamique est dominée par plusieurs disciplines, dont chacune possède une histoire unique et une série de textes qui lui sont propres, tous dignes d’être pris en considération. Mais enquêter sur toutes ces disciplines et sur les structures d’autorité qu’elles contiennent dépasserait le cadre de cet article. Je m’attacherai donc à une tâche plus abordable. En premier lieu, je voudrais comprendre la raison de l’existence de tant de disciplines distinctes et le rôle qu’elles ont joué dans l’évolution de la pensée intellectuelle islamique. En second lieu, j’enquêterai pour savoir quel était le rapport entre ces disciplines. En troisième lieu, j’analyserai l’évolution de la loi musulmane et sa structure d’autorité. Je voudrais montrer ainsi combien celle-ci est emblématique de tendances plus amples qui ont surgi dans l’histoire intellectuelle de l’Islam.

 

Commençons par la première question : pourquoi tant de disciplines ? Comme nous l’avons dit, au temps du Prophète, celui-ci était le dépositaire de tout le savoir religieux et était considéré comme infaillible du fait de son rapport immédiat avec Dieu. Avec sa disparition, la figure de l’intermédiaire infaillible disparut elle aussi et la communauté comprit que personne ne pourrait prendre sa place. Cela signifiait que s’il fallait préserver, étudier et transmettre toutes les formes discrètes de connaissances que possédait le Prophète, cette tâche ne pouvait être prise en charge par un seul individu. Dans le cadre de la loi, par exemple, tous les Compagnons possédaient un savoir juridique de base qui dérivait de leur participation à la communauté musulmane. Mais après la mort du Prophète, seuls sept d’entre eux furent considérés comme qualifiés pour émettre des décisions juridiques sur des questions spécifiques.

 

Il en alla de même pour le Coran : des dizaines de Compagnons l’avaient appris par coeur, mais seuls quelques-uns furent sélectionnés pour participer au processus de compilation du texte officiel. Nous relevons ainsi que, presque aussitôt après la mort du Prophète, plusieurs spécialistes apparaissent, chacun pour des éléments différents de la pensée islamique, sur la base de leurs connaissances en la matière. Ainsi, tant la segmentation que la spécialisation de la connaissance ont été une conséquence directe de la mort du Prophète. Ces deux éléments ont traversé toute l’histoire de l’Islam, donnant naissance à un système dans lequel un individu pouvait avoir une autorité juridique mais non une autorité religieuse, et inversement. La segmentation des disciplines devint de ce fait l’une des premières modalités par lesquelles la pluralité s’introduisit dans le monde intellectuel islamique. Si quelqu’un avait prétendu être une autorité dans toutes les disciplines, il aurait de fait revendiqué une prérogative prophétique ; le maximum auquel il pouvait aspirer était la compétence dans un domaine spécifique. Mais alors surgit une question : pourquoi chaque domaine a-t-il plusieurs sources d’autorité ? La segmentation et la spécialisation ne suffisaient-elles pas à empêcher un individu d’avancer des prétentions prophétiques ? La réponse à cette question réside dans la théologie et dans l’épistémologie de l’Islam, que nous allons maintenant examiner.

 

L’Islam a été souvent décrit comme un monothéisme radical. L’élément « radical » de ce monothéisme dérive de l’affirmation théologique d’une distinction exaspérée entre Dieu, en tant que créateur, et les êtres humains, en tant que créatures. Établir une ressemblance entre Dieu et l’homme est une forme d’hérésie, et bien que les attributs de Dieu puissent se retrouver dans les êtres humains, ils doivent être entendus comme complètement différents les uns des autres. Les prophètes eux-mêmes, que l’on considère comme des êtres parfaits, ne participent pas de la divinité. L’emphase mise sur la souveraineté divine et sur la nature infinie de Dieu est considérée dans son opposition avec l’existence temporelle des êtres humains et avec leur finitude. Selon la plupart des théologiens musulmans, la révélation occupe une place si fondamentale dans la vie des individus parce qu’elle permet aux êtres humains d’accéder à la connaissance divine et, par extension, de recevoir une guidance. Étant donné la centralité de la révélation et du message de Dieu, les musulmans ont embrassé ce que Bernard Weiss a défini une approche textuelle et intentionnaliste du texte[11]. Par cette formule, Weiss souligne que l’objectif principal des musulmans était de comprendre l’« intention » divine à travers le « texte » révélé. En ce sens, la raison humaine était un instrument important pour comprendre la connaissance divine, mais ne pouvait fonctionner de manière indépendante, mais devait suivre des paramètres fixés par la révélation elle-même.

