Suite à la montée du terrorisme djihadiste, la mosquée universitaire du Caire a été accusée de favoriser la diffusion de l'extrémisme à travers ses méthodes d'enseignement

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:01:55

Suite à la montée du terrorisme djihadiste, la mosquée-université du Caire a été accusée de favoriser la diffusion de l’extrémisme à travers ses méthodes d’enseignement. En réponse à cette accusation, les dirigeants de l’institution ont entrepris un programme de révision des manuels. Cependant, en mettant l’accent sur la transmission de la tradition religieuse, on risque d’occulter la responsabilité du pouvoir politique.

 

Divers modèles d’enseignement se sont succédé au cours de l’histoire de l’Islam, reflétant la culture islamique et l’état de la communauté scientifique d’une époque donnée. L’enseignement religieux s’est d’abord développé par la transmission orale des différentes branches du savoir islamique, pour se consolider ensuite avec la transcription et les processus de classification, de subdivision et de regroupement opérés par les savants religieux. À la fin du IVe siècle de l’ère islamique (soit au Xe siècle de l’ère chrétienne, NdlR), l’ensemble des sciences, ainsi que leurs méthodologies, avait déjà été formalisé. Tout au long de ces périodes, le savoir reflétait fidèlement les différentes dimensions de la société islamique. En particulier, il faut souligner que l’état des sciences et des méthodes d’enseignement reflétait à la fois la relation entre le pouvoir politique et la communauté intellectuelle et l’insertion de cette dernière dans la société musulmane.

 

La liberté de la communauté scientifique

 

Bien qu’au cours de l’histoire de l’Islam le pouvoir politique ait pu se stabiliser, il n’a jamais été centralisé entre les mains d’une autorité capable de contrôler le développement du savoir et les programmes d’enseignement. Dans l’ensemble, la communauté scientifique agissait selon ses propres critères, sans subir de pressions politiques.

 

En effet, même dans les madrasas nées sous l’égide du pouvoir politique, comme la Nizâmiyya[i] à Bagdad, ou dans les écoles instituées en Égypte, au Levant ou dans d’autres zones encore[ii], les programmes d’études étaient définis uniquement par les oulémas chargés de l’enseignement, en fonction des exigences de la communauté scientifique et du rapport de celle-ci avec la société. Chaque cheikh ou imam établissait un programme d’enseignement spécifique, qu’il dispensait à ses étudiants de la façon qu’il jugeait appropriée. À la Nizâmiyya, par exemple, Abû al-Ma‘âlî al-Juwaynî (m. 478/1085) enseignait les fondements, commentés par la suite par al-Ghazâlî dans son Mankhûl. Dans la madrasa al-Ashrafiyya de Damas, Abû ‘Amr ibn al-Salâh al-Shahruzûrî (m. 643/1245) avait commencé à enseigner la science des hadîths selon un ordre presque inédit, qu’il a ensuite reporté dans son œuvre Ma‘rifat anwâ‘ ‘ilm al-hadîth [La connaissance des catégories de la science du hadîth]. Nous pourrions encore citer de nombreux autres exemples.

 

Cette autonomie vis-à-vis des pressions du pouvoir était permise par le système des legs pieux (nizâm al-awqâf), qui garantissaient à la communauté scientifique indépendance et ressources financières. Dans la jurisprudence islamique, le système du waqf, aussi appelé habs, établit que le propriétaire d’origine cède tout droit de propriété sur le bien immobilisé (mawqûf), ne maintenant que les éventuelles obligations fixées.

 

Les méthodes et les programmes d’enseignement ont ainsi pu se consolider et survivre à l’ascension ou au déclin des diverses dynasties islamiques, ainsi qu’à leurs phases d’extension ou de recul. Pendant longtemps, ce système n’a subi aucune modification substantielle et les waqfs ont continué de garantir la liberté de la communauté scientifique, la soustrayant à l’influence du pouvoir politique. D’ailleurs, ce dernier n’avait pas le caractère centralisateur qu’il possède aujourd’hui, et ne cherchait pas à intervenir dans tous les aspects de la vie quotidienne. Après plusieurs siècles, ce système a subi un changement décisif à l’époque contemporaine, quand les États ont fait passer les waqfs sous leur juridiction, les soumettant ainsi à leur contrôle. Il s’agissait là du premier pas vers l’ingérence de l’État dans la révision des programmes d’enseignement.

