Aspirations universelles /4. De même que l'expérience occidentale de démocratisation a été accompagnée de guerres civiles et de conflits religieux, dans le monde islamique d'aujourd'hui les diverses sociétés iront aussi au-devant d'un délicat cheminement de tentatives et d'erreurs.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:50:41

L'éclatante victoire de Hamas aux élections palestiniennes, les débats constitutionnels en Irak et en Afghanistan qui impliquent le rôle de la shari'a ou loi islamique, et l'apparition des Frères Musulmans à la tête de l'opposition parlementaire en Egypte continuent à soulever des questions sur la compatibilité entre l'islam et la démocratie. Les réalités du monde musulman sembleraient exclure la démocratie. L'expérience politique musulmane moderne est caractérisée par des rois, des chefs et des régimes militaires et ex-militaires en possession d'une faible légitimation et soutenus par des forces militaires et de sécurité. En effet on se réfère communément aux états du monde arabe comme à des «états de sécurité» (mukhabarat). Des gouvernements islamiques autoproclamés au Pakistan, au Soudan, dans l'Afghanistan des Talibans et en Iran, ainsi que des mouvements militants islamiques ont souvent projeté un absolutisme religieux semblable à l'absolutisme séculier. L'émergence de groupes de terrorisme global comme Al-Qaida, avec ses projets politiques, les visions totalitaires d'un ordre mondial islamique et le refus de la démocratie renforcent l'image de l'incompatibilité entre Islam et démocratie. Mais la réalité est bien plus complexe. Le processus de construction nationale s'est révélé fragile et porte en soi les germes de crises successives d'identité, de légitimation, de pouvoir et d'autorité. La compréhension du Moyen-Orient aujourd'hui, avec ses problèmes d'autoritarisme, d'instabilité et de sécurité exige qu'on n'oublie pas que la plupart des états nationaux (comme beaucoup d'autres états du monde en voie de développement et colonisé), n'ont que quelques dizaines d'années, ayant été créés artificiellement après la seconde guerre mondiale ou découpés dans des territoires coloniaux par les puissances européennes peu avant leur retrait. Au Moyen-Orient, le Liban moderne voulu par la France inclut des parties de la Syrie ; la Grande-Bretagne a déterminé les frontières et les gouvernants de l'Irak, du Koweït et de la Jordanie. Les Anglais ont partagé le subcontinent indien en Inde et Pakistan, avec le Pakistan oriental (par la suite Bangladesh) et le Pakistan occidental séparés par 1.600 kilomètres de territoire indien. Les difficultés à instaurer un fort sens de patriotisme dans des pays qui ont des différences ethniques, linguistiques et culturelles aussi énormers se sont reflétées dans le fait que l'immense majorité des citoyens ne savaient pas parler la langue nationale, en Inde le hindi ou au Pakistan le ourdou. Quand nous constatons aujourd'hui des problèmes d'unité, de stabilité, d'absolutisme et de manque de démocratie, il nous faut faire revenir à l'esprit l'héritage de siècles d'impérialisme européen où les pouvoirs coloniaux furent intéressés à perpétuer leur domination et leur influence, plutôt qu'à construire des sociétés démocratiques solides. Cette hérédité s'est ultérieurement aggravée avec l'apparition de gouvernements autoritaires musulmans dont les chefs et les élites ont tout intérêt à perpétuer le pouvoir et les privilèges, et certainement pas à la division du pouvoir, aux libertés d'association, de parole et de presse. Bien plus, beaucoup d'autocrates du Moyen-Orient (Egypte, Arabie Saoudite, Jordanie et Tunisie), à partir de l'époque de la guerre froide, ont joui du soutien occidental pour des raisons économiques (accès au pétrole) ou politiques (soutien à la politique américaine et européenne dans le conflit israélo-palestinien ou dans la guerre contre le terrorisme global). Réinterpréter la Tradition Les pressions pour la libéralisation et le potentiel pour le début de mouvements de démocratisation du Moyen-Orient soulèvent tous deux la même question : l'Islam et la démocratie sont-ils compatibles ? Et en particulier qu'est-ce que les musulmans et les mouvements islamiques ont à dire sur la démocratie et la participation politique ? Les mouvements islamiques, de même que les gouvernements du monde musulman reflètent des positions différentes et parfois conflictuelles. L'histoire prouve que les nations et les traditions religieuses sont en mesure de procéder à de multiples interprétations et réorientations idéologiques, même de grande portée. La transformation des principautés européennes dont le rôle était souvent justifié en termes de droit divin, fut accompagnée dans des états modernes démocratiques occidentaux d'un processus de réinterprétation ou de réforme. La tradition judéo-chrétienne, un temps favorable à l'absolutisme