 

Bien que cette tendance textuelle et intentionnaliste fût théoriquement conforme au monothéisme radical typique de l’Islam, interpréter le Coran n’était pas chose facile. La complexité linguistique du texte, sa structure non linéaire, la nature fragmentaire de la révélation, ses contextes différents et les dialectes multiples utilisés pour sa transmission rendirent la convergence sur une interprétation unitaire très difficile. En outre, sans doute l’intellect humain était-il considéré comme un instrument d’interprétation adéquat, mais en dernière analyse, il n’en était pas moins considéré comme faillible. En conséquence, les tentatives humaines de déchiffrer l’intention divine étaient considérées comme des interprétations possibles. Ce probabilisme[12] signifiait que, tandis que l’on confiait aux savants la tâche de comprendre l’intention divine sur la base des sources scripturaires, ceux-ci devaient accepter l’existence de plusieurs opinions légitimes. La légitimité du probabilisme était une conséquence naturelle d’une approche textuelle et intentionnaliste du Coran qui affirmait la souveraineté divine. Elle était en outre la conséquence naturelle d’une approche segmentée et spécialisée du savoir, qui reconnaissait que des thèmes déterminés traités dans le Coran requéraient des experts, vu l’absence d’un guide unique infaillible. Dans leur ensemble, segmentation, spécialisation, textualisme, intentionnalisme et probabilisme furent autant d’éléments qui empêchèrent, sur le plan théorique, l’existence d’une source unique d’autorité religieuse.

 

L’autorité dans le droit musulman

Quand on parle d’autorité, beaucoup de disciplines mériteraient d’être approfondies, mais le cas du droit islamique est particulièrement instructif. Si la théologie a toujours été considérée comme « la plus haute des sciences », les gens ignorent souvent les questions théologiques complexes qui vont au-delà des fondements de la foi. Le droit, lui, est un élément qui imprègne toute la vie quotidienne en raison du culte. Du reste, bien des ruptures qui traversent le domaine de l’autorité dans l’Islam contemporain concernent précisément le droit.

 

Tout d’abord, comme je l’ai relevé en analysant la période post-prophétique, l’autorité après l’époque des quatre premiers califes fut très segmentée et le chef politique ne fut plus considéré comme détenteur d’un savoir religieux élevé ou d’une autorité religieuse. Comme l’a relevé Scott Lucas, à cette époque, paradoxalement, l’autorité du Prophète en tant que législateur ne s’était pas encore complètement affirmée. Même si, dans l’esprit des musulmans, le Prophète continuait à être l’intermédiaire de la guidance divine, les gens se concentraient plutôt sur les dits et sur le comportement de ses Compagnons. Dans le texte qu’analyse Lucas, on s’en aperçoit du fait que les normes et les justifications juridiques relatives aux actes du culte se fondent sur la pratique qu’observaient les Compagnons plutôt que sur des préceptes explicites du Prophète. Cela laissa une marque profonde sur le droit islamique.

 

À la différence de ce qui se produisit avec la mise en forme du texte coranique aussitôt après la mort du Prophète, on ne procéda pas immédiatement dans le domaine du droit à la compilation de recueils canoniques de ses dits. Ce que l’on vit apparaître, au II/VIIIe siècle, ce furent en revanche des autorités juridiques locales. Ces premières communautés juridiques ont été qualifiées de différentes manières. Joseph Schacht, orientaliste « classique », les appelle « écoles antiques », George Makdisi les qualifie de « écoles locales », et, plus récemment, Wael Hallaq a parlé d’« écoles personnelles »[13]. Tout en divergeant sur la terminologie la plus adéquate pour désigner ces premières écoles, les trois savants concordent sur le fait qu’elles étaient dépourvues de toute théorie juridique, des structures internes et des théories de l’autorité typiques d’un madhhab ou école juridique au sens plein du terme. Ce dont ces écoles disposaient, c’étaient de savants dotés d’une connaissance raffinée du savoir islamique, qui dérivait généralement de liens, directs ou à travers des tiers, avec les Compagnons. Par conséquent, elles étaient considérées comme très autorisées et légitimes sur la base du modèle d’autorité qui reconnaissait la préséance et l’excellence morale des Compagnons. Bien qu’il y ait eu initialement de nombreuses écoles, les deux plus anciennes qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui sont l’école hanafite, fondée par Abû Hanîfa (m. 767) et l’école malikite, fondée par Mâlik Ibn Anas (m. 795).

