Une conversation sur les textes utilisés en Jordanie pour l'enseignement de la religion islamique, de l'école primaire à l'université

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:01:55

Conversation avec Ignazio de Francesco, par Chiara Pellegrino

 

L’avènement du web a multiplié les canaux de diffusion de l’Islam. Il est pourtant encore pertinent de se pencher sur le contenu des manuels scolaires afin de saisir la manière dont la foi est transmise aux nouvelles générations, comme le dit Ignazio de Francesco, moine de la Petite Famille de l’Annonciation et auteur d’une étude sur les manuels d’enseignement de l’Islam au sein du système éducatif en Jordanie, de l’école primaire à l’université.

 

Pourquoi avez-vous décidé de vous appuyer sur les manuels scolaires au lieu des textes classiques pour expliquer l’Islam ?

 

Il me semblait crucial d’explorer la manière dont l’Islam est transmis aux nouvelles générations. Dans le passé les élèves recevaient un enseignement classique qui était dispensé, le plus souvent, à la mosquée, à l’école, en famille et dans les écoles coraniques d’été. Aujourd’hui, les moyens de formation se sont, par contre, multipliés ; via le web les jeunes ont potentiellement accès à n’importe quel contenu. Ils se connectent à l’internet et ils choisissent l’imam auprès duquel s’informer et se former. Cet état de choses n’est pas sans danger. Il n’empêche que certaines filières traditionnelles, comme l’école, demeurent importantes pour comprendre quel type d’Islam apprennent les nouvelles générations. C’est pour cette raison que j’ai voulu prendre en compte les manuels scolaires de religion islamique en usage en Jordanie à tous les échelons du système éducatif (de l’école primaire à l’université) pendant l’année scolaire 2016-2017. J’ai analysé plus de 2 400 pages au total. En outre, j’ai également analysé quelques exemples de prédication, c’est-à-dire l’enseignement à la mosquée, destiné à un plus large public incluant, naturellement, des adultes.

 

Pourquoi avez-vous choisi de vous pencher sur les manuels scolaires utilisés en Jordanie et pas sur ceux d’un autre pays arabe ?

 

L’exemple de la Jordanie est, à mon avis, éclairant. Il s’agit d’un pays charnière qui, d’un côté, repose sur une base religieuse très traditionnelle, et de l’autre, essaye de se proposer comme l’un des systèmes arabes les plus ouverts vers l’Europe. Ce pays essaye non seulement de transmettre un Islam respectueux de ses racines mais aussi capable d’un dialogue avec la modernité. Lors de ma recherche j’ai pu remarquer que les manuels officiels utilisés pour enseigner la religion, et qui sont contrôlés par l’État, reflètent cet équilibre ardu.

 

Quels sont les axes du programme scolaire en vigueur pour l’heure de religion ?

 

On fait un effort pour ancrer la foi dans les textes sacrés, le Coran et la Sunna. Ce qui me saute aux yeux c’est qu’un tiers du programme, c’est-à-dire 190 leçons, est dédié à l’apprentissage du Coran par mémorisation. Plus précisément, 77 leçons sont consacrées à l’enseignement du tajwîd, la science de la récitation du Coran. Ce cours prescrit la mémorisation de plus de 2 600 versets, environ 40 % du Coran ; on commence par les sourates plus courtes dans les petites classes pour arriver progressivement aux sourates plus longues dont on ne lit que des extraits. La mémorisation présente des aspects positifs car l’intériorisation du Texte permets de le rappeler constamment. Cependant, cela contribue à rendre le rapport avec le Livre plus rigide : plus on le mémorise, moins on réfléchit. J’ai toutefois remarqué, par rapport au passé, un nouvel effort de réflexion sur le Texte visant à en comprendre le message.

 

Le deuxième axe comporte l’étude de la Sunna. Pour les hadîths, tout comme pour le Coran, les informations données aux étudiants des petites classes sont assez pauvres. Au début la tendance est de ne faire apprendre par cœur que quelques dits ; et ce n’est qu’à partir de la sixième année scolaire que l’on commence à mieux définir l’importance de la Sunna pour le croyant, les modes de formation du corpus, la fiabilité des chaînes de transmission ainsi que la fonction de la Sunna par rapport à la charia. Le long du parcours éducatif, l’étudiant mémorise à peu près 700 hadîths. À cet égard, les manuels que j’ai inclus dans mon étude, reflètent une approche très classique. Contrairement à une certaine tendance « modernisante » qui vise à réduire le poids de la Sunna, ces textes réaffirment son rôle de définition des aspects normatifs non traités dans le Coran.

