Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:16
L'attaque du 11 septembre 2001 marque-t-elle, ou pas, le début d'un conflit de civilisations entre le monde islamique et l'Occident ? Celui qui répond à la question, que ce soit par oui ou par non, suppose forcément une définition de 'l'Occident', par suite sans doute aussi de 'l'Orient'. Ce qui suit n'est qu'une série de remarques interrogatives, proposées par un catholique français, sur cette situation géopolitique, à partir de ces grandes notions d'Orient et d'Occident.
1. Géographie. La rotondité de la terre rend relatives les notions d'Orient et d'Occident à la position conventionnelle d'un point de référence. Le monde musulman s'étend de l'Atlantique à l'Océanie. Vue d'Indonésie, l'Amérique est vers l'orient, comme l'Australie ou la Nouvelle Zélande. Vu d'extrême Orient, par exemple de Chine, le monde musulman, même réduit à son noyau dit proche oriental, est à l'occident. En outre, avec l'ampleur des phénomènes migratoires, tout lieu finit par être présent partout à travers ceux qui en sont issus et portent la marque de leur origine.
2. Histoire. Les notions d'Orient et d'Occident étaient plus claires au Moyen-Âge, quand l'Amérique, l'Océanie et l'Afrique subsaharienne ne comptaient pas. Il n'y avait alors, se disait-on, qu'une immense Eurasie, avec son Ouest, son Est et son Milieu. A l'Occident, ce qu'on appellera l'Europe n'était rien d'autre, par exemple au début du IXe siècle, que la partie occidentale et chrétienne de l'Eurasie, rassemblée autour de l'empire byzantin et de l'empire franc, qui n'était alors ni France, ni Allemagne, ni Italie. L'Europe, c'est-à-dire la partie de la chrétienté non sujette de pouvoirs musulmans, était enveloppée de tous côtés par le croissant islamique, à l'intérieur duquel subsistaient nombre d'églises chrétiennes. Au-delà, l'Extrême-Orient, l'immense Asie, majoritairement peuplée de peuples jaunes et animée de sagesses non monothéistes.
A partir de la Renaissance, l'Europe rompt l'encerclement du Croissant, découvre l'Amérique, contourne l'Afrique, donne la main à l'Asie et, en 1914, semble dominer le monde. C'est la grandeur épique de l'Espagne et des Habsbourg que de lancer une politique mondiale et catholique, que stopperont la France et l'Angleterre. En même temps, l'unité chrétienne se brise avec la Réforme, l'identité chrétienne de l'Europe s'affaiblit avec les Lumières, et l'identification (toujours seulement partielle) entre l'Europe et l'Eglise se réduit, à mesure que l'évangélisation diffuse la foi chrétienne à toutes les races et nations. L'Eglise catholique, opposée non certes à la liberté, mais à ses frénésies, a vu ses fidèles perdre le pouvoir politique là où ils avaient coutume de l'exercer, mais cela a pour effet qu'elle n'est plus identifiée à aucune communauté politique, nation ou groupe de nations, ni européenne, ni occidentale, et forme un organisme tout spirituel et de plus en plus universel. Le protestantisme, bien que lui aussi mondialisé, reste assez fortement identifié à la communauté politique mondiale des blancs anglo-saxons, avec leur conception plus individualiste de la religion, de l'économie et de la politique. Les Anglo-Saxons, protestants ou sécularisés, forment la première puissance dans le monde et tendent à l'organiser selon leurs principes.
3. Politique. La France s'est traditionnellement opposée dans les Temps Modernes à la grande politique mondiale impériale et catholique des Habsbourg, en partie par jalousie et par ambition impériale, en partie aussi par crainte du despotisme lié à l'unification politique universelle, en partie enfin par souci d'éviter une trop forte confusion entre politique et religion. La politique de Richelieu participe sans doute de ces trois motifs à la fois.
C'est pourquoi, la politique de réserve suivie par le Président Chirac (qui n'est pas exactement un Richelieu), dans la crise consécutive au 11 septembre 2001, se situe dans la ligne de cette politique traditionnelle de la France, et relève sans doute aussi, mutatis mutandis, des trois motifs précédents.
Al-Qaida déclare lutter contre « l'Occident » athée, corrompu, matérialiste, etc. et contre l'Amérique qui mène son bal infernal. Mais, de bonne foi, quelle que soit la part des intérêts matériels dans la politique américaine, l'Amérique profonde qui a élu le Président G.W. Bush est l'Amérique la plus religieuse, la plus moraliste, la plus idéaliste, la moins athée, bref la moins 'occidentale' (au sens d'Al-Qaida) qu'on ait connue depuis longtemps.