 

En Égypte, la situation n’a pas changé, même après la naissance de l’État moderne conduite par Muhammad ‘Alî Pâshâ : les méthodes d’al-Azhar restèrent liées au savoir traditionnel qui s’était formé au cours de l’histoire islamique et pouvait être défini seulement par les cheikhs et par les oulémas chargés de l’enseignement. C’est seulement avec les mesures entreprises par le président Gamal Abdel Nasser et en particulier avec la loi de réforme de l’Azhar de 1961 que l’État égyptien assume le contrôle de la mosquée-université, qui devient une branche de l’appareil d’État. Par ailleurs, la réforme agraire mise en œuvre par les lois de 1952 et 1961 a permis à l’État d’entrer en possession des biens waqf qui garantissaient l’indépendance de l’enseignement et du mouvement intellectuel au sein d’al-Azhar. Au même moment, la création du Ministère des Affaires religieuses (Awqâf) et l’abolition de la magistrature chariatique, ont permis à l’État de consolider son contrôle sur la mosquée du point de vue intellectuel et juridique.

 

La dialectique entre l’État et al-Azhar après 2011

 

À partir de l’époque nassérienne, la dialectique entre l’État égyptien et al-Azhar s’est incarné dans la tentative du premier d’étendre son contrôle sur la seconde, en l’englobant dans sa structure. Ainsi, au moment de la révolution de 2011, alors qu’al-Azhar avait déjà été annexée à l’appareil d’État, celui-ci a tenté d’accroître encore son emprise, démantelant toute forme restante d’indépendance de la mosquée. Il s’agit là néanmoins d’un nouveau type de contrôle, exercé selon une perspective inédite, avec des méthodes à la fois plus précises et moins perceptibles que celles de Nasser, qui cherchait à la fois à contrôler al-Azhar et à bénéficier de ses considérables ressources financières. Plus précisément, c’est le coup d’État militaire, qui a renversé Muhammad Morsi, élu en 2012, qui a modifié la forme des rapports entre l’État et de nombreuses institutions, à commencer par al-Azhar. Bien que seulement formellement, le grand Imam de la mosquée Ahmad al-Tayyib a exprimé son soutien à l’intervention des militaires et le 3 juillet, durant l’annonce en direct à la télévision de la destitution de Morsi, il est apparu assis derrière le général al-Sisi. Malgré cela, peu de temps après, les rapports entre l’imam et le nouvel homme fort du Caire ont commencé à se faire plus tendus.

 

Après l’échec retentissant de l’expérience du gouvernement islamiste, les militaires ont cherché à inaugurer en Égypte une nouvelle époque, que nous pouvons définir « post-islamiste ». Elle débute avec la déclaration du coup d’État de 2013, qui a marqué l’échec et la fin des mouvements islamistes. De plus, l’État a préparé le terrain pour certains projets portés par des puissances régionales, et en particulier par les Émirats Arabes Unis, qui avaient soutenu le coup d’État. L’un de ces projets, qui est en train de transformer radicalement la région à tous les niveaux, notamment sur le plan intellectuel, vise à remplacer les interprétations traditionnelles de l’Islam par une série de conceptions et de lectures nouvelles de la tradition et des méthodes d’enseignement, indépendamment de leur exactitude ou de leur cohérence avec l’héritage du passé. Ce processus s’est manifesté pour la première fois le premier janvier 2015, avec l’appel à renouveler le discours religieux lancé par Abd al-Fattah al-Sisi depuis le siège du Ministère des Affaires religieuses, où il se trouvait pour la célébration de la naissance du Prophète. À cette occasion, le président égyptien s’est déclaré « déterminé à mener cette grande bataille intellectuelle ». Je ne m’attarderai pas à déconstruire cette affirmation ni à en expliquer les aspects problématiques. Je me limiterai à souligner que, suite à la demande du président, plusieurs commissions ont été constituées tandis que se tenaient diverses réunions préparatoires.

 

Ce moment marque un changement dans l’attitude envers al-Azhar. Sous la pression de la communauté politique, l’idée a commencé à se répandre, surtout dans le discours des journalistes et des écrivains égyptiens, qu’al-Azhar et en particulier ses méthodes d’enseignement portaient la responsabilité du terrorisme. Ils réclamaient ainsi l’amendement des programmes d’étude de l’université islamique afin d’en supprimer ceux qui pouvaient être considérés comme les germes de l’extrémisme. Le tout afin de garantir que les étudiants diplômés d’al-Azhar soient modérés et équilibrés, exempts du fondamentalisme et de la violence.