 

La Jordanie est très engagée dans la promotion du dialogue interreligieux. Dans son ensemble, comment le rapport à l’autre est-il décrit dans ces manuels ? Quelle est l’idée du vivre-ensemble qui ressort de ces manuels ?

 

Un constat s’impose : on s’attelle à trouver un point d’équilibre entre les musulmans et les non-musulmans. Il s’agit d’une question épineuse surtout pour des âmes en formation. Les manuels suggèrent une voie médiane qui garde intact le dogme d’après lequel l’Islam est la dernière et définitive révélation, tout en étant exempte des excès fondamentalistes et pouvant constituer une réponse adaptée à la société jordanienne plurielle, qui accueille une minorité non-musulmane très influente, quoique minoritaire, du point de vue culturel. Par ailleurs, le même sujet est clairement abordé dans un cours de la dixième année scolaire dédié à la place de l’Islam par rapport aux autres religions. D’entrée de jeu, le discours cite un verset coranique tiré de la sourate de La famille de ‘Imran : « La Religion, aux yeux de Dieu, est vraiment l’Islam » (3,19) comme pour rappeler que Muhammad est le sceau des prophètes et l’Islam est la religion qui remplace, en puissance, les monothéismes précédents. Par la suite il a recours à l’idée que tout être humain est monothéiste et musulman dès la naissance en raison d’une « nature originelle », la fitra, (Cor. 30,30) qui ferait allusion à une sorte de condition innée du croyant. Ce caractère génétique de la foi serait confirmé par le célèbre hadîth évoqué lors d’un cours de la classe onzième : « Tout nouveau-né, naît selon la prime nature (fitra) et ses parents font de lui un Juif, un Nazaréen ou un Mage ». De toute évidence ce caractère « génétique » de la foi pose assez de problèmes au niveau de la gestion de l’altérité. En plus, dans ce dit il y a une erreur : c’est un fait reconnu qu’on naît juif et qu’on ne le devient pas.

 

En général, les autres religions sont considérées comme des altérations du plan divin original ; elles sont toutes porteuses de la marque de l’erreur. Le manque d’adhésion à l’Islam est attribué, en termes très négatifs, aux murmures de Satan dans le cœur des hommes et au domaine des passions. Qui plus est, le parcours éducatif est constellé de versets et de dits qui envisagent un jugement eschatologique sans appel pour les incrédules et les mécréants.

 

Néanmoins, ces points critiques sont compensés par des aspects positifs. Au sein de la oumma on prône la cohésion et on essaye de déjouer toute dérive fondamentaliste en inculquant aux jeunes que la pratique du takfîr est interdite, cet acte par lequel un musulman déclare un autre musulman comme étant mécréant. En ce qui concerne les relations avec les non-musulmans, on enseigne que l’Islam traite tout le monde avec miséricorde et n’oblige personne à y entrer, avec une référence claire aux deux célèbres versets coraniques : « Pas de contrainte en religion » (2,256) et « À vous votre religion ; à moi ma Religion » (109,1-6).

 

Dans le manuel de la dernière année, employé jusqu’en 2016, on mentionnait, entre autres, la notion de dhimma pour se référer aux « gens du Livre » tout en précisant que cette formule classique correspond aujourd’hui à la notion de citoyenneté (jinsiyya) avec tous les droits et les devoirs qu’elle comporte pour les citoyens d’un État. Dans le nouveau manuel cette référence a disparu.

 

Il y a un autre point très significatif qui mérite d’être évoqué. Jusqu’en 2016, le manuel de la dernière classe envisageait la liberté religieuse pour les non-musulmans, mais il ne reconnaissait pas la liberté de conscience aux musulmans, qui avaient été mis en garde contre l’apostasie. Dans un tel cadre on enseignait à l’école que le droit de la communauté l’emportait sur le droit de l’individu, et que le fait de renier l’Islam équivalait à déstabiliser la oumma. Dans le nouveau manuel adopté en 2017, la référence aux limitations imposées aux musulmans a disparu alors que l’on affirme le principe de la liberté de choix, bien que d’une façon générale.

 

Lorsqu’on parle d’enseignement de religion en Occident, la théologie nous vient immédiatement à l’esprit. Et pourtant, nous savons que la théologie a un statut secondaire au sein de l’Islam par rapport à d’autres disciplines, comme le droit par exemple. Que pouvez-vous nous dire à cet égard ?

