Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:23
Dans son Verbe Dieu a pensé pour chacun de nous un rôle de sainteté à jouer pour les autres sur la scène de ce monde. Chacun de nous doit jouer ce rôle pour les autres de façon sainte et immaculée, de façon à ce que, en devenant l'ami et le prochain des autres, il s'identifie avec eux selon la pensée que Dieu a conçue pour chacun de nous avant la création du monde [cf. Ep 1, 4]. Au moment où il sort de la scène de ce monde, ses actions le suivent, mais elles restent toutefois dans la mémoire de ceux qui sont encore sur scène, comme pierre d'achoppement et comme aide.
Il est encore trop tôt pour évaluer l'hérédité spirituelle que nous a laissée Jean-Paul II. Les premières impressions se fondent sur les émotions que suscite la profonde expérience de foi vécue en union avec le Pape défunt et qui ne permettent pas encore de comprendre à fond ce qu'il a vécu et ce qu'il nous a laissé. C'est seulement une réflexion constante et durable qui permettra d'évaluer tout ce qu'il nous a laissé en héritage.
On peut toutefois déjà dire maintenant que le contenu fondamental de toute l'hérédité de Jean-Paul II, comme celle de tous ses prédécesseurs et successeurs, se trouve dans la Personne de Jésus, Fils de Dieu, qui a fait connaître à ses disciples tout ce qu'il a entendu du Père en Esprit d'amour, devenant ainsi leur ami. Le Fils de Dieu s'est révélé lui-même à ses disciples. Il leur a donné sa filiation divine et leur a communiqué la Paternité de Dieu. Le rôle joué par Jean-Paul II sur la scène du monde se base sur la Trinité.
Il a fallu presque vingt-sept ans au Pape polonais pour écrire l'encyclique Redemptor hominis. Il n'y mit pas ses pensées sur le thème de la rédemption de
l'homme. Conscient du fait que la Révélation rédemptrice n'est pas un discours de Dieu sur Dieu, mais le fait de donner son Fils en sacrifice pour nous, Jean-Paul II ne chercha pas à formuler des concepts sur Leur Amour, il chercha avant tout à communiquer la transparence de sa propre action,afin de permettre aux hommes qui lui étaient confiés de comprendre la grandeur de l'homme fondée sur son «identification» avec Dieu. Jean-Paul II a écrit cette encyclique avec l'aide de la présence spirituelle de saint Stanislas évêque et martyr à Cracovie et celle de la présence de saint Pierre à Rome. C'est d'eux qu'il avait appris à prendre soin de ses frères et à les aider à vivre de la Parole de Dieu.
Le témoignage que Jean-Paul II a donné à la Personne du Fils de Dieu et, à travers Lui, à la personne de Dieu le Père, est intimement lié à l'expérience humaine. Grâce à elle, le fait de confirmer dans la foi ses frères en Jésus-Christ renforça leur foi dans leur humanité. Il leur montra la grandeur divine et la dignité de la vérité sans lesquelles l'homme ne se réalise pas.
A la lumière de l'expérience de la personne du Christ au sein de la Trinité et de celle de la personne humaine, Jean-Paul II trouva dans les pages de l'Ecriture sainte des paroles divines et humaines, éternellement nouvelles. L'expérience de
l'homme, comprise à la lumière de l'Ecriture sainte à travers la lecture, lui a permis de découvrir le Christ dans les événements et dans les paroles imprégnées d'histoire et de culture. La Parole de Dieu a pénétré en effet dans les événements et dans les paroles définis par le temps et par l'espace.
La réflexion sur l'hérédité spirituelle de Jean-Paul II et la compréhension de son contenu exigent une fatigue quotidienne liée indissolublement à un changement de vie. Sans une conversion constante aux choses divines, la réflexion sur ce que le Pape nous a laissé se réduit à des émotions de brève durée et à des discours élevés. Sans cette conversion nous n'aurons pas la persévérance de rester dans Sa présence spirituelle au milieu de nous et pour nous.
