Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:48:35
Dire quelque chose de raisonnable sur l’histoire de la liberté religieuse dans les limites d’un article n’est pas du tout chose facile. D’une part, bien que la notion de liberté religieuse ne soit pas apparue avant le XVIIe siècle, la question est vieille autant que ne l’est l’histoire des religions ; d’autre part, le sens de cette notion est plus complexe de ce qu’on ne pourrait penser de prime abord.
Aujourd’hui, par « liberté religieuse » on entend la revendication légitime et donc légale du droit de choisir à chaque instant – sans encourir aucune peine – la propre conviction religieuse, de pouvoir donc publiquement déclarer vivre selon le credo religieux que chacun choisit.
Normalement, cette revendication est garantie par la constitution car elle s’adresse à l’État. Pour cela, la majeure partie des constitutions modernes et/ou des administrations judiciaires limite même sévèrement le droit du gouvernement à s’immiscer dans les affaires internes d’une religion reconnue. Mais il peut exister que des communautés politiques ou sociales soient dépourvues de constitution formelle; dans ce cas, la revendication est adressée à la communauté politique et à n’importe quelle institution que celle-ci a développée, plus particulièrement les tribunaux.
Il est important de remarquer que cette revendication ce droit ont des limites dont certaines sont débattues aujourd’hui avec animation dans le monde occidental et peuvent différer de pays à pays. Cela s’explique car aucune constitution ne définit la notion de religion. Plus généralement, la liberté religieuse est considérée comme un droit humain fondamental seulement dans la mesure où elle ne dérange pas ouvertement l’ordre public ainsi qu’il est défini par la constitution. La
Dignitatis Humanae mentionne cette restriction à de nombreuses reprises, en se référant à un « juste ordre public ». De plus, le droit humain à la liberté religieuse risque toujours davantage d’entrer en conflit avec d’autres droits humains, particulièrement avec le droit d’égalité et celui de ne pas être discriminés pour quelque fait considéré comme insignifiant. J’en viens maintenant au thème spécifique de mon article, l’histoire de la liberté religieuse.
Les cultures polythéistes comme celle de la Grèce antique ou de l’Empire romain avant ce qu’on considère comme le tournant de Constantin, garantissaient implicitement la liberté religieuse; de nombreuses divinités existaient et chacun était libre de choisir celle qu’il voulait vénérer ou celle dont il voulait apaiser la colère. Il y avait seulement une exception : l’accusation de
asebeia (qui littéralement signifie quelque chose comme « manque de crainte religieuse ») qui contraint certains penseurs grecs à fuir à l’étranger et coûta la vie à Socrate. Il semble que
asebeia et
impietas aient toujours eu une connotation politique, comme outrage inhérent au refus de la divinité de la
polis. Quelque chose de semblable se produisait dans la Rome antique : les chrétiens, et dans une moindre mesure les juifs, étaient persécutés pour leur ignorance des traditions religieuses non dénuées de valence politique. Ils durent se défendre de l’accusation de
novitas à laquelle même Origène fait référence dans
Contra Celsum; dans ce cas, elle ne signifie pas «renouvellement » mais plutôt « offense extraordinaire au sens de la tradition ».
L’égyptologue allemand Jan Assman soutient que parmi toutes les religions, seul le monothéisme est potentiellement violent et pour cela ennemi de la liberté religieuse. Cette thèse est évidemment inspirée des études de Assman sur le Pharaon Amenhotep IV, qui se proclama Echnaton, « serviteur de l’unique Dieu Aton », et sa révolution monothéiste autour du XIIIe siècle avant JC. L’hypothèse de Assman a certainement une plausibilité initiale. S’il y a un seul Dieu, la vénération de toutes les autres divinités supposées est un scandale à éliminer. Ou, pour le dire d’une autre façon, le monothéisme introduit dans la religion l’idée de la vérité, la distinction entre la vérité et la non-vérité.
Dans un certain sens, Pie XII soutenait encore quelque chose de semblable quand vers la fin de son pontificat il déclara que, bien que par amour de la paix il était possible de tolérer les confessions non catholiques et les religions non chrétiennes, ces erreurs ne pouvaient pas faire appel à un droit, étant donné que l’erreur n’a pas de droits.
