Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:07
Lors de la présentation de l'édition italienne du livre de Roger Scruton, L'Occident et les autres, Khaled Fouad Allam islamologue d'origine algérienne, qui a raconté aux Italiens dans ses articles la réalité du monde arabe avant et après le 11 septembre indique avec clarté et précision où et pourquoi ce qui est devenu à l'improviste une espèce de nœud gordien entre islam et Occident s'avère plus inextricable (du moins en apparence). Si, écrit-il, « la différence semble être le lieu de la défaite de nous autres musulmans », la crise du sujet dans le monde musulman est « aussi une crise de la représentation dans le monde occidental, dans la façon de penser de l'Occident ». Au fur et à mesure que la « différence », ou la perception de son importance qui a changé, a renforcé petit à petit les frontières entre des territoires où il est difficile de communiquer, les inquiétudes, les incertitudes, les peurs plus ou moins réprimées ou camouflées, de devoir être individuellement et collectivement dans une constante situation de risque tout à fait imprévisible se sont faites plus agressives. Face à l'insécurité personnelle et collective, les « certitudes » culturelles qui semblent ou qui sont en Occident plus enracinées et diffuses, s'offrent alors comme antidote, soin ou palliatif. Et elles apparaissent telles de façon nullement paradoxale, même si de façon extrêmement dangereuse justement au moment où, comme observe encore Khaled Fouad Allam, ce nœud gordien entre islam et Occident exigerait au contraire, pour être dénoué, de « sortir de l'univers de nos certitudes ».
Je crois qu'il est utile de partir de là, de ce paradoxe apparent, pour se demander de quelle façon et, même avant, si dans la réaction de l'Occident au choc de la destruction terroriste des Twin Towers on peut reconnaître une attitude identificatrice et une contribution spécifique des chrétiens. A ces premières évidences plus superficielles, la réponse à la question ne peut être que négative.
La Très Brève Saison
Bien qu'ils nous aient assaillis et pris tout à fait au dépourvu, la désorientation et le sens d'insécurité croissante qui ont explosé le jour qui, pour le dire avec le titre d'un autre essai, a fait la « différence » [Che differenza può fare un giorno, par V.E. Parsi, Milan 2003], trouvent en réalité des manifestations et s'expliquent par des causes plus lointaines. Ils émergent déjà avec la révolution géopolitique amorcée ou seulement, peut-être, vertigineusement accélérée par la chute du mur de Berlin et des régimes communistes de l'Est européen. La saison qui a suivi 1989 a été vraiment très brève, scandée par trop d'illusions collectives, d'opinions et de rhétoriques publiques plus enclines à créer un consensus social (et à conserver un « sens commun » culturel) qu'à comprendre et à interpréter, par des échantillons ou des travestissements de vieilles conceptions sur le progrès, sur la liberté et sur le triomphe de la démocratie, où il n'était pas du tout difficile de reconnaître la même souche illuministe. Au centre d'une sorte de réédition mise à jour, bien que précaire et beaucoup plus superficielle du point de vue esthétique, de la belle époque, nous avons vécu comme si après la chute de ce mur pouvaient se recomposer par enchantement toutes les fractures, se vider le poids de toute injustice subie, mettre aux archives une fois pour toutes les signes et le sens de la différence, en plus des motifs qui se répètent des diverses formes de querelle pour la suprématie, la richesse, le pouvoir. Il ne pouvait pas en être ainsi, naturellement. L'habitude de vivre le présent et de se représenter le lendemain surtout et seulement à l'enseigne du als ob, du « comme si », ne pouvait pas non plus durer longtemps. Pourtant les réactions au 11 septembre le prouvent, les modalités mêmes selon lesquelles les inquiétudes et les peurs collectives se sont manifestées, accentuées ou devenues routinières le confirment l'Occident semble arrêté sur ses propres certitudes, tantôt solides parce que bien fondées, tantôt conventionnelles et fragiles parce que toujours plus artificieuses. Sa culture d'élite comme de masse reste prisonnière dans la cage d'un « désenchantement » qui, lorsqu'il se noie dans le narcissisme des lieux communs d'idées et des habitudes communes de conduite individuelle et sociale, non seulement affaiblit et raccourcit le regard sur l'avenir, mais en arrive à confondre la compréhension désenchantée (ou simplement réaliste) de ce qui se passe aujourd'hui.