politique, fut réinterprétée pour se conformer à l'idéal démocratique. L'islam aussi se prête à diverses interprétations : il a été utilisé comme support de démocratie et dictature, république et monarchie. Le vingtième siècle a été le témoin des deux tendances. Au cours du vingtième siècle l'opinion musulmane sur la démocratie a passé du refus à l'acceptation, bien que cette acceptation fût souvent conditionnée. Certains musulmans refusent toute forme de démocratie parlementaire en ce qu'elle est occidentalisante et incompatible avec l'Islam. Beaucoup d'entre eux, si ce n'est la majorité des intellectuels et des activistes islamiques, ont tran- sigé avec l'idée et le processus démocratique, quoique souvent de différentes manières et avec des intentions différentes. Dans la tentative de réaliser leurs programmes politiques, les mouvements islamiques en Algérie, Turquie, Egypte, Soudan, Jordanie, Koweït, Pakistan, Malaisie et Indonésie se sont engagés toujours davantage dans les processus électoraux, en saisissant l'utilité de travailler dans le système politique. Les interprétations musulmanes de la démocratie se basent sur le concept coranique bien ferme de shura (consultation), mais elles divergent sur la mesure dans laquelle le «peuple» est capable d'exercer ce droit. Nombreux sont ceux qui soutiennent que l'Islam est intrinsèquement démocratique, non seulement grâce au principe de consultation, mais aussi grâce aux concepts de ijtihad (façon de raisonner indépendante) et de ijma' (consentement). On a remarqué que, justement, de même que la loi islamique est déchargée de l'accusation d'inflexibilité grâce au droit des juristes d'exercer en certaines circonstances un jugement indépendant, ainsi la pensée politique islamique est déchargée de l'accusation d'absolutisme grâce à la nécessité pour les gouvernants de tenir d'amples consultations et de gouverner sur la base du consensus. Il existe toutefois une diversité d'opinion et d'application ample et significative . A partir de la fin du vingtième siècle, de l'Afrique du Nord au Sud-est asiatique, les appels pour une majeure libéralisation et démocratisation ont augmenté. Dans beaucoup de pays, différents secteurs de la société, laïcs et religieux, de gauche et de droite, instruits et non instruits, voient progressivement dans une plus large participation politique et une démocratisation majeure le papier de tournesol en mesure de juger la légitimité des gouvernements et des mouvements politiques. Le cheminement de la démocratisation est témoin de la lutte entre idéologies et forces laïco-nationalistes et islamiques. Les faillites économiques de beaucoup de sociétés comme celles de Tunisie, Algérie, Jordanie et Turquie, qui se sont produites à la fin des années 1980 et 1990, ont amené à invoquer une plus grande participation au pouvoir, la démocratisation, la transparence, la liberté et les droits de l'homme. Cela a aussi permis à beaucoup d'activistes islamiques d'affirmer leur influence et leur pouvoir dans la société modérée à travers les élections, et non pas, au contraire, au moyen de la violence (ballots non bullets), se distinguant aux élections comme alternative politique et opposition. En dépit de la tendance à répandre l'image d'un «fondamentalisme islamique» monolithique, militant et extrémiste, la réalité s'est démontrée de loin plus complexe. Diversité et variété, dynamisme et flexibilité, modération et extrémisme décrivent une force qui continue à être présente de l'Afrique à l'Asie. Les islamistes se sont distingués comme guide de l'opposition en Tunisie, au Maroc, en Egypte, en Jordanie et au Koweït. En Algérie et en Turquie ils ont remporté des succès. Par conséquent des représentants islamistes ont occupé les charges de premier ministre, président des chambres, parlementaire, ministre de cabinet et maire. Des pays comme la Tunisie et l'Algérie se sont mis rapidement en mouvement pour arrêter et éliminer l'opposition islamiste, modérée et extrémiste, tandis que d'autres ont cherché à limiter et à contenir la participation des islamistes. Le Cas Turquie Le choc et l'impact du 11 septembre, et la menace continuelle d'un terrorisme global du Maroc à Mindanao, se sont révélés utiles pour certains chefs musulmans en Tunisie, Algérie, Egypte, Pakistan et dans les républiques de l'Asie centrale pour exploiter le danger du radicalisme islamique et du terrorisme global. Cette tactique leur a permis de détourner l'attention de la suppression des mouvements d'opposition, aussi bien modérés qu'extrémistes, et/ou d'obtenir l'aide de l'Amérique et de l'Europe. En même temps, des élections au Bahreïn, Maroc, Pakistan, Turquie, Afghanistan, Irak, Malaisie, Indonésie et Arabie Saoudite et des réformes électorales au Koweït, Qatar et Bengladesh ont renforcé l'importance de la démocratie et, en particulier, le rôle de l'Islam