Sa présence purement spirituelle est pour nous une exigence encore plus grande qu'avant, quand il était physiquement possible de lui toucher la main. Il ne suffit pas de citer les paroles qu'il a prononcées Place de la Victoire à Varsovie, à Paris ou à Saint-Jacques de Compostelle. Du reste, citer trop souvent ses paroles de façon superficielle en atténue leur contenu. Ses paroles doivent passer dans notre vie; elles doivent ad-venire en nous et non seulement sur nos lèvres dans les moments d'émotion. La Parole même de Dieu serait vide si en elle il n'y avait pas Dieu. Ce ne sont pas nos pensées les plus géniales qui les feraient surgir. Il en est de même pour les paroles humaines; elles sont vides quand celui qui les prononce ou qui les répète n'est pas présent en elles.
Le Christ prépara Karol Wojtyla à la mission de Pierre dès le début de sa vie. Il lui enseigna à être présent dans ce qu'il disait pour mieux comprendre que, d'une part la Parole de Dieu annoncée par les prophètes est présente dans les paroles du Christ et, d'autre part, que le désir de l'homme est d'exister de façon totalement différente de celle d'aujourd'hui. Je suis profondément convaincu que Karol Wojtyla a «senti» en un certain sens que le Christ le préparait à la mission de confirmer ses frères dans leur confiance en Dieu qui, à travers son Fils, est arrivé aux limites des choses humaines, et il a déplacé ces limites jusqu'au ciel. A partir des premières années de sa vie, en effet, il exigeait clairement davantage de lui que des autres [cf. Jn 21, 15-18]. Karol Wojtyla entendait continuellement ces mots: «Quitte tout et suis-moi».
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La pensée de l'Evêque Karol et ensuite celle du Pape Jean-Paul II avait des dimensions mystiques et poétiques. Elle jaillissait de l'expérience de la beauté de la vérité de l'homme. Ce n'était pas l'expérience de thèmes qui occupaient ses pensées ou celles de ceux qui les avaient écrites dans les livres. Il vivait ce qui lui arrivait et lui résistait et, en même temps, ce qui le conduisait vers la réalité la plus belle et la plus vraie.
La beauté! Jean-Paul II a parlé avec amour de la beauté de l'homme, de la beauté de son corps, de la beauté du rapport qui lie les personnes dans la sphère de la différence sexuelle, comme aucun de ses prédécesseurs. Il suscitait l'amour pour la beauté de l'homme en particulier chez les jeunes, il leur a montré l'amour pour Celui dont la beauté se reflète en eux. Il a parlé de la femme de façon surprenante avec la délicatesse qui dérive d'un grand amour.
Il a suivi les traces du Christ qui ne dit jamais de paroles dures à aucune femme et qui eut avec les femmes les dialogues les plus beaux et les plus profonds, car elles étaient plus capables que les hommes de dire: Fiat mihi! au don de la vérité. Les femmes le servaient et il les servait avec une dévotion encore plus grande. Il voyait en elles l'image de l'Eglise dans laquelle il pensa unir les hommes dans l'Amour qui est Dieu, à travers son service sacerdotal. L'exercice du service sacerdotal du Christ pour l'Eglise épouse a formé en Jean-Paul II la vision de la femme et de sa présence comme mère dans la société et dans l'Eglise. Avec sa réponse «qu'il m'advienne selon ta parole» la femme rend possible à la société d'être société et à l'Eglise d'être Eglise. Le prêtre doit l'aider dans cette vocation.
La beauté de l'homme vécue en mettant sa confiance dans le Principe de toutes les choses visibles et invisibles a conduit Jean-Paul II ad Christum Redemptorem, au Christ Rédempteur. C'était le titre qu'il avait l'intention de donner à la première encyclique (Redemptor hominis). La route que Jean-Paul II a parcourue vers l'unique espérance, la croix: Ave crux, spes unica! passait à travers l'expérience de la beauté de l'homme. Chacun porte sa propre croix pour atteindre la vérité de l'homme qui se révèle à travers cette croix jusqu'à la mort. Mûrie à l'expérience de la beauté, la pensée de Jean-Paul II au sujet du mystère que représente l'homme pensé par Dieu dans Sa parole avant la création du monde n'avait en soi rien de l'idéologie. La pensée qu'il «a conservée pure dans la conscience» n'a rien imposé à personne, elle ne faisait que réveiller les hommes comme dans le poème de Norwid le sculpteur réveille le «marbre». Ce Pape qui avait confiance en l'homme lui confiait ses propres pensées pour qu'il les accomplisse dans la foi, dans l'espérance et dans l'amour. Il exprimait en cela son souci pastoral pour les hommes qui lui étaient confiés et que Dieu avait destinés à la liberté des enfants de Dieu. C'était une route difficile et elle le sera toute sa vie. Cette route passe en effet à travers la souffrance et la mort à soi-même. Mais seul celui qui accepte le destin du grain de blé jeté en terre, porte des fruits.