 

Mâlik Ibn Anas s’affirma rapidement comme un juriste méticuleux qui se consacrait à préserver la pratique des gens de Médine, qu’il estimait emblématique de la pratique du Prophète. L’école de Abû Hanîfa, elle, se développa dans la ville de garnison de Koufa, où l’accès aux Successeurs (ceux qui avaient connu les Compagnons du Prophète et étudié avec eux) et aux coutumes des Compagnons était beaucoup plus limité. En conséquence, Abû Hanifa s’appuyait sur les quelques autorités disponibles et cherchait à tirer des normes antérieures des précédents et des principes pour les appliquer ensuite à d’autres cas. En dépit de leurs méthodologies différentes, Mâlik et Abû Hanîfa comprirent tous deux la nécessité d’une guidance juridique permanente et d’une autorité en des lieux déterminés. Leurs différences méthodologiques apparaissent clairement dans les textes. Si l’on confronte par exemple le Kitâb al-Athâr de Abû Hanîfa, recueilli par son élève Muhammad al-Shaybanî, et le Muwatta’ de Mâlik, ce qui frappe, c’est surtout le fait que, bien qu’il s’agisse de questions à peu près identiques, les traditions qu’ils rapportent ne coïncident presque jamais. L’absence d’autorités partagées, à l’exception du Prophète, et de récits partagées, montre bien que, dans cette phase de genèse du droit islamique, l’autorité n’était absolument pas unitaire. Pour en revenir aux considérations précédentes sur l’impératif théologique de sources multiples d’autorité, nous voyons à présent que la manière dont le droit musulman s’est développé en des lieux différents, sur la base d’individus et de méthodologies différents, a fait que, pour des raisons fort pratiques, il y ait eu une certaine résistance à la centralisation de l’autorité.

 

Il aurait été pratiquement impossible de chercher à imposer à un petit groupe de musulmans qui vivaient dans une lointaine ville de garnison les conclusions auxquelles était arrivé Mâlik en les tirant des sources juridiques qu’il avait à sa disposition à Médine. Médine et Koufa, encore que toutes deux importantes pour la communauté musulmane, étaient deux villes très différentes l’une de l’autre. L’une était au centre du monde musulman, l’autre, à sa périphérie. L’une débordait de mémoire prophétique, l’autre hébergeait un petit groupe de musulmans, souvent des convertis. L’une était source de stabilité pour l’empire musulman tout entier, l’autre était une ville de garnison qui protégeait les terres musulmanes. Si le droit est inévitablement influencé par le contexte dans lequel il est produit, non seulement les juristes avaient leur personnalité propre et des sources d’autorité différentes, mais leur contexte aussi était différent. Ainsi, bien que, sur le plan théologique, ils fussent unis sous la bannière de l’Islam, ils présentaient des différences au niveau des prescriptions juridiques, différences qui étaient considérées comme légitimes et nécessaires.

 

Cette époque a été définie généralement comme la première phase du développement du droit musulman. Même si, à cette époque, les fondements du droit islamique avaient déjà été conceptualisés, la théorie juridique était en général inexistante, et la diversité dans l’autorité avait beau être acceptée, les juristes ne s’en rendaient pas moins compte que cette diversité devait être endiguée, au risque d’ouvrir la porte à un relativisme interne au droit qui en aurait sapé la finalité religieuse.