dans les processus électoraux. La victoire du parti turc Justice et Développement (communément appelé AK) dans un pays musulman, qui a été considéré pendant longtemps un symbole du sécularisme dans l'islam du Moyen-Orient, est un résultat stupéfiant avec des leçons potentielles pour d'autres pays. La Turquie, un allié clé dans l'OTAN et dans la confrontation avec l'Irak, a élu l'AK, un parti aux racines islamistes : celui-ci tire en effet son origine des précédents partis du Bien-être et de la Vertu. Le succès de AK est dû non seulement aux faillites continues des partis officiels de la Turquie, à l'habilité de AK, et au développement d'un parti de masse, mais aussi à l'offre d'une alternative politique et d'une vision économique. Des chefs musulmans et des gouvernements absolutistes, qui se disent «islamiques» ou plus laïcs, même dans leur diversité, n'arrivent souvent pas à dépasser la culture et les valeurs de l'absolutisme. Beaucoup d'entre eux ont tiré profit du climat d'après le 11 septembre pour limiter les forces démocratiques, tandis qu'ils continuent à attirer l'appui américain, malgré le présumé engagement de l'administration américaine pour la démocratie. Zein Abdin Ben Ali en Tunisie a continué à exercer sont strict contrôle, à dominer la politique électorale et à réprimer l'opposition. Même si l'Egypte, l'Arabie Saoudite, la Jordanie et le Pakistan ont apparemment fait des efforts pour augmenter la participation politique, le processus a été fortement manœuvré et contrôlé par le gouvernement et souvent accompagné d'opérations répressives contre l'émergence d'un parti quelconque ou d'une opposition politique. On peut observer le processus de démocratisation sur le terrain dans un nombre croissant de pays musulmans et le désir d'une plus ample participation au pouvoir reste une demande de peuple dans beaucoup de sociétés musulmanes. Toutefois le problème de l'Islam et de la démocratie reste un défi pour tous les partis. Une plus ample participation aux élections ou un rôle majeur assigné aux partis politiques ne peuvent pas garantir d'eux-mêmes le développement, la prise en charge d'une culture et de valeurs de démocratisation ou de participation au pouvoir. Les démocrates musulmans devront démontrer que quand ils seront au pouvoir ils apprécieront le pluralisme politique et que leur aspiration démocratique n'est pas d'arriver au pouvoir dans le but d'imposer leur nouveau gouvernement démocratique «éclairé». Le papier de tournesol pour leur capacité d'intérioriser les principes et les valeurs de la démocratie sera la mesure où leur politique et leurs mesures seront le reflet d'une acceptation des libertés démocratiques de base, de diversité d'opinions, de partis politiques et d'organisations de la société civile ; le degré d'appréciation du concept d'«opposition loyale», sans considérer les voix et les visions politiques alternatives comme une menace au système politique. A la lumière des exemples de l'Iran, du Soudan et de l'Afghanistan des talibans, expression de groupes extrémistes, les mouvements islamiques sont défiés de prouver par leurs actions, de même que par leurs promesses, que, une fois élus, ils sauront honorer les mêmes droits que les minorités et les groupes d'opposition revendiquent maintenant pour eux-mêmes. Ils sont défiés d'être aussi nets dans leur condamnation de l'extrémisme et du terrorisme qui agit au nom de l'islam qu'ils le sont quand ils attaquent la répression opérée par le gouvernement et par l'impérialisme occidental. Ils doivent reconnaître que l'absolutisme religieux est répréhensible et dangereux aussi bien que des formes d'absolutisme laïc. Les gouvernements du monde musulman sont mis au défi de démontrer leur engagement pour la libéralisation politique et les droits de l'homme, en encourageant le développement d'institutions et de valeurs de la société civile qui soutiennent la démocratisation et en mettant en œuvre une politique qui fait une distinction entre les organisations, laïques ou islamiques, qui menacent directement la liberté et la stabilité de la société et ceux qui sont favorables à la participation à un processus de changement graduel du système de l'intérieur. La crédibilité des réformes électorales de l'Egypte a été fortement minée par la tendance du gouvernement Moubarak à arrêter à plusieurs reprises les gens qui le critiquaient provenant des partis de l'opposition, en particulier les Frères musulmans. En mai 2005 le gouvernement a toléré des actions violentes de la part de foules favorables au gouvernement qui ont attaqué et frappé des manifestants du mouvement Kifaya (Assez), alors que la police restait là à regarder, dans les rues du Caire désertes à l'occasion du referendum national sur les élections pluripartites. L'observatoire des droits de l'homme a rapporté ce qui suit : « des agents de sécurité en civil ont