La mondialisation a fait accéder les événements de rencontre-choc entre hommes de cultures différentes à un phénomène de dimensions planétaires. La révolution des communications, l'intensification des échanges humains, économiques et culturels et les migrations de masse imposent le devoir vraiment crucial de fonder la coexistence de cultures différentes sur des bases positives.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:49:53

La mondialisation a fait accéder les événements de rencontre-choc entre hommes de cultures différentes à un phénomène de dimensions planétaires. La révolution des communications, l'intensification des échanges humains, économiques et culturels et les migrations de masse imposent le devoir vraiment crucial de fonder la coexistence de cultures différentes sur des bases positives. Le prof. Javier Prades affirme avec raison que « pour trouver des scénarios semblables, il faudrait revenir au temps des grandes migrations européennes et à l'époque des découvertes géographiques du seizième et du dix-septième siècles ». («Il Riformista», 05.03.07) Et en effet, la particularité de ce que nous appelons Amérique latine, c'est-à-dire la nouveauté même de son origine est due à la rencontre-choc dramatique et grandiose entre hommes et cultures, ethnies et peuples très différents les uns des autres, un événement sans pareil au cours de l'ère chrétienne et peut-être même depuis le début de l'histoire. Le Nouveau Monde est le résultat et, en même temps, l'effet déclencheur d'une nouveauté historique extraordinaire : les multiples vicissitudes de tant de peuples, îles de grandes civilisations dispersées dans les vastes océans du néolithique, jusqu'alors en communication difficile même entre elles, surgissent à l'improviste dans l'histoire universelle. La circumnavigation du littoral africain de la part des Portugais jusqu'aux terres du lointain orient, l'accomplissement de siècles de reconquête dans la péninsule ibérique et le débarquement de Christophe Colomb dans les " terres inconnues", au terme de sa navigation vers l'orient, brisent l'état de siège de la demi-lune islamique sur la chrétienté méditerranéenne et européenne. C'est ainsi que se réalise une première grande vague de mondialisation : l'expansion de la chrétienté qui portait dans son cœur un élan vers l'universalité fait en sorte que l'écoumène dans sa totalité se révèle pour la première fois au regard de l'homme. L'orbite catholique se double en fait avec l'évangélisation du Nouveau Monde, justement au moment où l'Europe subit la plus dramatique des divisions avec la réforme protestante. C'est l'aube de la modernité. Il s'agit donc d'un événement beaucoup plus complexe et important qu'une simple rencontre-choc entre Espagnols, Portugais et Indios, auxquels se seraient ajoutés par la suite les esclaves noirs déportés d'Afrique. D'une part, une humanité très variée arrivait de la Hispania avec une infrastructure historique plus que millénaire faite de stratifications successives de civilisations, de croisements ethniques complexes et de formes d'acculturation, marquée de profondes différences régionales. C'était aussi le résultat de siècles de croisements sociaux et raciaux avec les moros et les juifs. D'autre part, l'épithète "indios", donné par Colomb aux habitants des nouvelles terres constituait seulement une référence générique et erronée dans beaucoup de sens. Il n'y avait pas dans le Nouveau Monde un prototype d'indio, mais une très grande variété de civilisations, de peuples et de groupes humains, engendrée par des millénaires de processus migratoires, des adaptations et des acculturations, avec des niveaux de développement très différents et des échanges très limités. La Tour de Babel de ces très nombreuses langues reconductibles à différentes familles linguistiques qui n'étaient liées par aucun dénominateur commun était la caractéristique de la situation. A cette réalité complexe ira s'incorporer le contingent nourri d'esclaves africains, employés surtout dans les plantations tropicales, arrachés par les négriers à différentes sociétés très stratifiées, dispersées sur la côte atlantique africaine, du fleuve Sénégal à