Ainsi, ce qui de l'avis de Khaled Fouad Allam apparaît comme une condamnation atavique du monde musulman (« ne pas pouvoir penser en termes d'avenir, parce que le passé aurait déjà pensé pour eux ») se reproduit aussi de façon presque spéculaire dans la culture occidentale. Après le 11 septembre celle-ci a dû prendre acte de sa propre lenteur et de sa difficulté à affirmer des idées et des instruments en mesure de répondre de façon croyable aux nouveaux scénarios que cet événement a ouverts tout grand et aux innombrables questions qu'il a posées. Beaucoup plus que la précarité évidente de tout système politique et militaire, l'attaque aux Twin Towers a en effet mis à nu la vulnérabilité culturelle de l'Occident. Notre culture s'est trouvée facilement exposée à l'agression justement au cœur d'elle-même, c'est-à-dire dans l' «identité » (avec tout ce que ce terme, peut-être même trop utilisé ces dernières années, porte en lui). Une identité qu'il est assez aisé de définir quand on s'adresse au passé, mais qu'il faut semble-t-il inévitablement, non seulement actualiser et vivifier, alors qu'on la confronte (même seulement) avec la « différence » qui caractérise et qui secoue le temps présent mais aussi reconstruire dans certaines de ses parties fondamentales, enfouies et oubliées depuis longtemps.
Les chrétiens aussi se sont retrouvés complètement plongés dans les peurs et les incertitudes. Superficiellement on aurait en effet beaucoup de mal à retrouver chez les chrétiens d'Occident des réactions, des réponses et des réflexes qui ne s'avèrent pas tout à fait identiques et très semblables à ceux que manifeste la plus grande partie des individus et des peuples occidentaux. Sous l'apparence toutefois les signaux qu'on arrive à recueillir sont différents les uns des autres, moins monocordes, souvent (sainement) contradictoires.
Question de Vie
Le fait que l'identité et l'appartenance chrétienne se conforment aux représentations et aux pratiques sociales de la majorité est un processus en acte depuis longtemps. De même une culture in partibus fidelium (les deux tendances sont évidemment liées étroitement entre elles, même si on les rappelle ici dans leurs traits plus généraux et même vagues) se révèle quantitativement de peu de poids et qualitativement périphérique. Elle l'est, il faut le dire, soit par rapport aux orientations de la culture dominante, soit par rapport à la possibilité d'acquérir des positions qui se voient reconnaître non seulement un certain degré de signification sociale, mais aussi et surtout, en regardant et en évaluant les contenus effectifs de leur élaboration, la pleine capacité de constituer une réponse adéquate, diffuse, et pas préalablement considérée partisane. A l'intérieur et avec la culture prévalente de l'Occident, les chrétiens ont pendant longtemps exorcisé le tragique de la guerre et refoulé ou masqué les causes du constant retour historique de la violence. A l'intérieur de la culture de l'Occident et avec elle, ils ont partagé le désarroi et l'angoisse de constater combien les certitudes retenues définitives sont faibles en réalité et combien il devient ardu de convaincre et de se convaincre de la
« universalité » des résultats obtenus avec leur histoire politique, économique, juridique, sociale. En définitive, au sein de la culture de l'Occident et en presque parfaite syntonie avec elle ils se retrouvent désorientés et pour cela même facilement enclins à la tentation de pousser leurs positions à l'extrême - face à ce mélange synthétique de convictions, de comportements, d'idées et de menaces, que Iam Buruma et Avishai Margalit ont condensé dans le terme « occidentalisme », et qui renferme surtout deux attitudes antagonistes et spéculaires : d'une part, l'attisement de la haine séculaire pour l' « empire » occidental (bourgeois, déshumanisant, condamné par l'histoire elle-même en tant qu'anachronique), et d'autre part, le reflet vital qui fait que nous nous sentions poussés à renouveler notre identité à la lumière des résultats les plus imprévus de la soi-disant post-modernité.
Mais, disais-je, un peu au-dessous de l'écorce apparemment compacte de l'homologation et de l'indistinction, les signaux se révèlent différents, formés d'éléments plus disparates, moins alarmants. Dans ce domaine vaste et « réel » des convictions et des comportements du peuple, auquel on ne prend pas assez garde (ou, quand on lui prête attention, on le considère le plus souvent inexorablement attardé, et presque condamné à une position de minorité ecclésiale), le 11 septembre a certainement provoqué des contrecoups et des mouvements qu'il ne serait pas excessif d'assimiler à un réveil. Dans les nations où l'identité religieuse et le sentiment d'appartenance convaincue à la communauté politique sont ou semblaient pour d'antiques raisons historiques plus écartés et moins mélangés (comme dans le cas italien, pour citer un exemple courant, qu'il est toujours utile de rappeler), s'est en effet renforcée la prise de conscience qu'une citoyenneté active, participée, pas partisane doit porter en son âme surtout aujourd'hui le sentiment de former les composants sans réserve ou hésitations d'une communauté nationale. Dans son sens le plus authentique (et aussi rassérénant), l'ethos politique et civil populaire a ainsi trouvé le moyen de faire entendre sa propre voix. Et il l'a fait entendre parce que, en exprimant le désir de vouloir orienter les changements sans devoir les subir avec soumission ou dans l'indifférence, se nourrit d'une importance « publique » inattendue du sentiment religieux et de la foi dans la dimension transcendante de l'existence. C'est vraiment là la nouveauté qui a caractérisé après le 11 septembre la présence des chrétiens en Occident. Et c'est une nouveauté qui, si nous réussissons à ne pas céder à un type quelconque de revendication confessionnelle, ne peut pas ne pas être liée à l'irruption de la « question » de la vie (et du sens de la personne), non seulement au sein de la culture contemporaine qui, en les dépouillant, a assujetti la vie et la personne aux lois de la science, de la technique et des habitudes sociales, mais aussi dans la « politique idéologique » dont notre époque subit encore les dernières lames de fond. Pour ces raisons, au-delà des premières évidences trompeuses, il y a donc une réponse positive fondée à la question initiale sur l'existence d'une contribution spécifique des chrétiens à la période qui a suivi le 11 septembre. Et cette réponse positive est encore plus fondée si on prête attention au comment et au pourquoi la culture chrétiennement inspirée est en train de chercher à fixer les fondements idéaux et pratiques d'une coexistence des peuples, qui donne une nouvelle forme et un équilibre stable à l'universalisme.