 

La seconde phase du développement du droit islamique est souvent attribuée à Muhammad Ibn Idrîs al-Shâfi‘î (m. 820). Les spécialistes sont souvent partagés sur le rôle qu’il a joué dans le développement de la pensée juridique islamique. Il n’y en a pas moins un consensus général sur le fait que la contribution la plus durable de al-Shâfi‘î a été d’affirmer l’autorité du Prophète dans le cadre du droit. Avant al-Shâfi‘î, le Prophète était considéré incontestablement comme une figure importante, mais non la source première pour la dérivation des normes juridiques. À l’époque, on mettait l’accent essentiellement sur le consensus, sur les opinions, sur la coutume des Compagnons. Al-Shâfi‘î affirma par contre que la guidance juridique qu’offrait le Prophète était sur le même plan que celle qu’offrait le Coran: pour cette raison, dans le cadre du droit positif, le juriste devait considérer le Coran et les hadîths avant de se tourner vers la coutume des Compagnons, vers le consensus des juristes (ijmâ’) ou vers le raisonnement juridique indépendant (ijtihâd). Initialement, le nouveau paradigme de Shâfi‘î centré sur les hadîths rencontra quelques résistances, mais par la suite, le système se consolida dans l’imaginaire juridique. Le travail de compilation et de validation des hadîths fut la démarche successive. Les juristes faisaient déjà référence aux dits du Prophète, et il existait des textes qui les recueillaient, mais pour les utiliser comme source première du droit, il était nécessaire de tous les recueillir et de les soumettre à la critique et à la vérification. Ce processus commença à l’époque de Shâfi‘î, mais se consolida avec Muhammad al-Bukhârî (m. 870), qui rédigea ce qui allait devenir l’un des recueils les plus autorisés de hadîths, le Sahîh al-Bukhârî. Le recueil avait été conçu pour contenir uniquement des hadîths rigoureusement validés, de manière à avoir la certitude relative que ces dits avaient été effectivement prononcés par le Prophète. Le Sahîh al-Bukhârî et quelques autres textes semblables allèrent ainsi compléter, avec le Coran, le canon des écritures islamiques[14].

 

À côté de ce processus, les écoles juridiques continuèrent à développer et systématiser leur théorie de jurisprudence. Le fondement de cette théorie était, évidemment, l’accord sur les sources du droit. Une fois les hadîths canonisés, et le paradigme « hadîtho-centrique » de Shâfi‘î accepté, on vit apparaître ce que l’on a appelé la « Grande Synthèse ». L’expression, due à Wael Hallaq, se réfère à l’accord des écoles juridiques sur les quatre principales sources à utiliser pour élaborer le droit : Coran, hadîth, consensus juridique (ijmâ‘) et raisonnement juridique indépendant (ijtihâd). À cet accord sur la méthodologie juridique vinrent s’ajouter trois autres phénomènes, qui contribuèrent à la croissance et à l’affirmation de quatre écoles juridiques. Il s’agit de la création d’une identité de groupe, d’une littérature commune qui reflétait une méthodologie commune, et d’un discours intellectuel partagé. Ces trois facteurs, comme l’a soutenu récemment Ahmad El Shamsy, transformèrent les écoles locales, personnelles et religieuses des premières générations en écoles juridiques à proprement parler, reconnues comme telles entre la fin du IXe et le début du Xe siècle. Bref, Shamsy soutient que, par-delà la méthodologie, ce qui consolida les écoles juridiques en formation, ce fut l’identité de groupe, ou le fait que les adeptes de l’école, tout en reconnaissant la légitimité d’autres écoles, restaient fidèles à l’éponyme de leur école et à la méthodologie juridique qu’il avait adoptée. Par la suite, cette fidélité allait se traduire en textes écrits, qu’il s’agisse de commentaires aux textes originaux ou de nouveaux textes. Les écoles développèrent ainsi un corpus de textes qui reflétait une méthodologie particulière[15]. L’accumulation de ces textes au fil du temps créa ce que Shamsy qualifie de discours intellectuel partagé, ou une communauté d’interprétation, dotée d’une autorité consolidée aussi bien au niveau théorique que pratique. La légitimité d’une école passait par un ensemble de sources partagées, tandis que les différences entre les différentes écoles dérivaient du désaccord sur la manière dont ces sources devaient être utilisées ou sur la méthodologie par laquelle faire dériver le droit à partir de cet ensemble de sources partagées.