 

La réforme des programmes d’études d’al-Azhar

 

Al-Tayyib a alors décidé d’instituer le « Conseil pour l’enseignement pré-universitaire », composé d’une centaine d’oulémas venus de l’Azhar et d’autres institutions, dont la présidence a été confiée à l’ancien vicaire ‘Abbâs Shûmân. Cet organisme était chargé de reformuler les concepts et les questions les plus sensibles, telles que l’égalité, l’intégrité de la personne humaine, les principes de citoyenneté ou le rapport avec les non-musulmans, afin de les adapter au climat social et politique actuel, éliminant de la jurisprudence islamique certaines sections anachroniques comme les chapitres relatifs au djihad et à l’esclavage, et les normes concernant les dhimmîs (les « protégés » : chrétiens et juifs qui, en échange du paiement d’une taxe et du respect de certaines conditions, avaient le droit de vivre au sein de la communauté islamique, NdlR).

 

Bien que le processus de révision des cursus soit terminé, la commission n’a toujours pas publié officiellement le résultat de ses travaux, ce qui aurait été opportun pour atténuer la pression exercée par l’opinion publique égyptienne, qui accuse al-Azhar d’entretenir les racines de la violence et du terrorisme et de diffuser ces concepts à travers des programmes d’enseignement dépassés. Certains membres de la commission, avec qui j’ai eu la possibilité d’entrer en contact, grâce à l’intermédiaire de leurs proches[iii], ont fait à ce propos deux remarques.

 

La première concerne l’enseignement primaire, où tous les textes antiques ont été substitués par de nouveaux manuels plus simples et adaptés aux élèves d’aujourd’hui. Dans l’enseignement secondaire, en revanche, et c’est là le plus important, les textes traditionnels ont été maintenus pour le droit, la théologie et la doctrine, mais ils ont été soumis à un processus de révision. Par exemple, dans la jurisprudence hanbalite, les textes tirés de Al-Rawd al-murbi‘. Sharh Zâd al-Mustaqni‘ du cheikh Mansûr bin Yûnus al-Buhûtî (m. 1051/1641) continuent à être étudiés, mais certaines sections ont été éliminées, en particulier les chapitres les plus controversés et problématiques, comme ceux relatifs au djihad et à l’esclavage ainsi qu’aux normes qui régulent le statut des dhimmîs, reprochés à al-Azhar. Ces remarques montrent qu’il y a eu un réel progrès dans les travaux de la commission, même si ses résultats n’ont pas été annoncés pour des raisons administratives. L’appel de Sisi et ce qui s’en est suivi peut être perçu comme un premier pas vers le renouveau dont la pensée islamique a besoin, concernant la loi révélée (la charia) comme la loi positive, afin de s’adapter aux temps et de pouvoir évoluer. Cependant, ça n’est à mon avis pas suffisant et ne permet pas d’exprimer tout le problème. Il est en effet nécessaire de considérer deux autres aspects. Il faut tout d’abord souligner que depuis cent cinquante ans au moins, la pensée islamique est confrontée à un problème concret, rendu chaque jour plus complexe. Ce problème réside en particulier dans la relation entre l’invariabilité du texte, dont le sens, bien qu’étendu, est limité par le cadre linguistique, et la réalité avec ses événements contingents. La question se pose alors : comment faire interagir ce qui est constant avec ce qui est changeant ? Toutefois, il ne s’agit pas là d’une question inédite. Le besoin de prendre en compte les deux aspects dans le processus d’émission des fatwas, adaptant le texte au contexte, a déjà été soulevé par certains oulémas du passé, dont Shihâb al-Dîn al-Qarâfî (m. 684/1285), Taqî al-Dîn Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et Ibn Qayyim al-Jawziyya (m. 751/1350).

 

Le vrai problème est qu’aujourd’hui, la connaissance des deux aspects de l’équation, c’est-à-dire le texte et le contexte, par de nombreux législateurs et islamistes actifs dans le domaine politique, est devenue extrêmement médiocre. Non seulement leur capacité de compréhension des textes, des sources et des ressources de la charia n’est absolument pas comparable à celle de leurs prédécesseurs, mais en plus ils ne comprennent pas les nombreuses nouveautés et les développements qui caractérisent le monde d’aujourd’hui. Par exemple, la conception et les problématiques même de l’État moderne, ou le rapport de ce dernier avec la loi révélée, demeurent hors de portée pour la majeure partie des législateurs et des islamistes, qui se contentent de souligner les aspects critiques en utilisant des catégories générales et en faisant des comparaisons simplistes.

 

Deuxièmement, lorsque l’on considère les appels au renouveau religieux, tant au niveau du discours diffusé dans l’espace public qu’au niveau des méthodes d’enseignement, on ne peut faire abstraction ni des rapports avec le pouvoir, ni des pressions politiques existantes.