 

Étant donné que la reconnaissance de Dieu en nature est quelque chose d’immédiat, je dirais que la théologie est un support pour l’éthique (l’ensemble des comportements non sanctionnés) et qu’elle est servante du droit (l’ensemble des comportements sanctionnés). On ne peut pas nier que l’Islam accorde une importance capitale au droit et aux œuvres de la foi qui sont pour tous, tandis que la théologie ne tient qu’une place périphérique et élitiste. C’est un fait que l’on peut facilement constater en franchissant le seuil d’une librairie religieuse. Si vous comparez le rayon des œuvres de théologie islamique avec celui des manuels de droit, vous noterez que ces derniers sont beaucoup plus nombreux. Par ailleurs, ce déséquilibre est corroboré par le hadîth du Prophète qui dit que « la religion est un comportement ».

 

Au fil des siècles les musulmans ont tenu une posture prudente vis-à-vis de la théologie par crainte de parler de Dieu en utilisant des mots non divins. Ceux qui ont osé le faire, comme les philosophes ou bien les mu‘tazilites, se sont attiré de nombreuses critiques. Aujourd’hui encore, dans certains milieux la théologie est considérée comme suspecte ; en Arabie Saoudite, par exemple, cette discipline ne fait pas partie des programmes universitaires. On a préféré laisser à Dieu la tâche de se raconter. Dans une telle perspective les 99 noms de Dieu se prêtent à bâtir une théologie dans laquelle c’est Dieu lui-même qui se raconte. La théologie islamique ne naît pas avec l’apparition des théologiens mais elle prend naissance dans le Coran qui présente son propre discours sur Dieu.

 

Quelle image de Dieu transmet-on aux jeunes ?

 

L’enseignement de Dieu se fait en ayant recours à ses plus beaux noms qui servent de système de référence pour établir la foi et l’éthique. Dans l’Islam, le mystère insondable de l’identité de Dieu réside dans Ses noms, dont le nombre, d’après une tradition ancienne, serait imprimé dans le creux de la main de chaque individu : 81 (٨١) sur la main gauche et 18 (١٨) sur la main droite comme pour témoigner du lien profond existant entre l’être humain et Dieu.

 

Le Dieu enseigné à l’école est véridicité (haqq) ; Il est une existence pleine se traduisant en lumière (nûr). Dieu est manifeste (zâhir) et caché (bâtin) à la fois, dans le sens d’insaisissable. Dieu est un souverain absolu mais omniscient à la fois : rien ne lui échappe des agissements humains. De nombreux noms renvoient à l’idée d’un Dieu créateur, un « grand artiste » qui créé toutes choses du néant par sa seule force de volonté.

 

Dans l’ensemble c’est un Dieu éthique que l’on enseigne. Un Dieu qui demande l’unité entre la foi et les œuvres en vue d’un jugement final et qui met à l’épreuve l’homme dans sa vie présente en vue d’une vie future.

 

Cette approche explique le nombre – assez élevé – de leçons consacrées aux règles de comportement du bon musulman allant de ses devoirs cultuels (28 leçons) considérés comme des actes de droit divin, jusqu’aux normes réglant le droit de la famille (formation et dissolution du mariage, héritage, statut des orphelins, contrôle des naissances) en passant par l’économie.

 

La crainte du jugement dernier est un élément constitutif de l’identité du musulman. Cela explique la place de toute première importance qu’elle tient au sein de l’enseignement scolaire. En effet une trentaine de leçons sont consacrées à l’étude de l’eschatologie et donnent l’image d’un Dieu juge. L’orthopraxie islamique s’appuie précisément sur cette perspective de compte rendu final.

 

Les noms qui renvoient à l’unicité de Dieu en tant qu’éléments constitutifs de la foi islamique, méritent un traitement à part. Il suffit de penser à l’acte de profession de foi du musulman (shahâda) par lequel le fidèle déclare croire en un seul Dieu. L’unicité divine est finement traitée dans le système universitaire à partir d’un manuel très répandu dans les facultés arabes, al-Imân, de Muhammad Nu‘aym Yâsîn (n. 1943). Dans ce texte, que l’auteur a écrit expressément pour le cours de dogmatique, il rattache l’unicité de Dieu à ses deux dimensions : la rubûbiyya, c’est-à-dire l’unité de la seigneurie qui désigne Dieu comme un seul Seigneur et Créateur, et la ulûhiyya, l’unité de la divinité selon laquelle Dieu seul est digne d’être adoré.