 

La reconnaissance théologique de la faillibilité, unie à des méthodologies et des évolutions historiques différentes, donna ainsi naissance à de multiples pôles d’autorité juridique, qui se reconnaissaient comme réciproquement légitimes. Les évolutions historiques furent particulièrement importantes, dans la mesure où elles laissèrent une marque indélébile sur la méthodologie. C’est ainsi que l’école malikite fondée à Médine reconnaît la coutume et la pratique de Médine comme source du droit, tandis que l’école shafiite, qui s’est développée en Égypte, ne reconnaît pas la coutume de Médine mais attribue une grande importance au hadîth et adopte une théorie herméneutique complexe et sophistiquée dans son approche des sources scripturaires.

 

Bien que les quatre écoles qui allaient dominer la scène juridique aient reconnu leur légitimité réciproque, tant pour des raisons d’ordre pratique que théologique, un débat s’ouvrit entre elles et entre plusieurs autres écoles juridiques qui n’ont pas survécu, sur la multiplicité ontologique de la vérité (ta‘addud al-haqq). Les juristes se posaient trois questions : si tous les juristes (mujtahid) avaient raison en matière juridique ; si, au cas où un seul mujtahid avait raison, les autres avaient tort et auraient mérité un blâme ; et s’il était possible de savoir quel mujtahid avait raison.

 

On tomba d’accord, en général, sur le fait que, pour les questions dotées de preuves décisives ou apodictiques, seul un mujtahid pouvait avoir raison. Ce cas s’appliquait aux questions juridiques définies avec tant de clarté dans le Coran et dans les hadîths que les nier aurait été en toute logique impossible, car cela aurait signifié nier les sources scripturaires elles-mêmes. Mais les divergences surgirent autour de la question de savoir si tous les mujtahids avaient raison quand il s’agissait de questions dépourvues de preuves apodictiques. Un groupe, les musawwiba, soutint que tous les mujtahids avaient raison et que les décrets de Dieu correspondaient à l’opinion de chacun d’eux. En réalité, selon eux, tous les mujtahids avaient raison parce que, pour les questions dépourvues de preuves apodictiques, il n’existe pas de décret divin. Les détracteurs des musawwiba, connus sous le nom de mukhatti’a, soutenaient au contraire que, indépendamment des preuves, il existe un décret divin pour chaque circonstance, et que seul un juriste a raison tandis que les autres ont tort. Certains juristes prirent une position médiane, affirmant qu’il existe une seule vérité, mais qu’elle est insondable. Donc, en cas de divergence juridique, la question devait être déléguée au juge. À leur avis, comme la vérité est insondable, on ne peut savoir quel mujtahid a raison, et lequel a tort.

 

Or la position qui finit par prévaloir est celle des musawwiba, pour lesquels, devant une question seulement probable, la vérité du cas juridique, ou la réponse correcte, est présente dans l’esprit de Dieu mais reste inconnue aux juristes. Les juristes qui parviennent à une réponse erronée ne doivent pas être blâmés, pourvu qu’ils cherchent la réponse à travers une méthodologie précise[16].

 

Réduire la pluralité

Tout en acceptant la pluralité, les juristes désiraient de toute façon la limiter, soit au sein de chaque école, soit entre les madhhabs. De nombreux mécanismes furent mis au point pour parvenir à cet objectif, mais je me concentrerai en particulier sur quatre d’entre eux : la doctrine du consensus, le couple ijtihâd/taqlîd, la notion de tarjîh et la dialectique (jadal).

 