 

Le renouvellement, un instrument du pouvoir

 

Tout bien réfléchi, l’insistance du pouvoir égyptien sur la nécessité de renouveler les programmes éducatifs mérite quelques considérations. Tout d’abord, en faisant peser entièrement la responsabilité de l’extrémisme sur les programmes d’enseignement, le régime détourne l’attention de l’oppression qu’il exerce et a exercé, comme si al-Azhar et l’immobilisme des oulémas pouvaient être accusés de la corruption en Égypte, et non le pouvoir en place. Ensuite, l’État semble avoir la volonté de préparer la société égyptienne, sur le plan intellectuel, aux projets régionaux qui, comme nous l’avons dit, ont pour but la création d’un nouveau discours religieux. Ces projets s’étendent sur différents pays, à travers la création de centres de recherche et le financement de chercheurs travaillant à cet objectif. Enfin, les pressions exercées par al-Sisi ont déclenché une nouvelle phase de conflits de pouvoir entre la présidence égyptienne et al-Azhar[iv], qui conduisent à une destruction de la mosquée de l’intérieur, à travers son internalisation au sein de l’État et par l’élimination de tout ce qui pourrait s’opposer à la volonté présidentielle.

 

Pour cette raison, le concept de renouvellement apparaît comme un expédient, tandis que la circulation d’idées similaires dans la pensée arabe et égyptienne suscite doutes et suspicions. Bien sûr, les musulmans ont besoin de renouveau et de développement, mais il faut d’abord clarifier ces catégories et leurs contenus, et définir scientifiquement leur essence.

 

Les manuels contre lesquels s’est dressée la présidence égyptienne, suivie par certains courants politiques, ont été employés et étudiés pendant plusieurs siècles de façon encore plus systématique qu’aujourd’hui, sans pour autant inciter des extrémistes à se faire exploser dans des églises, ni provoquer d’attentats suicide durant les célébrations chrétiennes. Bien au contraire, jusqu’à la moitié du siècle dernier, la majorité des témoignages contraste avec ce sombre tableau.

 

Refuser d’admettre le rôle des régimes autoritaires, qui épuisent les ressources, la vie et l’humanité des personnes, dans la naissance de ce qu’on appelle aujourd’hui le « terrorisme », c’est manipuler l’opinion et falsifier les faits. La grande majorité des courants takfiristes et djihadistes ne sont rien d’autre que le résultat de la répression mise en œuvre par Gamal Abdel Nasser. Aujourd’hui, rares sont les mouvements djihadistes qui ne portent pas dès leur naissance la marque des Services Secrets d’un État ou de l’autre, qui les créent ou les orientent selon des intérêts déterminés. Ce n’est pas innocemment que les États et les régimes du monde nous poussent à chercher les racines de l’extrémisme dans les livres d’auteurs morts il y a plusieurs siècles. Avant de faire porter à des livres jaunis[v] la responsabilité du terrorisme, il faudrait en imputer le despotisme politique et les régimes qui gouvernent le monde arabe ainsi que les États qui les soutiennent. Si cet aspect ne suffisait pas à expliquer le phénomène du terrorisme, alors nous pourrions nous atteler à remettre en cause la tradition islamique.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[i] La construction de cette madrasa date de 459/1065, sur ordre du vizir seldjoukide Nizâm al-Mulk (m. 485/1092). Par la suite, d’autres madrasas seront créées à Balkh, Nishapur et dans d’autres villes.
[ii] Pour plus de détails sur ce thème, voir ‘Abd al-Qâdir bin Muhammad al-Nu‘aymî, Al-Dâris fî târîkh al-madâris, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, Bayrût 1410/1990.
[iii] Dont Sâmî Muhammad Ma‘ûz, assistant à la Faculté de Langue arabe de l’Université al-Azhar.
[iv] Le désaccord latent entre les deux institutions n’est pas un secret. En janvier 2019, le Président de la République a émis un décret interdisant toute personne exerçant des fonctions publiques d’encadrement de voyager hors des frontières du pays sans l’autorisation officielle de Sisi lui-même. Ce décret visait directement le Cheikh al-Azhar.
[v] Cette expression fait référence aux livres de la tradition islamique, qui sont aussi appelés « livres jaunes ». En raison de leur volume considérable, ces livres étaient imprimés sur un papier bon marché très fin, qui jaunit rapidement (NdlR).

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Ahmad Wagih, « La réforme des manuels d’al-Azhar : une question politique », Oasis, année XV, n. 29, juillet 2019, pp. 32-38.

 

Référence électronique:

Ahmad Wagih, « La réforme des manuels d’al-Azhar : une question politique », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2020, URL: /fr/la-rforme-des-manuels-al-azhar-une-question-politique

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