L’extraordinaire qualité de la déclaration
Dignitatis Humanae consiste dans le fait d’avoir transféré le thème de la liberté religieuse de la notion de vérité à celle des droits de la personne humaine. Si l’erreur n’a pas de droits, une personne a des droits même quand elle se trompe. Clairement, il ne s’agit pas d’un droit devant Dieu ; c’est un droit par rapport à d’autres personnes, à la communauté et à l’État.
La question fut compliquée depuis le début de ce que l’on appelle normalement « l’alliance entre le trône et l’autel ». Déjà dans le cas du monothéisme de Echnaton, il s’agissait de la foi proclamée par un gouvernant. Cela eut inévitablement des implications politiques ; la foi du dirigeant et l’unité et l’identité de l’Empire égyptien finirent par être liées. Jusqu’à Constantin le Grand, la foi chrétienne était une religion tout au plus tolérée et souvent persécutée. Mais, à peine le Christianisme devint religion de l’Empire romain, il cessa d’être tolérant envers les autres religions.
Certainement, ce que « il » signifie dans ce cas est ambigu. Cela ne signifie ni l’Église, ni seulement l’Empereur.
Les gouvernants étaient intéressés aux fondements et à l’unité de leur empire et l’Église à conquérir les cœurs du peuple. Mais, malgré la diversité de leurs intérêts, ils coopéraient. La politique devint un instrument de la religion, et la religion, en tant qu’unique vraie conception de la réalité, devint un instrument de la politique.
Cela ne signifie certainement pas que les partisans de cette alliance persécutèrent immédiatement et constamment les personnes appartenant à d’autres religions. Dans un premier temps, ils furent simplement exclus ; seules les autorités, comme les évêques considérés hérétiques, étaient parfois obligés de fuir. Mais une violence latente était présente sans que ni la politique ni les autorités ecclésiastiques ne l’encouragent explicitement. Un exemple intéressant est la lapidation, à Alexandrie, de la philosophe Hypathia, un des derniers néoplatoniciens, qui eut lieu en 415 par une foule de chrétiens agités. Ce fait regrettable est un exemple précoce de ce qui se vérifiera souvent au Moyen-Âge : dans de nombreux cas, la violence n’était ni déchaînée par l’Église ni par l’État, mais plutôt due à des croyances primitives et superstitieuses avec lesquelles les autorités préféraient ne pas entrer en conflit.
Le baptême forcé était une forme de violence. Depuis la dispute de saint Augustin avec les donatistes, il était souvent justifié par les paroles
compelle intrare, « obligez-les à entrer », contenues dans la parabole de Jésus sur la banquet céleste du quatorzième chapitre de l’Évangile de Luc. Si l’unique façon de sauver quelqu’un de la damnation consistait en son baptême, cela semblait une chose naturelle, presque un acte de charité, de le baptiser même sans son consentement. L’Église n’approuva jamais explicitement cette pratique, mais que cette dernière soit explicitement et sans équivoque condamnée était un fait rare qui ne se vérifia que plutôt tardivement. Pour autant que cela puisse résulter déplaisant à nous chrétiens, un historien de l’Église honnête devra admettre que parfois, et spécialement durant le Moyen-Âge, les gouvernants musulmans et les autorités religieuses islamiques étaient plus illuminées et tolérantes en la matière que les chrétiennes. Les baptêmes forcés étaient parfois aggravés par le soupçon que les convertis continuaient à adhérer secrètement à leur foi précédente ; il suffit de penser à la question des
marranos en Espagne ou au Portugal ou au fait que même saint Ignace de Loyola ne voulait pas de juifs convertis dans son ordre pour cette raison.
Corrompre la Foi
Il y un autre aspect du problème qui peu à peu me conduira à la naissance de l’idée de liberté religieuse. Aujourd’hui, nous sommes dégoûtés d’entendre des musulmans qui, sur la base de différentes sourates du Coran et de certaines traditions islamiques, sont condamnés à mort et tués seulement parce qu’ils se sont convertis au Christianisme. Mais nous ne devrions pas oublier que le Christianisme traita les hérétiques de la même façon et ce durant une période non négligeable. Les conversions des chrétiens à d’autres religions, spécialement à l’Islam, étaient rares et n’avaient presque jamais lieu dans les limites du monde chrétien. Mais les hérétiques accompagnèrent le Christianisme dès ses origines. Je ne suis pas en mesure de dire qui fut le premier hérétique condamné à mort à cause de ses opinions. Et pourtant, la pratique était certainement plus vieille que l’Inquisition, ce fut une chose normale jusqu’au XVIe siècle et dans certains pays au XVIIe siècle, et elle n’était pas limitée aux régions catholiques du monde. Les bûchers d’hérétiques étaient organisés par les autorités politiques mais c’était l’autorité ecclésiastique qui les condamnait et les remettait à l’état.