Le consensus juridique (ijmâ‘) était l’une des quatre sources principales du droit, sur laquelle concordaient toutes les écoles juridiques. La doctrine du consensus était relativement simple pour les questions dépourvues d’indications scripturaires claires, et donc considérées comme épistémiquement probables : si les juristes à une époque donnée étaient tombés d’accord sur une norme juridique, cette question cessait d’être épistémiquement probable pour devenir épistémiquement certaine. Cela signifiait qu’elle devenait contraignante pour tous les musulmans, indépendamment de leurs diverses affiliations juridiques. Bien que les cas de consensus ne soient guère nombreux dans l’histoire juridique musulmane, l’existence de cette doctrine montre que les juristes cherchaient à limiter les différences qui avaient surgi dans le droit. L’aspect le plus significatif de cette doctrine est probablement le désir implicite des juristes de trouver un accord sur des questions qui auraient pu avoir une incidence sur de larges pans de la population musulmane. Si, en principe, la doctrine du consensus pouvait être appliquée à n’importe quelle question juridique épistémiquement probable, en fait, les juristes convergeront uniquement sur des questions de fort impact social. Nous pouvons ainsi observer que, historiquement, quand il y eut consensus, celui-ci devint significatif. Al-Ghazâlî, en en prenant acte, offre une explication rationnelle de la légitimité du consensus sur la base de sa nature miraculeuse : pour lui, si des juristes d’orientations diverses et de sociétés diverses parviennent à se mettre d’accord sur une seule question, c’est certainement par l’effet d’une aide divine.

 

Le second mécanisme pour atténuer la pluralité a été le taqlîd. L’académie occidentale l’a qualifié de « imitation aveugle »et les chercheurs l’ont considéré comme emblématique de la médiocrité de la pensée juridique après le XIIIe siècle. Toutefois, plus récemment, l’académie a reconnu que le taqlîd ne marque pas le déclin de la pensée juridique musulmane, mais constitue un signe de sa maturité. Wael Hallaq tout comme Sherman Jackson soutiennent que le taqlîd est révélateur de la stabilité acquise par le droit musulman grâce à l’accord réalisé sur un ensemble de critères méthodologiques pour la dérivation du droit[17]. Car si l’« imitation aveugle » était encouragée pour les personnes communes, la pensée juridique, elle, continua à prospérer à travers les débats internes dans les écoles. La dérivation juridique donc ne s’arrêta pas, encore que dans les limites fixées par la méthodologie et par la compétence juridique. Cela signifie que seuls les juristes d’un certain niveau pouvaient entreprendre un raisonnement indépendant à l’intérieur de la structure du madhhab, en adoptant un système méthodologique donné.

 

Le troisième mécanisme pour atténuer la pluralité et la différence est le processus du tarjîh, ou de la prépondérance. Bien que, à l’intérieur d’un même madhhab, on suive une méthodologie commune, déboucher sur des opinions divergentes était non seulement possible, mais probable. En effet, les disciples des chefs d’école étaient bien connus tant pour le fait de transmettre les opinions du maître que pour les dissensions qui les divisaient les uns des autres. Si, d’un côté cette diversité interne au sein du madhhab signalait la vitalité de l’école, de l’autre, on vit grandir avec le temps le besoin d’établir la primauté d’une seule doctrine sur les autres. Selon Mohammad Fadel, cette nécessité devint plus pressante au XIIIe siècle, lorsque les juges dans les tribunaux ne furent plus qualifiés pour exercer l’ijtihâd et que les pressions politiques allèrent dans le sens d’une replicabilité des sentences à l’intérieur du tribunal. Le résultat fut l’affirmation d’un genre spécifique d’écrits juridiques, appelé mukhtasar. Ces manuels étaient souvent des abrégés de textes de droit positif plus longs et complexes, mais au lieu de fournir les différents avis juridiques sur une question donnée, ils n’offraient que la norme prépondérante dans le madhhab[18]. Ces textes devinrent d’une importance centrale dans la légifération et dans l’enseignement du droit musulman. Bien qu’ils n’aient pas limité le développement juridique et les divergences, au point que les juges mêmes des tribunaux continuèrent à recourir à des avis juridiques non présents dans les textes, ces recueils ont constitué une source importante d’autorité et de stabilité.

 

La dernière méthode pour contenir la pluralité du droit est le jadal, ou dispute dialectique. Les textes de jadal sont depuis longtemps reconnus comme un genre littéraire spécifique au sein du droit musulman, mais ce n’est que récemment que l’on en a amorcé des analyses plus complètes. La fonction de ces traités dialectiques était d’informer et de former les juristes sur la manière d’éliminer les avis juridiques multiples sur une seule question afin de réduire le champ des normes juridiques probables (zannî). Donc le jadal n’était pas utilisé comme un mécanisme pour faire dériver d’autres avis juridiques ultérieurs, mais pour resserrer le champ des normes probables déjà dérivées par les juristes. Les disputes dialectiques se déroulaient soit entre juristes d’écoles juridiques diverses, soit à l’intérieur d’une même école. L’objectif des disputes internes à une même école était d’identifier l’avis le plus solide. De ce point de vue, le jadal peut être aussi considéré comme un mécanisme pour déterminer l’opinion prépondérante d’une école[19].