 

La cartographie des plus beaux noms de Dieu demeure l’instrument privilégié pour enseigner Dieu sur les bancs d’école. Cette manière de parler de Dieu n’est pas tout à fait nouvelle. Elle avait déjà fait florès dans les années ’90, à Damas grâce aux cours dispensés à la mosquée par le cheikh Muhammad Râtib al-Nâbulsî (n. 1938).

 

La relation entre la foi et la raison, comment est-elle traitée dans les manuels scolaires ?

 

L’orientation du parcours éducatif (de l’école primaire à l’université) est de présenter les données de la foi d’une manière rationnelle. La foi est aussi le triomphe de la raison. Cette tendance qui a émergé notamment au cours du siècle dernier, s’inscrit dans le sillage du discours réformiste – apparu entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Ce discours remettait en question l’imitation aveugle des anciens, censée être dépassée par le temps et inadéquate pour un public moderne, et faisait l’apologie d’un Islam « raisonné ». De fait cette tendance constitue une réponse de l’Islam à la modernité. Un exemple clair de cette orientation est le traité dogmatique du cheikh ‘Abd al-Rahmân al-Maydânî (1927-2004) – l’un des théologiens contemporains les plus ouverts et modérés – adopté dans de nombreuses universités du monde arabe. Dans cette œuvre l’auteur attribue un fondement rationnel à l’acte de foi : Dieu se fait connaître à l’homme à travers la logique et l’enquête scientifique. Cette approche rationaliste présente quand même des points faibles. En effet, le théologien en arrive à affirmer que ceux qui s’obstinent à ne pas croire, malgré l’évidence des preuves, ne peuvent être que des individus sans intellect qui s’éloignent de la vérité pour justifier des comportements méprisables et qui laissent se déchaîner leurs instincts et passions. Moi, personnellement, je crois que c’est là que se situe la racine du fondamentalisme islamique.

 

Et c’est dans cette perspective que s’inscrit également la présentation du Coran en tant que discours rationnel et livre de science. Apparue à la fin du XIXe siècle, cette tendance est saluée par le monde islamique tout entier. En partant de l’approche traditionnelle, les exégètes ont étendu la notion classique d’inimitabilité du Coran aux contenus scientifiques. Ils ont donc créé un système d’exégèse de type concordiste visant à démontrer que les contenus de la révélation sont en harmonie avec la science. Il est intéressant de remarquer que dans les manuels scolaires que j’ai consultés la seule œuvre exégétique contemporaine mentionnée est, à juste titre, le commentaire scientifique Al-jawâhir fî tafsîr al-Qur’ân al-karîm [Les pierres précieuses dans l’interprétation du noble Coran] de l’exégète égyptien Tantâwî Jawharî (m. 1940). L’utilisation du Coran en tant que livre de science est de toute évidence une arme à double tranchant. D’une part, on apprend aux jeunes à ne pas craindre la science parce qu’il n’y a rien à découvrir qui puisse démentir les principes de la foi, et de l’autre, on est prêt à se questionner sur la fiabilité de ce principe aussitôt qu’un facteur susceptible de le remettre en question apparaît.

 

Comment les manuels, abordent-ils les grandes idées modernes comme la démocratie ou les droits de l’homme ?

 

Les principes du système de gouvernement dans l’Islam ne sont abordés qu’à partir des classes de la neuvième année. En général, les origines de la démocratie et de l’État de droit sont reliées aux institutions fondatrices de la oumma. On fait référence aussi bien à la pratique de la consultation (shûrâ) adoptée par le Prophète en tant que source de légitimation pour valider un processus de décision démocratique, qu’à la Charte de Médine en tant que texte avant-coureur des constitutions modernes. On apprend aux jeunes que la Charte de Médine comportait déjà des principes modernes tels que le droit de citoyenneté, de foi et de culte, la notion d’égalité et le droit à la libre circulation. Une unité du programme de la douzième année scolaire explique que cette Charte est née pour « transformer la société d’un ensemble de groupes reliés entre eux sur une base tribale ou clanique, en un seul État unitaire, l’État de l’Islam, sous le guide du Prophète Muhammad et sur la base d’un seul lien, à savoir l’appartenance à la communauté islamique unie ». Cela dit, on appréhende jusqu’au fond l’importance qu’un musulman attache au partage de la foi et des valeurs islamiques, ceux-ci étant les fondements de l’identité arabo-musulmane. Le thème des droits de l’homme est également abordé pendant la dernière année scolaire et il est mis en relation avec la Charte de Médine. Dans les manuels on souligne encore une fois que la religion islamique a été la toute première à garantir les droits de l’homme dont font partie les droits à la vie, à la dignité, à l’éducation et à la science…