Si la puissance des Etats-Unis a tenu largement au compromis passé, à la fin du XVIIIe siècle, entre les dénominations protestantes non établies et la philosophie des lumières,1 on peut se demander si le néo-conservatisme populaire américain correspond à une reviviscence de ce pacte fondamental, ou à une rupture du consensus, qui inaugurerait là-bas, avec deux siècles de retard, le début d'une crise analogue à celle du XVIIIe siècle européen, opposant philosophes et religieux.
La guerre d'Irak n'est pas qu'une croisade, mais il semble bien qu'elle soit aussi une croisade, protestante, menée par l'Amérique. Parler ainsi laisse ouverte la question de savoir si la guerre d'Irak, en tant que recours à la force armée pour dénouer une situation politique insatisfaisante, satisfait ou non aux critères d'une guerre juste ; mais il n'est pas douteux, par contre, que l'intérêt de toute religion vraie, c'est-à-dire le bien de la vie des hommes en Dieu, exige aujourd'hui un refus de principe de s'entretuer au nom de Dieu. Ce n'est pas un paradoxe de dire que les deux belligérants principaux ne sont pas sans points communs. Le même rêve impérial et sacral, l'un musulman, l'autre évangéliste, la même dangereuse confiscation de l'universel religieux par des nationalités trop fières d'elles-mêmes, la même justification de moyens certes très différents, mais de part et d'autre cruels et exagérés. Bref, le protestantisme évangéliste est en train de faire tout ce que les Réformés ont traditionnellement reproché au catholicisme (ou la France à l'Espagne), mais sans avoir pour lui les excuses de la différence des temps et de l'inexpérience historique, de sorte que, si ce processus n'est pas infléchi, il ne sortira pas indemne de l'aventure, pas plus que l'islam, d'ailleurs, ou que la démocratie confondue avec le Royaume de Dieu.
On mesure combien le concile Vatican II et son exégèse par Jean-Paul II, aujourd'hui par Benoît XVI, constituent une richesse pour le genre humain, qui ne peut plus s'offrir ni l'irréligion, ni le fanatisme (non plus que les facilités du syncrétisme) et combien, sans méconnaître aucun péril, le Saint-Siège a été sage de ne pas se laisser embarquer dans cette affaire.
4. l'Occident Empirique. Si nous voulons raison garder, nous dirons peut-être ceci : il existe dans le monde un ensemble de nations démocratiques, techniquement très avancées, riches et puissantes, majoritairement de race blanche, membres ou anciens dominions de nations d'Europe, et dont la culture dominante est un mélange de christianisme et de sécularisation. Cet ensemble de nations, qui est une donnée empirique, peut être nommé, selon une convention linguistique non absurde, 'Occident'. Il existe des conflits d'intérêts entre cet Occident empirique et le reste du monde, en particulier le monde musulman. Le principal motif de conflit tient à ceci, que la mondialisation semble obliger toutes les nations à adopter certains principes communs, et que c'est l'Occident qui prétend fournir ces principes, sans tenir compte de ce que les autres voudraient, et qu'ils ne savent pas forcément.
La France, aussi bien que l'Eglise catholique, ont en commun de souhaiter contribuer à une résolution pacifique de ces problèmes et tensions, en cultivant dans le monde un sens de la justice, qui suppose une évaluation plus correcte des rapports essentiels entre l'individu et la communauté. L'Eglise catholique occupe une position médiane, ou synthétique, entre l'Occident sécularisé, qui tend à donner tout à l'individu, et le reste du monde, plus attaché à la conception organique de la communauté. Par son articulation de la foi et de la raison, elle évite aussi l'exaspération des tensions entre philosophes, rationalistes, et religieux, fidéistes.
5. Sciences et Technique. Si l'Occident est un esprit, celui de la technique fondée sur la connaissance scientifique, l'Occident est partout où l'on se sert de la technique. En quoi les pays d'islam, qui ont ou désirent la bombe atomique, sont-ils non Occidentaux ? Et si l'Occident est une hypertrophie nihiliste de l'esprit technicien unilatéral, en quoi le musulman ordinaire, qui se met à la technique, est-il plus protégé que les autres de cette tentation de frénésie ?