 

Outre ces quatre mécanismes pour réduire le degré de pluralité juridique à l’intérieur du madhhab, il y en avait d’autres qui permettaient même de suspendre les normes prépondérantes d’une école juridique. Les juristes pouvaient invoquer la doctrine de la nécessité (darûra), recourir à la doctrine de la raison publique (maslaha), abandonner l’opinion prépondérante au bénéfice d’une autre plus avantageuse pour l’individu (istihsân) et s’octroyer des licences juridiques, ce qui souvent signifiait suivre les opinions d’autres écoles (tattabu’ al-rukhas), pour n’en citer que quelques-uns. Pour chaque mécanisme de réduction de la pluralité du droit, il y avait un mécanisme de suspension de la norme dominante et une méthodologie pour la dérivation juridique. La justification théologique et, de fait, la nécessité d’avoir de multiples pôles d’autorité firent en sorte que, tout en sentant le besoin de limiter la pluralité juridique, les juristes ne manifestèrent pas le désir de l’éliminer entièrement.

 

Un équilibre difficile

Pour comprendre la question de l’autorité, il faut par conséquent saisir la théologie de l’Islam, qui adhère à un monothéisme radical. Ce monothéisme radical, joint à la croyance en la prophétie de Muhammad et en son caractère définitif, signifiait, du moins pour les sunnites, qu’aucun individu ne pouvait assumer l’autorité après la mort du Prophète. Empêcher qu’un seul individu ait l’autorité signifiait accepter la pluralité et, par extension, la probabilité. Avec le progrès de la pensée intellectuelle islamique, cela porta à la segmentation des disciplines et à la spécialisation des savants. Ceux-ci recevaient légitimité et autorité sur la base de leur savoir, des méthodologies adoptées, de l’attention portée à l’intention divine, et de leur attachement au textualisme dans leurs efforts intellectuels. De cette manière, bien qu’il n’y eût pas une source unique d’autorité, il devint possible dans l’Islam d’affirmer avec un certain taux de certitude si une personne avait autorité et si sa pensée était légitime ou normative. Et pourtant, même si les différents pôles d’autorité existant à l’époque classique furent en mesure de conférer structure et cohérence, le fait d’avoir une structure polyvalente de l’autorité n’est pas exempte de dangers. D’un côté, celle-ci peut devenir trop informe pour être efficace, de l’autre, elle peut être poussée au point de rendre l’autorité autoritaire. À ce propos, et bien qu’il y ait eu aussi dans le monde classique une résistance à la pluralité, la contestation la plus nette s’est développée à l’époque moderne.

 


[1] Richard Bulliet, The Crisis within Islam, « The Wilson Quarterly » 26, (2002), n. 1, pp. 11-12.

[2] Alasdair MacIntyre, Quelle justice ? Quelle rationalité ?, PUF, Paris 1993, p. 8.

[3] Talal Asad, The Idea of an Anthropology of Islam, « Qui parle» 17 (2009), n. 2, pp. 1-10.

[4] L’idée d’excellence religieuse et morale comme vision d’un gouvernement légitime est empruntée à Asma Afsaruddin. Cf. Asma Afsaruddin, The First Muslims. History and Memory, One World Publications, Oxford 2007, chap. 2.

[5] Dans la Saqîfa (littéralement : portique) des Banû Sâ‘ida, se tint une réunion agitée aussitôt après la mort de Muhammad, au terme de laquelle le Compagnon Abû Bakr fut élu pour lui succéder (NdlR).

[6] Cf. Asma Afsaruddin, The First Muslims, p. 21.

[7] Ibid., p. 19-25.

[8] Scott Lucas, Where are the Legal Hadīth? A Study of the Musannaf of Ibn Abi Shayba, « Islamic Law and Society » 15 (2008), pp. 283-314.