 

La tentative d’identifier au sein du patrimoine islamique des notions correspondantes à la démocratie est, certes, intéressante, mais cela ne peut pas être poussé trop loin. Dans cette perspective, à mon avis, le parallèle entre la shûrâ et les mécanismes du parlementarisme moderne est excessif.

 

Par contre les progrès accomplis relatifs à la condition de la femme méritent d’être évoqués. Dans les manuels en usage jusqu’en 2016 le rôle de la femme était décrit comme commençant et se terminant au sein de la famille ; la femme se réalisait dans ses multiples fonctions de femme, de mère, de fille et de sœur. L’édition 2017 du manuel fait apparaître une appréciation accrue de la femme et de son droit aux études et au travail. Pendant l’heure de religion on aborde également le thème du mariage en termes de contrat conclu entre l’homme et la femme. On analyse plus finement l’institution de la dot en tant que droit de l’épouse envers son époux, et on illustre également les droits et les devoirs des deux époux. Les droits spécifiques à l’épouse sont plus précisément la dot, la prise en charge des dépenses de vie et le logement, tandis que ses devoirs sont l’obéissance à son époux, la sauvegarde de ses biens et de ses enfants. Les manuels ne font pas mention de la polygamie, pratique qui existe toujours en Jordanie à l’heure actuelle. Par contre le sujet de la répudiation est traité en tant que pratique autorisée pour résoudre un conflit lorsque la démarche de réconciliation des deux époux a échouée.

 

Le djihad et le recours à la violence sont-ils traités dans les manuels ?

 

Ces sujets sont traités puisque, entre autres, c’est le moment historique qui sollicite la mise en place de mesures d’urgence à même de contrecarrer le discours du radicalisme islamique. Il est capital pour l’État jordanien de transmettre à son million et demi d’étudiants que le catéchisme enseigné par les groupes terroristes est une forme erronée de l’Islam original. Les manuels font apparaître l’effort de trouver un équilibre entre une double tension : d’une part l’histoire de l’Islam qui, à bien des égards, sacralise la violence dont le Prophète et ses adeptes se sont servis pour créer la oumma et de l’autre, les groupes djihadistes qui veulent aujourd’hui légitimer un autre type de violence. L’histoire sacrée foisonne de récits de campagnes militaires guidées par Muhammad et du destin héroïque des premiers musulmans tombés aux champs de bataille. Les manuels essayent donc de replacer les événements historiques dans un contexte pertinent en expliquant la manière dont les premières générations de musulmans avaient eu recours à la violence pour se défendre. Il s’agit d’un effort louable mais néanmoins ardu dans la mesure où fath qui signifie « conquête » (mot utilisé pour désigner les campagnes de Muhammad) n’est pas un synonyme de difâ‘, qui signifie « défense ».

 

À travers le cursus éducatif, le djihad est traité pour la première fois dans les classes de la cinquième année du programme à partir d’un hadîth relatif aux trois meilleures actions à accomplir : la prière, le bon comportement envers les parents et le djihad sur le chemin de Dieu. Dans ce contexte spécifique, le djihad est interprété comme un effort spirituel, dans le sens de sacrifier sa propre vie et ses propres biens pour faire triompher la parole de Dieu, mais aussi comme une quête de la connaissance et une manière de subvenir aux besoins des enfants et de leur éducation. La leçon se poursuit en mentionnant deux versets coraniques tirés de la sourate Saff (61,10-12) de nature plus manifestement guerrière dans la mesure où ils invitent à combattre sur le chemin de Dieu. Et c’est à ce moment-là que l’on introduit le principe d’autorité selon lequel seul le Chef d’État a toute latitude de déclarer la guerre. À ce propos j’ai remarqué que l’expression walî al-amr, normalement utilisée dans le langage religieux pour désigner l’autorité préposée à la déclaration du djihad a été remplacée par l’expression ra’îs al-dawla (Chef d’État) faisant référence à la dimension laïque. Cette précision permet de délégitimer les actes des groupes terroristes qui finissent par ne plus avoir aucune autorité à appeler à la mobilisation militaire. L’argument religieux est suivi d’une référence à la loi jordanienne positive, c’est-à-dire à l’article 2 de la loi 18/2014 sur la lutte contre le terrorisme. Dans l’ensemble on constate donc un effort pour endiguer la vague déferlante de violence djihadiste. Cependant, il n’est pas toujours simple de construire une vision cohérente à la lumière de l’histoire islamique et des sources sacrées.