Ceux qui, comme moi, aiment saint Thomas d’Aquin et le considèrent comme un des plus grands théologiens chrétiens pourraient être surpris de savoir que cet homme illuminé approuvait sans réserve de telles pratiques.
Au troisième article de la onzième question de la
Secunda secundae, il se demande si les hérétiques doivent être tolérés. Sa réponse est sans équivoque possible : certainement pas. Après tout, les faussaires par exemple, sont condamnés à mort parce qu’ils corrompent seulement la vie temporelle. Corrompre la foi, c’est-à-dire la vie de l’âme, est un crime bien plus sérieux. Pour cela, s’il n’y a plus d’espérance qu’ils renient leur fausse croyance, les hérétiques doivent être excommuniés et pour cela remis à l’autorité séculaire pour être exclus du monde par la mort :
sunt a mundo exterminandi per mortem. Évidemment,
exterminare ne signifie pas exterminer quelque chose comme on le fait de rats ou de parasites ; cela signifie simplement bannir.
De la même façon, il ne faut pas négliger le fait qu’en même temps, et seulement quelques pages avant, saint Thomas réfute catégoriquement l’idée que gentils et hébreux doivent être obligés d’accepter la foi chrétienne. On aurait seulement dû les empêcher d’être des obstacles à la foi et les punir en cas de blasphème ou d’instigation au mal, crimes qui auraient aussi justifié la guerre entreprise contre eux. Autrement dit, saint Thomas fait une nette distinction entre ceux qui n’ont jamais accepté la foi et ceux qui par contre l’ont acceptée pour s’en éloigner par la suite. Ces derniers uniquement sont
etiam corporaliter compellendi ut impleant quod promiserunt et teneant quod semel susceperunt.
Si nous considérons cette tradition, il est en un certain sens déconcertant que l’idée d’une liberté de culte ait émergé seulement entre les limites de l’univers chrétien. Ce fut un procédé compliqué. Dans l’ensemble, l’Église était normalement contraire aux conversions forcées. Un des premiers exemples nous est fourni par une lettre de saint Ambroise, qui était déjà vraiment conscient du problème des
marranos lorsqu’il écrit :
ne fictos catholicos haberemus quos apertos haereticos noveramus.
Durant le Moyen-Âge, on note souvent une préoccupation concernant la
libertas ecclesiae face à l’étreinte de la politique. Mais normalement, cette préoccupation se transformait en une prétendue suprématie de l’Église sur le pouvoir temporel. Aux XIVe et XVe siècle, des humanistes comme Marsilio da Padova et Lorenzo Valla commencent à se déclarer contraires à la suprématie de l’Église dans les affaires publiques. La discussion autour des autorités respectives du Pape et du Concile, tout comme les efforts engagés à la réunification de l’Église orientale conduisirent à une nouvelle conscience du fait que au moins certaines des différences de credo pouvaient ne pas dépendre de l’orthodoxie, mais seulement de la tradition et des rites (Nicola Cusano, une des figures de proue du Concile de Florence soutint cette position dans
De pace fidei). Des humanistes comme Érasme de Rotterdam commencèrent à étudier les Pères de l’Église et redécouvrirent une foi centrée sur le sujet et libre d’implications politiques. La même chose vaut pour Luther et la première Réforme. Mais parce que les réformateurs cherchèrent une reconnaissance politique semblable à celle de l’Église romaine, leurs efforts débouchèrent sur un nouveau schisme. Tandis que la chrétienté occidentale ne se rendit presque pas compte de la rupture avec Constantinople en 1054, à partir de la fin du XVIe siècle, la même chrétienté occidentale se divise suite à la Réforme et aux conséquences de la réaction romaine. La Chrétienté n’existe plus, mais bien différentes Églises qui combattent entre elles et se dénigrent l’une l’autre.