l'Angola. Si on remonte aux origines on peut affirmer que les trois principales souches humaines, mongole, caucasienne et noire, se sont donné rendez-vous au Nouveau Monde. C'est pourquoi le catholique José Vasconcelos Ministre de l'Education publique du temps de la révolution mexicaine parlera dans ses écrits, des siècles plus tard, avec une exaltation poétique, de « race-synthèse », « race intégrale », « race cosmique », faite «avec le génie et avec le sang de tous les peuples ». « Nous, Américains de naissance [], nous ne sommes ni Indiens, ni Européens, mais une race mixte », était la réflexion de Bolívar durant son exil en Jamaïque. Mariages mixtes L'Amérique latine est née comme continent essentiellement métis, aussi bien du point de vue ethnique que culturel, bien que ce métissage se soit différencié selon les temps et les lieux et qu'il soit intimement lacéré et inachevé à cause des phénomènes d'oppression-exclusion. Aucun autre continent n'a assisté à un croisement de races aussi imposant et complexe. Celui-ci fut sans doute favorisé par le nombre limité de femmes espagnoles et portugaises qui accompagnèrent les premières explorations et colonisations. Le petit nombre de femmes se fit sentir surtout au Brésil. Il est important de souligner, de toute façon, que parmi les Espagnols et les Portugais au Nouveau Monde n'apparut jamais un instinct de répugnance sexuelle, même pas au début et malgré la surprise de la rencontre d'êtres humains inconnus. Au contraire ! Des chroniqueurs et des témoins indios racontent souvent l'admiration des Espagnols pour les jeunes indigènes et des Portugais pour les " mulâtres". Au début du XVIe siècle, aussi bien les Espagnols que les Portugais vivaient entourés de femmes indigènes, certainement obtenues souvent par la force, d'autres fois reçues en cadeau des chefs de tribu en signe d'amitié, mais souvent elles-mêmes attirées par les conquistadores et s'unissant à eux spontanément. Les mariages mixtes furent explicitement permis par la couronne d'Espagne déjà en 1501. Les mariages entre Espagnols et filles de la noblesse indigène furent nombreux, et de ces mariages naquit la première génération métisse acceptée en tant qu'espagnole, qui joua un rôle actif dans les dernières étapes de la conquête. La plupart des métis naissait toutefois de relations extraconjugales ; les rapports sexuels casuels et les différentes formes de concubinage sont à l'origine de la majorité des croisements. Il n'y eut pas de " haine raciale" dans ce processus dramatique, inégal et intense de constitution de nouveaux peuples. Les Espagnols tenaient certainement beaucoup à leur propre linaje, en guise d'orgueil racial, revendiquant comme titre honorifique la limpieza de sangre, et considérant pour cela normalement dégradant le mariage régulier avec des femmes de couleur. Mais « la famille où manque le mélange de sang est rare », écrivaient deux des meilleurs observateurs des Indias au XVIIIe siècle. Les préjugés sociaux et raciaux finirent par se concentrer en une organisation sociale qu'un penseur chilien appela « pigmentocratie » (à la couleur plus claire de la peau correspondaient les niveaux plus élevés de l'échelle sociale ; à la tonalité plus foncée les niveaux plus bas). La naissance de ces nouveaux peuples et la construction complexe de nouvelles sociétés fut bien plus tourmentée et dramatique par rapport à la population des treize colonies de l'Amérique du Nord ; face aux différences ethniques et culturelles, les immigrés anglo-saxons et protestants conçurent la colonisation comme une frontière mobile de familles et de colonies qu'il fallait transplanter toujours plus à l'occident : le dicton « le bon Indien est l'Indien mort » resta valable pour eux pendant des siècles ; en attendant les esclaves noirs étaient tenus dans des conditions d'apartheid absolu. Il est évident que le catholicisme et le puritanisme démontrèrent des différences substantielles dans la façon d'affronter ces nouvelles réalités. Le sens historique de cette capacité d'unification consiste dans le fait que celle-ci s'est révélée un instrument indispensable d'acculturation et de fusion culturelle. Dans ce processus