frappé les manifestants et la police volante a permis et parfois encouragé des assemblements de partisans de Moubarak pour frapper et agresser sexuellement ceux qui protestaient et les journalistes ». Le potentiel positif et l'impact des élections municipales de l'Arabie Saoudite ont été affaiblis par la répression successive et par l'arrestation des réformateurs. L'Islam aux Urnes Les gouvernements occidentaux qui invoquent la promotion de l'autodétermination et de la démocratie doivent démontrer, à travers leur politique et leurs déclarations publiques qu'ils respectent le droit de chacun et de tous les mouvements, aussi bien religieux que laïcs, à participer de l'intérieur au processus politique. Les faillites politiques et l'hypocrisie, évidentes dans les réactions européennes et américaines quand le processus électoral fut faussé en Algérie, ou au cours de la répression indiscriminée du Parti de la Renaissance en Tunisie dans les années 90, et la tentative plus récente de «manoeuvrer» et de déterminer le processus de démocratisation en Irak et de refuser d'honorer la victoire de Hamas aux élections démocratiques, doivent être évités à l'avenir, si l'Occident veut éviter l'accusation d'avoir deux poids et deux mesures, une (l'auto-détermination) pour l'Occident lui-même et quelques-uns de ses alliés choisis, et l'autre pour les mouvements et les candidats islamiques. Les événements d'il y a plus de vingt ans démontrent que des candidats et des partis islamiques ont en effet été élus, qu'ils ont été au gouvernement dans beaucoup de pays et qu'ils ont joué, dans d'autres, des rôles de guide politique. Comme tous les politiciens et les partis, quelques-uns ont fait faillite, d'autres ont eu du succès. Quelques-uns sont restés intransigeants ; d'autres ont adapté leurs fois et leurs programmes politiques à la lumière de leurs propres expériences. Ce n'est pas l'Islam, mais la politique intérieure et internationale qui constitue le principal problème. Comme l'a noté l'Economist : « Le monde islamique n'abonde pas d'exemples de bon gouvernement, sans parler de démocratie. Mais c'est rarement la faute de la religion ; il faut plutôt faire attention aux tyrans cruels, aux systèmes féodaux corrompus, aux armées despotiques ou à toute combinaison de ces éléments Le scénario se fait sombre si on se tourne vers l'ouest, avec les Arabes qui habitent la région la moins démocratique de la terre. La plupart des chefs arabes, qu'ils soient rois ou présidents, prennent toutes les décisions qu'ils veulent ; leurs sujets les exécutent. S'ils ne peuvent pas aspirer à une couronne, alors ils sont réélus à travers des referendums manipulés. Les partis arabes au pouvoir, ayant en dotation argent et protections, arrivent d'habitude à gagner sans manipulations, même si, pour être sûrs, d'habitude ils font aussi recours à celles-ci. La religion est dans une grande mesure étrangère à ces abus diffus » [Iran, Islam et démocratie dans « The Economist », 19 février 2000, 2]. Les problèmes de la démocratisation et de l'islam restent centraux pour le développement du Moyen-Orient et du monde musulman du vingt-et-unième siècle. Les observateurs doivent se souvenir qu'ils assistent à un processus ouvert, un processus d'expérimentation et de changement. L'expérience occidentale de démocratisation a été marquée par des tentatives et des erreurs, accompagnée de guerres civiles et de conflits intellectuels et religieux. Ainsi, même au Moyen-Orient d'aujourd'hui, les sociétés qui tentent d'évaluer et de définir à nouveau la nature du gouvernement et de la participation politique, le rôle de l'identité et des valeurs religieuses, iront dans beaucoup de cas à l'encontre d'un délicat cheminement de tentatives et d'erreurs, où les risques à brève échéance seront le prix à payer pour des gains potentiels à long terme. Des gouvernements absolutistes peuvent faire dérailler ou étouffer le processus de changement, toutefois ils retarderont simplement l'inévitable. La réalité de la plus grande partie des sociétés musulmanes et les aspirations de beaucoup de citoyens, de même que l'exemple de la lutte pour la démocratisation dans d'autres parties du monde, exigeront une plus grande libéralisation politique, sous peine du maintien de conditions propices à la croissance du radicalisme, de l'instabilité politique et du terrorisme global. ----------------- Pour une discussion plus approfondie de ces problèmes, voir John L. Esposito, Unholy War : Terror in the Name of Islam, Oxford University Press, New York 2002, The Islamic Threat: Myth or Reality ?, Oxford University Press, New York 1999 et J. L. Esposito, John O. Voll, Islam and Democracy, Oxford University Press, New York 1997, Graham E. Fuller, The Future of Political Islam, Palgrave, New York 2003 et son Islamists in the Arab World, The Carnegie Endowment, Washington, D.C. 2004.