«Cuius Regio Eius Religio»
Celui qui lit le livre fascinant de Malcolm Lambert,
Medieval Heresy, une « histoire des mouvements populaires de la Réforme grégorienne à la Réforme », publié à Oxford en 1992, en ressort avec l’impression qu’après le tournant de Constantin, l’idée de liberté religieuse n’émergea pas tant que l’Empereur et l’Église ne se trouvèrent dans l’impossibilité de repousser une révolte hérétique. Cela se produisit la première fois au XVe siècle en Bohème, à cause du mouvement initié par Jan Hus, qui finit par être brûlé à Bâle au début de 1415. L’autre évènement dramatique fut la réforme du XVIe siècle à Wittenberg, Zurich et Genève. La conséquence à long terme de tout cela fut la Guerre de Trente Ans, qui dévasta une grande partie du continent européen et dont personne ne sortit réellement vainqueur. Ici, de nouveau, la question religieuse s’imbrique à des questions de pouvoir. La guerre se conclut par la Paix de Westphalie en 1648 avec son principe
cuius regio eius religio. Le roi, le duc et tout qui était au pouvoir pouvaient déclarer leur dénomination personnelle religieuse comme officielle, c’est-à-dire comme religion d’État de leur règne.
Il n’était pas permis de poursuivre des fidèles d’autres dénominations, mais en général, il était interdit à ces fidèles de manifester leur credo en public. Il y eut un certain nombre d’exceptions, par exemple, celle selon laquelle si une autorité ecclésiastique se trouvait au gouvernement (par exemple un évêque), elle était contrainte de céder le pouvoir dans le cas où elle changeait de confession. Certainement, il s’agissait d’un traité de paix, mais qui n’avait plus rien à voir avec la vérité. Une de ses implications fut que les adhérents des dénominations non officielles pouvaient quitter le pays en emportant avec eux leur propriété, évidemment pas celles immobilières.
Traditionnellement, les catholiques considérèrent la Paix de Westphalie comme un scandale, parce qu’elle remettait de grandes régions d’Europe aux mains des hérétiques. Cependant, nous ne devons pas négliger que ce fut là un premier pas d’une part vers la démocratie, et de l’autre vers la liberté religieuse. Par amour de la paix, elle réorganisa le Saint Empire romain sans faire référence à un credo unique. La religion n’était plus et en tout état de cause, cessa bientôt d’être une source de légitimation du pouvoir politique. Si non les individus, du moins les pays pouvaient coopérer pacifiquement malgré la diversité de leur credo. Celui qui était au pouvoir pouvait décider librement quel credo et quelle religion étaient tolérés et en quelle mesure. Généralement, les pays catholiques avaient tendance à être moins tolérants, à moins que, comme la France, ils ne fussent en conflit avec Rome. Une heureuse exception fut représentée par la République aristocratique de Pologne. Déjà bien avant la Paix de Westphalie, elle avait été très tolérante à l’égard des minorités religieuses, y inclus les juifs, fait qui explique pourquoi elle devint le pays européen avec le plus grand nombre de citoyens juifs. Que la Pologne, aujourd’hui, soit le pays européen où l’antisémitisme prospère comme dans aucun autre pays est un phénomène tant déconcertant que douloureux, et plus particulièrement parce qu’un nombre dérisoire de juifs a survécu à l’Holocauste.
Un autre développement important eut lieu en Grande-Bretagne. Durant le Moyen-Âge, différemment de ce qui se produit sur le continent européen, l’Angleterre et le pays de Galles ne furent pas particulièrement infestés par les hérésies ; une des rares exceptions fut, au XIVe siècle, John Wicliff dont la théologie ne fut cependant considérée comme hérétique que plus de trente ans après sa mort. Cependant, après la rupture de Henry VIII avec Rome, de nombreux dissidents apparaissent en Angleterre, des groupes qui d’une manière ou l’autre étaient en désaccord avec la hiérarchie anglicane de l’époque. L’acte de tolérance de 1689 mit un terme à leur persécution (mais non à celle des catholiques). Mais en attendant, beaucoup d’entre eux avaient émigré au Nouveau Monde, en Amérique du Nord, qui devint ainsi la partie du globe où la liberté de culte fut non seulement codifiée constitutionnellement pour la première fois mais dans un certain sens, un fait complètement naturel. Les Pères fondateurs des États-Unis étaient les descendants de personnes qui avaient quitté la Grande-Bretagne pour une partie du monde presque inhabitée, pour pouvoir ainsi professer librement leur foi et vivre selon ses principes simplement parce qu’ils le retenaient juste.