de fusion ce qui était de provenance hispanique obtint un rôle de suprématie. La conquête comporta que l'hispanisation acquît une fonction dominante. Les empires mésoaméricains furent détruits avec violence, comme ceux des Incas et des Aztèques, eux aussi à leur tour construits avec la violence. Il est clair que la culture de la chrétienté méditerranéenne, dans son expression hispano-lusitanienne et en plein ferment de renaissance, était supérieure, sous beaucoup d'aspects, aux cultures indigènes les plus évoluées. « Si les créations artistiques et religieuses de leurs cultures les plus évoluées pouvaient se comparer à celles de l'Orient, sous d'autres aspects de leur vie elles n'avaient pas encore dépassé entièrement la période néolithique », écrit le grand spécialiste vénézuélien Mariano Picón-Salas. Les civilisations indigènes étaient dépourvues de ressources spirituelles, technologiques et politiques en mesure d'affronter le grand défi historique de l'expansion européenne. La faiblesse des indigènes s'aggrava avec l'extermination, durant la conquête, de la caste sacerdotale qui était dépositaire de façon exclusive des instruments culturels les plus élevés. Cette décapitation provoqua dans la structure verticale et totalitaire de Tenochtitlan (aztèques) ou du Tihuantinsuyo (incas), une chute brusque à cause de l'interruption des procédures rituelles d'initiation et de transmission des cosmogonies religieuses, de l'astronomie, des arts plastiques, des enseignements, de l'écriture et de la poésie. Les masses indigènes soumises et opprimées dans les grands empires subirent l'écroulement de leurs " mondes" traditionnels et assistèrent au changement de leurs "seigneurs" avec une indifférence silencieuse et une impassibilité mystérieuse. Décimées par la catastrophe démographique (provoquée surtout par les épidémies), exploitées dans le travail des champs et des mines, elles conservèrent seulement leurs formes culturelles rudimentaires et résiduelles dans la vie domestique et la vie en commun dans leurs villages. Malgré tout cependant des éléments indigènes très nombreux et disparates furent assimilés dans cette fusion culturelle. Il suffit de penser à certaines méthodes de cultiver la terre, à la préparation de la nourriture et à l'alimentation, aux processus artisanaux du tissage, de la céramique et de l'orfèvrerie, à la persistance de racines religieuses et à beaucoup d'autres aspects de la coutume. Leur contribution aux arts plastiques (architecture et sculpture) et à la peinture fut aussi remarquable, là où les indigènes, sous la guide de maîtres européens surent donner une physionomie toute particulière à leurs nouvelles œuvres. L'intelligence des missionnaires Tout ce qui, des communautés et des cultures indigènes arriva à survivre, tout ce qui put être mis en valeur, récupéré et même développé des traditions et des langues indigènes fut le résultat de la passion et de l'intelligence des missionnaires : en rencontrant les indigènes dans leur œuvre grandiose d'évangélisation, ils s'appliquèrent dans l'observation attentive et l'étude systématique des cultures et des langues locales. L'historien colombien Indalecio Liévano Aguire écrit : « On assistera au cas, unique dans l'histoire, d'une grande puissance coloniale qui ne consacrera une grande partie de l'effort intellectuel de ses hommes les meilleurs, pas tellement à résoudre le problème de savoir comment exploiter les natifs de leurs domaines de façon plus efficace, mais plutôt de savoir comment défendre les indigènes des terres conquises de leurs propres sujets ». L'historien Lewis Hanke définit ce rôle des missionnaires, soutenus d'abord par la reine Isabelle de Castille et ensuite par les empereurs Charles V et Philippe II, la grande « lutte pour la justice », dans le contexte d'une controverse qui avait éclaté en Espagne et en Amérique. Le métissage ethnique et culturel n'aurait pas été possible sans l'affirmation de l'humanité des indios et la défense de leur liberté et dignité. Cette thèse fut très claire dès le début et apparaît déjà de façon admirable dans le testament de la reine Isabelle de Castille. Le pape Paul II, dans son Breve du 2 juin 