Il existe un lien entre le développement de la pensée innovatrice ou fondamentaliste, et la situation politique d’un pays. Là où il y a liberté dans le domaine public, le fondamentalisme trouve des obstacles ; là où au contraire il y a dictature, la tendance fondamentaliste prospère.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:37:25

Le projet de réforme religieuse de Muhammad Abduh reposait sur trois piliers : le premier était la liquidation de la tradition islamique prédominante à l’époque dans al-Azhar, pour mettre un terme aux différences entre les diverses écoles juridiques, au bénéfice d’une représentation unitaire de l’Islam, et spécialement de l’Islam sunnite. Le second pilier était, pour fonder cet Islam unique, la sélection de tout ce qu’il y avait de bon dans le droit islamique ancien, et l’ouverture à un effort d’interprétation. Le troisième concernait le sens de cette réforme : cet Islam unique devait être ouvert à l’Occident ou à la civilisation moderne, et orienté vers le rationalisme. À partir d’un tel changement, la réforme devait ouvrir la voie à trois courants nouveaux. Le premier était constitué par les rénovateurs (muǧaddidûn) religieux, qui procédèrent tous dans la même direction, mais à différents niveaux. Il suffit de penser par exemple au shaykh ‘Abd al-Mut‘âl al-Ṣa‘îdî ou au shaykh Amin al-Khuli (Amîn al-Khûlî), qui proposait de lire le Coran comme un texte littéraire. Le deuxième courant était formé par les fondamentalistes qui répondirent au défi de l’Occident en présentant un Islam unique, à travers la mobilisation et l’affrontement sous la bannière du jihad. Le troisième courant comprenait les salafistes, qui tentèrent de rendre cet Islam unique et fanatique du point de vue social. En d’autres termes, la réforme de Muhammad ʿAbduh a généré de nombreuses positions en conflit entre elles. Tout en se basant de manière plus ou moins consciente sur l’approche d’‘Abduh concernant surtout l’élimination de la tradition, ces tendances n’en ont pas nécessairement embrassé les idées touchant les différentes problématiques que posait la réforme. Mais si la réforme religieuse peut se développer dans des directions divergentes, et parfois contradictoires, quelles sont les conditions qui rendent probable la victoire d’un courant donné sur ses rivaux ? Nous nous proposons ici de montrer que l’un des éléments majeurs pour répondre à cette question réside dans la nature de la sphère publique, et surtout de la sphère politique, dans laquelle se développe la réforme religieuse. La réforme est une réponse intellectuelle à la pression de la modernité dominante et aux emprunts qu’on lui fait, pour réaliser un Risorgimento capable de faire face à cette modernité. Un courant comme le courant civil et laïque, en tant que réponse à la réforme religieuse, se divisa en deux tendances : l’une, démocratique, l’autre, autoritaire. La première s’orientait vers une réforme interne, pour obtenir ce que les contemporains considéraient comme les caractéristiques propres de la modernité, tandis que la seconde allait dans le sens de la mobilisation de la communauté, comme le proposait Jamâl al-Dîn al-Afghâni (le maître de Muhammad ʿAbduh) afin d’affronter l’Occident et d’en éloigner l’influence, ou prévenir la colonisation de la région (mais en empruntant des « moyens » modernes). Dans cette logique, l’affirmation de l’une des voies de la réforme religieuse sur les autres se relie à des développements politiques et intellectuels plus généraux, en un sens autoritaire ou démocratique, comme résultat des luttes de pouvoir internes et des pressions externes qui lui sont parallèles. Pendant l’ère libérale et démocratique, ce fut la logique de la rénovation qui prévalut, tandis que la logique fondamentaliste, sous ses différentes formes de violence, prévalut avec la croissance de l’autoritarisme. Les idées réformistes (tendant à la rénovation et non à la mobilisation) connurent leur période de succès parallèlement à la montée du modernisme libéral en Égypte au début du XXe siècle. Elles furent renforcées par la révolution de 1919, qui offrit aux différentes forces politiques du peuple égyptien la possibilité de participer au gouvernement, en dépit de la persistance du colonialisme, et instaura un climat culturellement et politiquement ouvert, dans ses principes, aux libertés, favorisant ainsi une vitalité sociale, intellectuelle et politique. Tel était le climat général dans lequel brillaient la pensée de la rénovation, les courants laïques et leurs grands écrivains. L’idée maîtresse de cette tendance était la possibilité d’élaborer une culture moderne sur le mode islamique, ou du moins non contraire à celui-ci. Les œuvres de certains penseurs et juristes musulmans n’entendaient pas restaurer le passé islamique, mais plutôt enraciner les valeurs de la modernité dans la culture islamique. Le courant de la rénovation se posa