6. Doute et philosophie. Si la technique et la science supposent une forme ou une autre du doute méthodique, dont certaines sont fatales pour toute autorité, foi et tradition, si la pratique de ces formes de doute tend à constituer l'homme en pur individu et l'individu en autonomie, et si cette autonomie aboutit à l'athéisme et au nihilisme, en quoi le musulman est-il plus protégé qu'un autre contre une telle évolution, dès lors qu'il s'équipe avec ardeur en sciences et en techniques ? Comme le poison désherbant n'atteint d'abord que les feuilles, mais progresse, envahit la plante entière, desséchant les tiges et jusqu'aux racines, ainsi en va-t-il de l'esprit de la technique, sauf à le reprendre dès les fondements. Mais une telle reprise, qui à sa façon peut être un combat pour Dieu, n'a pas pour instrument adéquat les bombes ou les explosifs, mais la réflexion philosophique. Si l'islam ne philosophe pas, il est perdu.
Si l'islamiste rétorquait : 'si l'islam philosophe, il est perdu', et s'il avait raison de rétorquer ainsi, alors l'islam serait perdu. Le caractère suicidaire de l'islamisme militaire actuel, tient peut-être à la conscience diffuse de ce dilemme et à une impuissance désespérée à le résoudre. Mais l'homme aime la vie et le musulman pas moins que les autres. C'est pourquoi l'islam peut finir par philosopher.2
7. Dialogue. Un tête à tête islamo-occidental oublie trop l'Orient lointain et l'histoire longue qui nous rattache tous. Nous avons parlé de philosophie. Eh bien ! La philosophie occidentale est-elle occidentale ? La philosophie orientale est-elle orientale ? Ce qu'on appelle philosophie chinoise vient d'Inde, comme la philosophie européenne vient de Grèce (le reconnaître n'ôte rien au génie, par exemple, de la Chine ou de l'Allemagne). Or les mêmes ancêtres partis d'Asie centrale ont conquis la Perse, l'Inde et la Grèce. Ils y ont fondé trois rameaux de civilisation, imbibés de pensées cousines, enrichis d'échanges parfois oubliés. La philosophie européenne est, a-t-on écrit, un ensemble de notes de bas de page aux dialogues de Platon. Soit. Mais si la philosophie grecque avait marginalisé Platon, Démocrite et Aristote, et érigé en maîtres Pyrrhon, Parménide et Héraclite, en quoi la philosophie occidentale différerait-elle sensiblement aujourd'hui de ce qu'on appelle philosophie orientale ? Le XIXe siècle allemand, de Deussen à Schopenhauer, est plein d'un rêve orientaliste inabouti.
Le monde grec antique, avant d'être inclus en partie dans le monde romain, fut un immense espace, qui s'étendit de la Méditerranée occidentale à l'Afghanistan actuel et à l'Indus, et dont on voit la trace de l'esprit jusque dans le modelé de statues du Bouddha. C'est l'empire d'Alexandre le Grand, expression politique d'un rêve hellénistique de synthèse entre l'Asie et la l'Europe, qui, plus que la seule Grèce classique, exprime ce génie humain intégral, qui veut tenir ensemble la raison et le mystère, l'un et le multiple, le mysticisme et la liberté. Vu de haut, le rationalisme dit occidental appartient plutôt à l'espèce des fanatismes desséchants. La raison naît dans le matin du mystère et s'y retrempe chaque soir. La religion chrétienne s'est développée dans ce terreau vraiment universel.
La philosophie est un bien commun du genre humain, puisque toutes ses branches ont au fond une origine commune, dont la greffe a réussi dans les groupes ethniques et linguistiques les plus différents. Le monde musulman a produit il y a mille ans de grands philosophes, qui ont stimulé la réflexion des plus grands docteurs catholiques. Les formes ordinaires de la nullité philosophique (relativisme, matérialisme, nihilisme, athéisme, etc.) font autant de tort aux pays dits occidentaux qu'aux autres. Elles ne sont pas des erreurs occidentales, mais des erreurs tout court, humaines, trop humaines. Et l'Occident, si l'on entend par là la France, le Canada ou la Nouvelle Zélande, par exemple, n'ont pas moins intérêt à s'en dégager que l'Irak, l'Algérie ou l'Indonésie. Mais on ne se défait pas d'idées qui vous rongent en faisant sauter des gratte-ciel. Il faut philosopher.
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2. Cf. R. Brague,
« Lueurs
médiévales
de la philosophie islamique »,
Oasis, 3 (2006), pp. 90-94.