1537, prononça des paroles enflammées contre toute forme de réduction en esclavage des indigènes, « vrais hommes, non seulement capables de la foi chrétienne, mais qui [] accourent avec promptitude pour la recevoir », auxquels on ne peut usurper ni la liberté, ni la propriété de leurs biens ». Au cours des trois Conciles successifs de Lima, les évêques confirmèrent à nouveau leur titre de « Protecteurs des indios » contre toute injustice de la part des colonisateurs et des supposés « ministres de Dieu », dans tous les cas où ils se dégraderaient à être les « bourreaux des indios ». Las leyes nuevas de Indias seront le fruit de cette œuvre passionnée d'accueil de l'humanité indigène souffrante, expression d' « affection paternelle et de soin de ces nouvelles et tendres plantes de l'Eglise ». « Si la race indienne s'est conservée en Amérique, affirme l'Allemand Ernst Sambhaber dans son excellent ouvrage Sudamérica. Biografia di un continente on le doit à l'Eglise catholique ». A la lumière de ces considérations, le baptême presque généralisé des indios ne doit pas être considéré seulement comme la réaffirmation plus claire de leur dignité humaine, mais aussi comme la naissance d'une nouvelle identité. Toutes les chroniques du premier siècle de l'évangélisation racontent l'affluence massive, parfois même tumultueuse, des indios qui demandaient le baptême. Il y a une " soif india " de christianisme que S.S. Benoît XVI a mise en évidence de façon opportune dans son récent discours à Aparecida : « Le Christ était le Sauveur qu'ils désiraient en silence avec ardeur ». Les hommes nouveaux du métissage et le nouveau peuple qui en surgissait sont donc marqués de l'empreinte de la régénération baptismale, au sein d'une nouvelle alliance. Les indios abattus et en plein désarroi à cause de l'écroulement de leurs " mondes", acquièrent une nouvelle conscience de leur dignité, ils découvrent le nouveau sens de leur vie. Une Mère pour tous les peuples Le Chilien Pedro Morandé a repéré dans le culte marial l'expression religieuse caractéristique du métissage ibéro-indo-américain : « L'image de la Pachamama, ou Terre Mère, et de Tonatzin, ou Mère de tous les hommes, pour ne citer que les exemples de la tradition culturelle des plus grands centres de culte amérindien, trouvèrent en Marie la possibilité de se compénétrer, de s'intégrer et de mettre en valeur la réelle expérience de rencontre qui se manifestait parmi des peuples qui commençaient alors à se connaître. Le métissage trouva aussi dans le culte marial sa voie d'accès à l'histoire de l'Ibéro-Amérique et à l'écoumène mondial qui commençait à se former, vu que l'image vénérée de Marie ne constituait pas une limite juridictionnelle ou un principe de différenciation ethnique ou sociale, mais qu'elle représentait la possibilité de reconnaître et d'exprimer l'unicité de la condition humaine, au-delà des circonstances historiques particulières. En Marie on vénère et on découvre la signification globale de l'expérience d'enfants qui proviennent d'histoires différentes, mais qui se reconnaissent dans une même origine, et de pèlerins qui, malgré la diversité des chemins parcourus, découvrent un destin identique. En Elle on vénère aussi la rencontre entre Dieu et l'homme, et on découvre dans ses bras la Parole incarnée qui se fait pain, qui comprend tout le monde sans exclusion, et qui exhausse les nécessités des hommes ». L'événement historique de l'apparition mariale de Tepeyac est le fait décisif et le symbole primordial de cette rencontre. L'indigène Juan Diego est le bien-aimé et le messager de la Mère du Christ et Mère des nouveaux peuples. Cela permet aux évêques latino-américains d'affirmer que « l'Evangile incarné dans nos peuples les unit dans une originalité historico-culturelle que nous appelons Amérique latine », dont l'identité trouve comme symbole lumineux le « visage métis de Marie de la Guadeloupe », grande pédagogue d'une évangélisation inculturée (cf. Puebla, 446).Les chroniques disent que dans les années qui ont immédiatement suivi les apparitions, des millions d'indigènes demandèrent le baptême. Le substrat culturel du métissage américain, comme base unitaire