Jean-Paul II considérait l'homme dans la perspective d'un futur infiniment grand. C'est pourquoi il s'en approchait avec un grand respect. Il lui adressait avec une délicate fermeté des paroles qui rappelaient le devoir du travail à faire sur le don difficile de la liberté, thème autour duquel tournait sa pensée pastorale. Il savait par expérience ce que signifient les mauvais traitements de l'homme de la part des totalitarismes. Il avait vécu, non seulement la brutalité du totalitarisme nazi et ensuite du totalitarisme communiste, mais aussi celle qui dévaste la personne humaine dans les sociétés où tout est permis et où il ne faut éviter que ce que repousse la majorité au pouvoir. Jean-Paul II enseignait à dire avec courage «Non!» à tous ceux qui se présentent comme défenseurs de l'homme mais qui, en réalité ne défendent que leur volonté de se servir de lui pour réaliser leur propres intérêts.
Jean-Paul II défendait l'amour sans compromis, dont la beauté appelle l'homme au travail pour renaître. Les vers de Norwid l'inspirèrent:
«La beauté est forme de l'amour [...] la beauté est pour nous enthousiasmer / au travail le travail est pour renaître».
Dans sa philosophie cohérente avec la vérité de l'homme dont les limites sont fixées en Dieu, Karol Wojtyla a parlé du travail pour renaître. Il en a parlé à partir du premier jour de son pontificat en nous appelant à nous libérer de la peur face aux ennemis, et aussi face à nous-mêmes. Il en parle aussi dans son testament; il n'avait rien à partager si ce n'est un esprit laborieux confié à Dieu miséricordieux et à la Vierge Mère.
Le travail pour renaître ne lui permettait pas de consacrer trop de temps à l'administration des institutions ecclésiastiques. Il a guidé l'Eglise simplement, en vivant avec le peuple qui lui avait été confié, marchant avec celui-ci derrière le Maître. C'est ainsi qu'il a gouverné à Cracovie, c'est ainsi qu'il a gouverné à Rome. Il a souvent répété les paroles du Christ en les adressant à tout le monde: «Levez-vous, partons!». Il ne faut pas dormir quand le Maître est en agonie.
Le moment essentiel du travail de Jean-Paul II pour renaître a été l'exercice pastoral. Il l'a exercé avec force et respect pour tous ceux qui croyaient différemment et il a manifesté sa disponibilité à réfléchir sur la primauté papale avec les frères de l'Eglise d'Orient. Il savait en effet ce que signifie pour la vie de l'Eglise avoir deux poumons. Le Pape a exercé la primauté papale de façon orante. Il l'a fait voir par exemple au cours de la célébration de prière au Colisée où il a honoré la mémoire des martyrs des deux Eglises et des autres communautés chrétiennes. Il en fut de même à Assise quand il a uni les prières des représentants des diverses religions dans le «Notre Père!». Avec le courage de Pierre, il a demandé pardon à ceux à qui les membres de l'Eglise avaient fait du mal. Seuls ceux qui savent que le Christ est venu pour les «malades» et non pas pour ceux qui n'ont pas besoin du «médecin» demandent pardon. Avec le courage de Pierre Jean-Paul II a purifié la mémoire du peuple de Dieu.
Ce Pape n'a pas fait de politique et c'est justement pour cela qu'il a exercé sur elle une si grande influence. Il ne nuançait pas ses paroles. C'était «Oui! Oui!» ou bien «Non! Non!». Dans ses paroles il n'y avait pas de place pour les demi-vérités. Quand il défendait les droits et les devoirs de la personne humaine il défendait le droit et le devoir de celle-ci de devenir amour, c'est-à-dire amie de Dieu et des hommes.
