Et pourtant, il semble vraiment que l’État islamique soit, pour paraphraser le Manifeste du Parti communiste de 1848, « un spectre qui hante la umma ». Il doit être là – c’est la théorie qui l’enseigne – mais on ne sait guère où. Ce n’est pas l’EI, justement. Mais ce n’est pas non plus l’Arabie Saoudite, avec qui par exemple les Frères musulmans ont un compte à régler. Et à part peut-être les intéressés eux-mêmes, il n’y a guère de gens qui proposeraient des pays comme le Pakistan, l’Afghanistan ou la Mauritanie (qui pourtant s’honorent de ce titre) comme des exemples d’État islamique réalisé, sans parler naturellement de l’Iran, placé a priori sur le banc des suspects en raison de son appartenance shi‘ite.
La nature insaisissable de l’État islamique apparaît d’autant plus surprenante si l’on considère que pilier fondamental de toute la doctrine, depuis la fin du XIXe siècle, est que la religion musulmane fournirait non seulement un système de valeurs pour l’au-delà et pour ici-bas, mais aussi des indications concrètes pour réaliser une communauté politique alternative aux autres modèles en circulation (« ni avec l’Occident ni avec l’Orient » disait un célèbre slogan khomeiniste) et immédiatement réalisable, sans attendre l’avènement du Dernier Jour. Et pourtant, après un siècle de flots d’encre et de discours qui ont martelé cette thèse dans les esprits et dans les cœurs, et après un demi-siècle où, la faillite du nationalisme arabe aidant, d’immenses ressources économiques ont été consacrées à réaliser sur le terrain cette théorie, l’État islamique ne s’est pas encore matérialisé. Et quand il s’agit d’indiquer le dernier calife répondant aux normes, un idéologue de premier plan comme le pakistanais Mawdudi (mort en 1979) est obligé de remonter jusqu’à ‘Umar Ibn ‘Abd al-‘Aziz, le pieux omeyyade qui régna de 717 à 720, c’est-à-dire il y a 1400 ans environ. Il faut être clair : ce n’est pas que de grandes figures de gouvernants musulmans ne soient apparues plus tard, mais l’État islamique est quelque chose de plus qu’un bon souverain, c’est un régime tout entier qui se réalise. S’il se réalise, justement.
Et si le retard survenu dans la parousie de l’authentique État islamique était alors imputable à l’Occident et à ses trames néocoloniales, favorisées au besoin par des gouvernements locaux « collaborateurs » ? L’argument, en ce cas, est faible : parce que si véritablement cette doctrine politique est le cœur de l’enseignement coranique, il est impensable que des puissances adverses – et par définition perdantes – puissent en arrêter l’avènement au-delà d’une certaine limite. Et alors, après un demi-siècle de tentatives, il ne reste peut-être qu’une seule, déconcertante, possibilité : que l’État islamique soit un mirage qui se dissout avant de se laisser encadrer dans le prosaïsme de lois étatiques, ou qui, en alternative, subit une triste métamorphose jusqu’à devenir de façon préoccupante semblable à un régime médiéval. Ce n’est pas cela, la modernité différente, mais tout de même modernité, que ces penseurs recherchent, en imaginant un État capable de tenir tête aux grandes puissances.
La condamnation de l’EI devrait de ce fait conduire, dans la galaxie fondamentaliste plurielle, jusqu’à une mise en question radicale de l’idéal même d’État islamique, si douloureuse qu’elle puisse être. S’arrêter avant d’y arriver signifierait perdre une occasion historique.
Publié sur le quotidien Avvenire, 9 novembre 2014