et modalité expressive, engendrera le catholicisme populaire "baroque". L'Amérique latine naquit avec la première modernité européenne, c'est-à-dire avec le baroque, expression du début de la modernité. « Monsieur le Baroque américain - dit le romancier cubain Lezama Lima - qui a été le premier à être implanté de façon authentique dans notre monde, participe, veille et prend soin des grandes synthèses qui se trouvent à ses racines, l'hispano-indigène et l'hispano-négroïde ». Pour l'Amérique latine naissante le baroque a représenté une véritable "vision cosmique", intégrale, capable de comprendre tous les peuples et toutes les particularités du milieu naturel, nourrie d'une expérience réelle de rencontre et de communication de traditions culturelles différentes, et cela aussi dans le cas de cultures désormais affaiblies ou de formes d'intégration très problématiques pour leurs protagonistes. Exubérant et excessif, il s'exprime dans l'épanouissement de la piété populaire, où la dimension mystérique de la foi chrétienne (dramatique et joyeuse en même temps) converge avec le tragique des cosmogonies indigènes, en une ritualité qui l'emporte sur la dimension morale. La sacralisation et les innombrables dévotions engendrèrent un continuum entre foi et culture qui s'exprima aussi dans les grandes œuvres d'art et dans la littérature. Il marque la mentalité, la sensibilité esthétique et la psychologie collective des nouveaux peuples. Ses symboles les plus importants sont l'image métisse de Notre Dame de la Guadeloupe, la figure et l'œuvre métisse du premier chroniqueur du Pérou, l'Inca Garcilaso de la Vega, la synthèse prophétique et mystique des sculptures du mulâtre brésilien Aleijadinho, les chefs-d'œuvre du Sacrario metropolitano à Città del Mexico, l'église du couvent de Tepozotlán, l'église paroissiale de Tasco et beaucoup d'autres œuvres. La tragédie des indios Après le démantèlement de la part des plus importants pouvoirs de ce temps-là, de l'expérience extraordinaire des reduciones franciscaines et jésuitiques, en particulier celles des guaranies du Paraguay une grandiose tentative d'incorporation chrétienne et de progrès moderne des communautés et des cultures indigènes vers une nouvelle civilisation, au-delà de la domination de l'épée et de l'argent -, la situation d'émargination et d'exploitation des indigènes s'aggrava à la période de la dynastie des Bourbons. Mais cette aggravation fut beaucoup plus « brutale et dangereuse » - observe Pierre Chaunu après les guerres d'indépendance. Si un homme de science très attentif comme Humboldt avait trouvé, au cours de ses longs voyages à travers le continent, au début du XIXe siècle, des natifs « pauvres mais libres [] dont l'état est préférable à celui des paysans d'une grande partie de l'Europe du Nord », les nouvelles républiques sous le contrôle des oligarchies créoles, procèdent à l'abrogation systématique des protections encore existantes pour les communautés indigènes, elles se jettent sur leurs terres, confisquent les biens de l'Eglise qui constituaient un vaste réseau d'assistance pour les pauvres, et promeuvent, d'un village à l'autre, des campagnes d'extermination des indios, avec le déplacement forcé des survivants dans les terres glacées du sud, arides des hautes montagnes, contraignant beaucoup d'entre eux à se réfugier dans la forêt tropicale. On avait passé du folklore romantique du "bon sauvage" au mépris pour les races "dégénérées" selon les opinions typiques de la génération "progressiste" du scientisme positiviste, où l'emportait la synthèse idéologique de Spencer, au faîte de l'ère de l'impérialisme victorien. Un des pères du racisme contemporain, le Comte de Gobineau, fut le consul français au Brésil, d'où il écrivait tout son mépris pour le mélange des races. Ce ne fut donc pas par hasard que le XXe siècle américain ait commencé par l'explosion tumultueuse de la Révolution mexicaine et l'irruption violente dans l'histoire des masses paysannes et indigènes, et que le Péruvien Victor R. Haya de la Torre ait lancé alors la nouvelle notion d' «Indo-Amérique». Question de terre et de culture Que l'Amérique latine d'aujourd'hui comprenne