comme principal objectif de changer la conscience que l’Islam avait de lui-même et du monde, et de promouvoir un esprit de responsabilité pour la réforme et le développement : le retard culturel et la vision traditionnelle de l’Islam, pensait-il, étaient des éléments de faiblesse qui avaient rendu le pays vulnérable face au colonialisme. De l’autre côté, c’est dans les années 1930 que le courant fondamentaliste commença à se développer, en se cristallisant autour des Frères musulmans, ainsi qu’autour d’autres organisations. Ceci dans le contexte d’un climat d’autoritarisme favorable à ses thèses, au niveau global (le fascisme) et au niveau local. De nouvelles forces politiques firent leur apparition qui affirmaient que la libération du colonialisme et la réalisation du Risorgimento et du pouvoir étaient liées à la récupération d’une identité perdue (nationale, arabe ou islamique), et que par conséquent la question majeure n’était pas la réforme, mais de se libérer des « intrus » étrangers. La renaissance serait arrivée automatiquement à condition que le peuple se laisse guider par un unique leader, défenseur de l’identité. Seuls des éléments étrangers à la nation auraient pu refuser de le suivre. Parmi ces forces, figuraient La Jeune Égypte et d’autres groupes arabistes, outre naturellement les Frères musulmans. On enregistrait en outre une alliance entre ces mouvements et le palais royal, unis dans un objectif commun : l’élimination du multipartitisme démocratique, qui selon eux était la cause de la fragmentation de la nation. Avec l’arrivée au pouvoir des Officiers Libres et la consolidation de leur autorité, la situation changea radicalement. L’idéologie nationaliste autoritaire prévalut, qui ferma toutes les portes de l’espace public. On instaura le contrôle des organisations de la société civile, des syndicats, des associations, des clubs, etc. C’est dans ce climat autoritaire que le discours islamique radical jihadiste prit son essor, du fait de quelques penseurs dont en particulier Sayyid Qutb, qui proposa vers la fin de années 50 son idée de « ligue des croyants » ou d’« avant-garde des croyants » (la même expression qu’utilisaient couramment les textes émanant du pouvoir et sa rhétorique). Quṭb soutenait l’idée que la parole de Dieu indiquait un système de gouvernement, et que le gouvernement revenait à Dieu : de sorte que cette avant-garde de croyants devait s’emparer du pouvoir pour appliquer la sharî‘a (avec des développements et des adaptations selon la situation) ; et que par conséquent le droit était l’essence de l’Islam. Et pour ce qui concerne la période du conflit, la « théologie politique islamique », qui traite des modalités avec lesquelles la ligue des croyants doit assumer le pouvoir et le monopoliser, devait constituer le cœur de l’Islam. Sayyid Qutb, pour répondre au « Pacte » lancé par le gouvernement en 1962 comme document d’orientation pour le pays, présenta un livre à peu près de la même dimension, intitulé Jalons sur la route de l’Islam, comme une sorte de déclaration parallèle et concurrente des principes de l’Islam jihadiste. Le système de Juillet [1952] dura presque soixante ans : régime autoritaire, sans être pour autant changé de ce point de vue par une ouverture économique ni par un multipartitisme resté de pure forme. Outre l’échec du système idéologique et le rétrécissement de sa base sociale, cette situation créa la condition nécessaire pour la naissance du discours fondamentaliste et de ses forces, aux dépens de l’idée de rénovation, au point qu’un lieu commun finit par s’imposer qui faisait de la rénovation en soi une forme de mécréance – ce qui entraina une série de persécutions. Ceci devait porter non seulement à la croissance des courants takfiristes, mais aussi à des changements significatifs dans la structure de l’organisation des Frères musulmans. Ceux-ci n’avaient pas prévu, lors de leur réorganisation dans les années 70, ni dans les successives, l’emploi des armes, mais ils adoptèrent les principes de Qutb pour réaliser un système paramilitaire (mais sans armes) sur le modèle de Qutb, fondé sur une éducation idéologique intensive, et avec des objectifs autoritaires explicites. La conclusion de ce raisonnement, c’est donc qu’il existe un lien entre la croissance de la pensée rénovatrice, ou fondamentaliste, au sein de la réforme religieuse, et la situation politique du pays ; ceci signifie que l’opposition au fondamentalisme dépend nécessairement de la vitalité, de la rénovation et de la liberté dans la sphère publique, sur le plan culturel et politique, alors que la dictature, même quand elle est hostile aux islamistes (comme le fut par exemple Nasser), soutient en réalité le courant fondamentaliste parce que, entre autres, elle modèle la sphère publique de manière telle qu’elle favorise les idées autoritaires. Article publié par Al-Ahram (trad. Monica Tawfilas, Martino Diez)