 

D’après vous quels sont les points forts et les points faibles qui se dégagent de votre étude ?

 

Il me semble qu’une sorte de tension irrésolue plane sur ces manuels scolaires. Pendant la lecture, je me suis demandé s’ils représentent une évolution du discours islamique ou non, et quel modèle de personnalité ils forment. D’une part, il y a, certes, la volonté de ne plus nourrir l’ambiguïté. Ils prennent, par exemple, du recul par rapport à la forme d’Islam que les groupes terroristes proposent et qui est manifestement condamnée. D’autre part, il me semble que les programmes éducatifs restent, par ailleurs, ancrés dans une représentation traditionnelle de Dieu relative au droit, à l’éthique et au dogme.

 

On constate l’existence d’une approche plus ouverte envers ce que l’on peut considérer comme une forme plus affective et mystique de la foi, mais les leçons, tout compte fait, ne me semblent pas spécialement significatives à cet égard. La pratique de la mémorisation du Coran et de la Sunna ne cesse d’avoir un impact majeur sur la réflexion en dépit du fait que le takfîr est beaucoup plus découragé aujourd’hui qu’il ne l’était dans le passé. L’exégèse du Coran continue d’être exposée d’après un schéma classique qui comporte l’explication des mots insolites et la paraphrase des versets. En revanche, la possibilité d’une approche historico-critique est exclue. L’insistance sur le caractère rationnel de la foi et la notion d’inimitabilité scientifique du Coran d’où découlerait l’idée selon laquelle le texte sacré recèle intrinsèquement toutes les découvertes scientifiques, sont autant d’aspects insidieux. Entre autres, on affirme à maintes reprises que l’Islam encourage les fidèles à étudier les sciences en tant que témoins de l’existence de Dieu mais on en restreint le choix aux branches scientifiques qui ne heurtent pas les principes de l’Islam. Ce qui pose de toute évidence un problème. L’aspect normatif de la foi est mis en avant aux dépens de la réflexion individuelle et le thème eschatologique est si développé qu’il pourrait entraîner des comportements dictés plutôt par la crainte du jugement dernier.

 

Un autre point faible réside dans l’idée de relation avec l’Occident. Les manuels en vigueur jusqu’en 2016 exposaient une vision essentiellement négative de la mondialisation et de la rencontre avec l’Occident. Cet aspect s’est fortement atténué dans les manuels plus récents. J’ai trouvé quelque peu déconcertant que le manuel des classes de la douzième année, l’année du baccalauréat, faisait état d’un assaut colonial et religieux venu de l’Occident et d’un complot organisé pour diffuser le Christianisme.

 

On y affirmait que la oumma était en train de vivre une époque d’involution culturelle causée par des facteurs intérieurs aux contours mal cernés, mais surtout par des facteurs extérieurs : l’hégémonie politico-militaire, économique, et l’invasion culturelle. On racontait aux jeunes que l’invasion culturelle a pour but d’affaiblir la doctrine islamique dans les cœurs des musulmans, de déchirer l’unité de la oumma, de détruire les vertus et les valeurs islamiques au bénéfice du laïcisme. À titre d’exemple ils indiquaient les tentatives d’évangélisation mises en œuvre par les évangéliques et mentionnaient une phrase attribuée à Samuel Zwemer, un protestant américain, décédé en 1952, qui affirmait que le but de l’activité missionnaire était de faire sortir les musulmans de l’Islam plutôt que de leur faire embrasser le Christianisme. De plus, on y faisait mention des missionnaires comme étant des avant-postes pour la conquête des royaumes musulmans. Toute cette partie a été complètement éliminée du nouveau manuel en usage depuis 2017. Ce qui me semble un véritable pas en avant.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Ignazio de Francesco, « L’Islam sur les bancs de l’école  », Oasis, année XV, n. 29, juillet 2019, pp. 39-48.

 

Référence électronique:

Ignazio de Francesco, « L’Islam sur les bancs de l’école  », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2020, URL: /fr/islam-sur-les-bancs-ecole

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