une grande variété d'éléments ethniques et culturels est une évidence. La distinction de l'anthropologue brésilien Darcy Ribeiro entre « peuples témoins » fondés sur l'hérédité, la désagrégation et l'acculturation des grandes civilisations indigènes le long de l'épine dorsale andine), « nouveaux peuples » produits du croisement hibéro-afro-indigène, comme au Brésil et dans une partie des Antilles) et « peuples transplantés » (fruit de l'immigration massive européenne de la seconde moitié du XIXe siècle sur les grandes extensions plates du Cône sud-américain, presque dépeuplées). Il est aussi vrai que la société latino-américaine continue à être l'expression d'un métissage inachevé et lacéré. Aujourd'hui surtout la question indigène se présente à nouveau avec actualité et urgence. Les zones indigènes sont les plus arriérées, les plus exploitées, les plus pauvres et les plus discriminées, les plus besogneuses di justice et de développement. La dramatique question indigène est une question de terre et de culture dans une patrie commune, sans exclusions. L'assimilation forcée des indigènes à travers une modernisation qui les condamne à devenir un prolétariat misérable, dépourvu de culture et anonyme doit être considérée comme un processus létal. Toutefois une défense des soi-disant réserves pour les indios, certainement destinées à disparaître avec le temps, est une alternative qui n'est ni réalisable, ni d'autant moins souhaitable. Toute apologie ingénue ou idéologique de communautés indigènes primitives, arrêtées à l'âge néolithique est de toute façon un processus létal. Si les indigènes n'ont pas à leur disposition les éléments essentiels pour dialoguer avec le terrible pouvoir de la culture et du travail moderne, s'ils se replient sur les valeurs mythiques de leurs ancêtres, s'ils ne parlent pas une autre langue que les langues aborigènes rudimentaires, ils sont condamnés à devenir les esclaves de nouveaux maîtres ou à disparaître dans un abandon total. Ils seraient contraints à affronter sans aucun instrument de défense l'assaut de la modernité, de son pouvoir technologique et productif et de ses moyens de communication de masse. Il faut au contraire une politique réaliste et audacieuse qui mette en valeur ce qu'il y a de meilleur dans leur patrimoine culturel, qui prévoie toutes les transformations nécessaires en vue de l'alphabétisation et de la scolarisation, pour le progrès du travail et de l'économie, la gestion autonome de la communauté dans le cadre de plus vastes horizons et une digne intégration dans la vie des nations. Jean-Paul II a su synthétiser avec bonheur en une phrase une idée qui n'est pas seulement valable pour le Mexique : « Le Mexique a besoin de ses indigènes et les indigènes ont besoin du Mexique » ; le Serviteur de Dieu prononça ces paroles le premier septembre 2002, au cours de la cérémonie de canonisation de Juan Diego : un signal fort de la mise en valeur de la tradition catholique des peuples indigènes et de l'engagement renouvelé de l'Eglise pour leur dignité et leurs droits. Ces quinze dernières années dans différentes régions d'Amérique latine nous avons assisté à la naissance et à la présence toujours plus vigoureuse, de mouvements indigènes dans le domaine social et politique. Ceux-ci manifestent ainsi la force accumulée durant des siècles d'humiliations et d'oppressions. L'épiscopat latino-américain, à la Ve Conférence générale à Aparecida (13-31 mai 2007), a voulu souligner la solidarité de l'Eglise avec les indigènes pour les injustices lourdes et douloureuses qu'ils avaient subies et son engagement en faveur de leurs revendications légitimes. Quant à la manipulation idéologique d'un certain indigénisme, fruit d'une curieuse convergence de caudillos néo-populistes, d'intellectuels orphelins du marxisme, de réseaux internationaux d'ONG écologistes et indigénistes d'origine européenne et nord-américaine, souvent contraires à toute œuvre de progrès, et de puissants intérêts qui prétendent "internationaliser" l'Amazonie, il s'agit d'une toute autre question. Des pasteurs et des missionnaires même pleins de généreuses intentions qui oscillent entre le naïf et l'idéologique