[9] Asma Afsaruddin, The First Muslims, p. 78.

[10] Ibid., p. 79.

[11] Bernard Weiss, The Spirit of Islamic Law, Georgia University Press, Atlanta 2006, chap. 3.

[12] Ce thème comme fondement du droit musulman est traité également par Bernard Weiss, cf. Ibid., chap. 5.

[13] Pour un approfondissement sur l’évolution des écoles juridiques, cf. Georg Makdisi, The Guilds of Law in Medieval Legal History: An Inquiry into the Origins of the Inns of Court, « Cleveland State Law Review » 34 (1986), n. 3, pp. 3-18; Wael Hallaq, The Origins and Evolution of Islamic Law, Cambridge University Press, Cambridge 2001; Id. From Regional to Personal Schools of Law? A Reevaluation, « Islamic law and Society » 8 (2001), n. 1, pp. 1-26; Nimrod Hurvitz, Schools of Law and Historical Context: Re-Examining the Formation of the Hanbali Madhhab, « Islamic Law and Society » 7 (2000) n. 1, p. 37-64; Christopher Melchert, The Formation of the Sunni Schools of Law, 9th -10th Centuries, Brill, Leiden 1997; Norman Calder, Studies in Early Islamic Jurisprudence, Clarendon Press, Oxford 1993; Bernard Weiss, The Madhhab in Islamic Legal Theory in P.J. Bearman, Rudolf Peters and Frank Vogel (dir.), The Islamic School of Law: Evolution. Devolution and Progress, Islamic Legal Studies Program, Harvard Law School, Cambridge (MA) 2005, pp. 1-9.

[14] Pour la compilation des hadîths et la création d’un canon, voir Jonathan Brown, The Canonization of al-Bukhari and Muslim, Brill, Leiden 2007; Id., Hadith: Muhammad’s Legacy in the Medieval and Modern World, OneWorld Press, New York 2009.

[15] Ahmed El Shamsy, The Canonization of Islamic Law: A Social and Intellectual History, Cambridge University Press, Cambridge 2015.

[16] Pour un aperçu de ce débat, voir Ahmed Fekry, Pragmatism in Islamic Law: A Social and Intellectual History, Syracuse University Press, Syracuse 2015, pp. 49-60.

[17] Wael Hallaq, Was the Gate of Ijtihad Closed? « International Journal of Middle East Studies » 16 (1984), pp. 3-41 et Sharman Jackson, Islamic Law and the State: the Constitutional Jurisprudence of Shihab al-Din al Qarafi, Brill, Leiden 1996, pp. 73-102.

[18] Mohamad Fadel, The Social Logic of Taqlid and The Rise of the Mukhtasar, « Islamic Law and Society » 3 (1996), n. 2, pp. 193-233.

[19] Wael Hallaq affirme : « Dans le contexte islamique, la dialectique juridique était considérée comme un moyen efficace de parvenir à la vérité sur une question donnée […]. Réduire au minimum les divergences sur une question juridique était de la plus haute importance, étant donné que la vérité est une, et pour chaque cas, il y a une seule solution juste. Au moins sur le plan théorique – et, on peut le présumer, aussi dans la pratique – la dialectique servait à réduire à son minimum le pluralisme juridique de l’Islam ». Les spécialistes les plus récents de jadal concordent avec Hallaq sur la nature de « recherche de la vérité » du jadal, mais ne pensent pas que celui-ci ait été conçu pour réduire au minimum le pluralisme juridique. Larry Miller relève que le jadal était « une méthode valable pour parvenir à la vérité », et Walter Young le qualifie de processus de « recherche de la vérité ». Voir Wael Hallaq, A Tenth-Eleventh Century Treatise on Juridical Dialectic, « The Muslim World » n. 3-4 (1987), pp. 197-206; Larry Miller, Islamic Disputation Theory: A Study of the Development of Dialectic in Islam from the Tenth through Fourteenth Centuries, thèse non publiée, University Microfilms International, Michigan 1985, p. 9; et Walter Young, The Dialectic Forge: Juridical Disputation and the Evolution of Islamic Law, Springer, Switzerland 2016, p. 1.

Tags