Il défendait la liberté de tous, il défendait le droit et le devoir de l'homme de s'unir à Dieu descendu du ciel pour s'unir à nous. Rester en prière à la lumière qu'émane Jésus a fait de Jean-Paul II «le disciple du règne des cieux» qui «est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux» (Mt 13, 52). C'est pourquoi ceux qui le définissent dans les termes politiques de «progressiste» ou de «conservateur» sont loin de la vérité. Le désir de l'Amour dépasse tous les adjectifs politiques.
Quand Andrej Gromyko s'assit en face de lui et raconta la légende de la grande liberté que le régime soviétique avait donnée à la religion, le Pape le regarda et... il sourit. Je pense que Gromyko continua péniblement dans ses mensonges, même s'il avait une grande expérience dans ce domaine. Mais qui sait si le regard du Pape et son sourire n'ont pas aidé le ministre soviétique à vivre, au moins pendant un instant, la liberté du faux témoignage. Grâce au regard non idéologique du Pape peut-être s'est-il senti moins seul, peut-être à ce moment-là a-t-il pensé de façon différente aux hommes qui donnaient leur vie pour la vérité contre laquelle il combattait.
C'est la prière qui a donné sa forme au témoignage que le Pape Jean-Paul II a rendu au Rédempteur de l'homme. Chaque fois que j'ai eu l'occasion d'entrer dans sa chapelle privée, mon regard s'arrêtait sur le prie-Dieu portant l'image du Crucifié et de sa Mère Totus tuus ego sum. Ce souvenir reste dans ma mémoire et il s'y fixe toujours davantage. Maintenant ni le temps ni l'espace ne limitent plus sa présence.
Le témoignage du pape Jean-Paul II plongé dans la prière s'est renforcé au cours des années pour s'accomplir lors du triduum pascal de son agonie et dans le dernier acte de sa vie, sa mort, la veille de la fête de la Divine Miséricorde. C'est à ce moment-là qu'il a écrit la dernière page de l'encyclique Redemptor hominis. Il l'a écrite dans la souffrance de la croix qu'il portait derrière le Rédempteur. Il l'a écrite à travers la parole la plus profonde que la langue humaine connaisse, à travers le silence. Sur chaque croix que l'homme porte derrière le Christ, plantée sur le Golgotha à côté de la croix du Christ, se révèle la vérité personnelle de l'homme, celle à laquelle Dieu a pensé pour lui en Son Fils avant la création du monde [cf. Ep 1, 4]. On va à cette vérité et à sa gloire la croix sur les épaules et on passe à travers elle comme à travers une porte. Un jour, au début de son pontificat, Jean-Paul II dit à quelqu'un: «Seule la mort me libérera de la croix que j'ai prise sur moi».
Quand il a expiré en silence, ceux qui étaient présents ont entonné le Te Deum. La foule qui était sur la place Saint-Pierre et ailleurs, dans d'autres parties du monde, sont restées en silence. Les questions sur le sens de la vie se sont transformées en prière et en veille. Le témoignage que Jean-Paul II a donné s'est élevé à des hauteurs qui dépassent les structures institutionnelles de l'Eglise. Le peuple de Dieu a tout de suite acclamé saint Jean-Paul II et il lui a donné le nom de Grand. Il s'agit du troisième événement de ce genre dans l'histoire de l'Eglise. Le premier eut lieu il y a 1600 ans (Léon le Grand, 400-461), le second il y a 1400 ans (Grégoire le Grand, 540-604). Tout indique qu'après sa mort la présence de Jean-Paul II nous influencera avec encore plus de force qu'au cours de sa vie. Il n'est pas mort, il vit, dans un autre monde.
Quand on a emporté son corps de la place Saint-Pierre le peuple de Dieu l'a salué par des applaudissements. C'est ainsi que les Romains saluaient et qu'ils continuent à saluer ceux qui ont bien joué sur la scène de ce monde le rôle qui leur avait été confié. Les applaudissements du peuple de Dieu ont annoncé urbi et orbi que l'acteur qui sortait de scène s'était bien identifié à son rôle, celui de la mission pour laquelle il était monté sur la scène qui passe et que Dieu dans son éternité lui avait confiée.