ne manquent pas. En général leurs idées convergent pour proposer à nouveau la "légende noire", révolte contre l'Eglise catholique et son évangélisation, pour se nourrir du mythe du "bon sauvage", avec la prétention de faire renaître de façon artificielle de vieilles cosmogonies et mythologies, sorciers, chamans et rites religieux, pour opposer les racines indigènes aux racines hispaniques et, dans certains cas, pour vouloir promouvoir une "Eglise indigène" tout à fait autonome en matière doctrinale et disciplinaire. Mais on sait bien que les critères pour les classifications raciales dans nos sociétés complexes sont extrêmement aléatoires et manquent de rigueur scientifique. Certains soutiennent que trente millions d'indigènes vivent au sein de la population latino-américaine, mais en réalité il s'agit désormais de métis pour des raisons de sang, de langue, de culture et de religion : on leur donne le nom d'"indigènes" seulement en raison de leur condition de marginalisation sociale et culturelle. Comme elle a toujours fait, l'Eglise s'engage aussi aujourd'hui à devenir toujours davantage la compagnie solidaire des peuples indigènes, mais elle reste en même temps « attentive face aux tentatives de déraciner la foi catholique des communautés indigènes affirme le document final de Aparecida ce qui les laisserait désarmées et confuses face aux assauts des idéologies et de quelques groupes aliénants qui mettent dans un grave danger le bien de ces communautés ». Une maison commune Au cours des travaux de la Ve Conférence Générale de l'Episcopat Latino-américain à Aparecida fut avancée la proposition de définir la société latino-américaine simplement pluriethnique, multiculturelle, de pluralisme religieux. La définition pourrait certes sembler évidente, mais cette considération apparemment superficielle de la réalité cachait le risque de réduire la conception de l'Amérique Latine à l'idée d'un sub-continent sans identité, simple juxtaposition et contraposition d'ethnies, de cultures et de religions. Il est difficile d'imaginer un pire fondement pour affronter les grands défis du développement, de la démocratisation et de l'intégration de l'Amérique latine, pour réussir à réaliser, forte de sa propre identité, de propres idéaux et intérêts, son incorporation positive et bénéfique dans les dynamismes de la mondialisation ! Les Evêques latino-américains ont affirmé avec sagesse à Aparecida que « la dignité de se reconnaître comme une famille de latino-américains et caraïbes implique une expérience singulière de proximité, fraternité et solidarité. Nous ne sommes pas seulement un continent, un fait purement géographique caractérisé par une mosaïque dysharmonique de contenus. Nous ne sommes pas non plus une somme de peuples et d'ethnies juxtaposées. Une et plurielle, l'Amérique Latine est la maison commune, la grande patrie de frères"de peuples comme l'affirma Jean-Paul II à Santo Domingo (12 octobre 1992) que la géographie elle-même, la foi chrétienne, la langue et la culture ont unis définitivement sur le chemin de l'histoire" ». « L'Evangile comme l'a dit Benoît XVI en inaugurant la Ve Conférence est devenu [] l'élément portant d'une synthèse dynamique qui, avec des nuances différentes selon les différentes nations, exprime de toute façon l'identité des peuples latino-américains ». Le métissage a été encore une fois reconnu par les Evêques latino-américains comme la « base sociale et culturelle de nos peuples » , quoique lacéré par les blessures produites par tellement de dominations et par la mise en marge, et qui a encore certainement besoin d'incorporer en lui Todas las sangres (titre du roman connu du Péruvien José M. Arguedas), en surmontant l'obstacle d'inégalités stridentes. Le « trésor le plus précieux » que l'Eglise offre, non seulement aux indigènes, mais à tous les latino-américains, est celui de la foi en Jésus-Christ ressuscité, source inextinguible de communion avec Dieu et parmi les hommes, d'où ils sont tous rachetés, régénérés et mis en valeur dans leur humanité, devenant frères puisqu'ils sont les enfants du même Père, membres du même Corps, unis par une histoire partagée et par un destin commun.