Démocratie Sécularisée
En 1977 Hedley Bull, dans la Società anarchica, esquissait pour les années à venir les traits d'un nouveau moyen âge. Les analogies ou les ressemblances entre les dynamiques contradictoires du système global d'aujourd'hui et celles qui rendirent cohérentes et qui firent ensuite décliner le cosmos médiéval sont nombreuses. Mais on aurait du mal à trouver à notre époque quelque chose de semblable ou même de vaguement comparable à ce qui constitua la trame la plus profonde et la garantie la plus solide de cet « ordre ». Au jour d'aujourd'hui où la « différence » traverse et semble vouloir décomposer toute prétention d'universalisation (et, ce qui importe le plus, « l'universalité » même) de valeurs telles que la démocratie, le droit et les droits humains, puiser aux racines les plus profondes de la tradition judéo-chrétienne signifie chercher les motivations et les instruments les plus appropriés pour recomposer les innombrables particularismes existants en un universalisme nouveau et pas impossible. Une traduction culturelle efficace de cette vocation à l'universalisme si typique de la pensée chrétienne pourrait vraiment contribuer, bien plus que des schémas abstraits du rationalisme tardif, à la construction de l'avenir. Si tout est relatif et, justement parce que tel, tout impose continuellement de déplacer et de multiplier les différences en créant de nouvelles fractures imprévisibles, la tranquillitas ordinis ne peut être nécessairement établie et défendue que par le plus fort. Si au contraire nous sommes convaincus qu'il existe des valeurs fondamentales communes, leur promotion constitue la garantie la plus solide, non seulement de l'application universelle et convaincue du principe pacta sunt servanda, mais aussi du primat de règles partagées qui soient en mesure de protéger la coexistence et la sécurité de tous. Le sociologue américain Amitai Etzioni a récemment observé qu'il faut chercher l'explication de beaucoup d'insuccès subis pour apporter la démocratie dans les pays non occidentaux dans un problème culturel de fond. Non seulement l'Occident a de plus en plus réalisé dans les faits, mais il a aussi absolutisé, en la proposant comme modèle définitif ou idéal, une conception de la démocratie entièrement sécularisée où les identités religieuses et les professions de foi ne sont que des appendices marginaux par rapport au progrès de la société. Une dimension constitutive (et universelle) de la vie associée a fini de cette façon par être expulsée de la forme démocratique de l'ordre politique. C'est encore Etzioni qui suggère comment, pour inverser cette tendance il est nécessaire de parcourir la route indiquée par l'idée et la pratique concrète de la « subsidiarité ». En cherchant à composer universalisme et particularisme à travers la subsidiarité, la différence cesse d'être (ou est toujours moins perçue comme) source de lacérations. Et, avec les particularités, les différences ne représentent plus des barrières derrière lesquelles on peut défendre de façon plus aguerrie ce que l'on a, ou obtenir plus rapidement ce que l'on croit devoir posséder. Ce qui se précise à la fin est, sans tomber du tout dans l'utopisme, un ordre global articulé en une pluralité d'institutions (peu importe si elles sont absolument souveraines, tout à fait autonomes ou indépendantes), qui vivent ensemble visant à la tranquillité et au « bien vivre ». Et qui, pour atteindre ce but, considèrent le respect des règles essentielles partagées comme l'instrument le plus simple pour garantir l'existence et le « bon usage » de la différence. Après le 11 septembre, le tourment de la différence laisse donc entrevoir pour les chrétiens en Occident la naissance non seulement d'une espérance nouvelle et forte, mais aussi d'une conscience de soi renouvelée. Celle qu'il faut vouloir et savoir vraiment risquer pour pouvoir rendre compte de l'espérance chrétienne.