Les catholiques eurent dans un premier temps des difficultés au Nouveau Monde, parce qu’ils étaient considérés particulièrement intolérants. De plus, les premiers américains britanniques, malgré leurs nombreuses différences religieuses, étaient des protestants convaincus qui détestaient le Catholicisme.
Mais, déjà en 1634, l’État du Maryland reconnut dans un Acte de Tolérance spécial une légitimité égale à toutes les confessions trinitaires et peu à peu les catholiques aussi purent accéder aux fonctions les plus élevées.
À ce propos, il est intéressant de comparer la Déclaration française des droits de l’homme de 1789 et le Bill of Rights de Virginie de 1776. Dans son dixième article, la Déclaration française dit que personne ne peut être harcelé pour ses opinions, y compris religieuses, tant qu’il ne dérange pas l’ordre public comme la loi l’établit. L’article 16 du Bill of Rights de Virginie se réfère, au contraire, au respect pour le Créateur, et déclare que toutes les personnes ont le même droit de professer leur religion selon les préceptes de leur conscience et qu’elles sont appelées à partager le devoir commun de la patience, de l’amour et de la compassion chrétiens. Cette différence illustre bien l’inspiration diverse de la Révolution française et américaine, malgré leur simultanéité. La Révolution française est une révolte
contre quelque chose : l’ancien régime, le roi, l’Église. La Révolution américaine, au contraire, garantit la liberté dans un monde nouveau, comme si l’histoire de l’humanité pouvait recommencer depuis le début et son esprit est profondément chrétien.
Alexis de Tocqueville, un aristocrate catholique français fidèle à son roi post-napoléonien, était profondément convaincu de cette différence quand en 1835 il publia le premier volume de son célèbre livre
De la démocratie en Amérique. Venant de France, il s’attendait à ce que les États-Unis soient un pays complètement sécularisé à cause de leur nette séparation entre état et religion. Mais il fut surpris de découvrir quelque chose de complètement différent : un pays profondément religieux à cause justement de cette séparation. Évidemment, il ne s’agissait pas d’une religiosité catholique mais inspirée sans aucun doute du Christianisme.
Obéissance au Pape
L’importance américaine accordée à la liberté religieuse fut fortement influencée par la
Lettre sur la Tolérance de John Locke, publiée pour la première fois en latin en 1689.
Préoccupé que les catholiques intolérants puissent reprendre la Grande-Bretagne, Locke déclara qu’un gouvernement doit considérer la religion comme une affaire privée de ses citoyens. Selon lui, le devoir du gouvernement consiste en la protection de la vie, de la liberté et de la propriété des citoyens. Il n’a pas de compétences en matière religieuse et d’autre part la Bible ne dit nulle part que les personnes doivent être obligées d’accepter un credo religieux. Il expliqua n’avoir pas étendu cette défense de la liberté religieuse aux catholiques parce que leur obéissance au Pape minait l’obéissance au pouvoir politique. Qu’une communauté politique doive être gouvernée par quelqu’un est évident ; mais les citoyens ne doivent pas se confronter avec deux autorités potentiellement susceptibles de se contredire mutuellement. Tout comme un gouvernement ne devrait, cependant, tolérer des athées, car sans la foi en un Créateur, les convictions morales présupposées par un état bien régulé ne survivraient pas longtemps.
En quelque sorte, il est compréhensible que l’Église catholique se soit longtemps opposée à ces affirmations. Étant donné que la version catholique du credo chrétien était l’unique vraie, elle s’attendait à ce qu’un gouvernement ou un gouvernant fassent leur possible pour promouvoir la foi catholique. Par amour de la paix, on aurait pu tolérer la présence de quelques non-catholiques ou même de non-chrétiens, mais un catholique n’aurait pas dû y penser comme à un état de choses idéal.
Au XVIIe et XVIIIe siècle, l’Église ignora largement les idées développées en Angleterre, en Amérique et, par exemple, celles soutenues en France par Rousseau dans son roman
Émile. Mais quand au début du XIXe siècle, ces idées commencèrent à se répandre parmi les catholiques, l’Église jugea opportun de réagir et sa réaction fut un « non » catégorique. Déjà en 1814, dans une lettre à un évêque français, Pie VII avait donné libre cours à son désappointement par rapport à l’article 22 de la récente constitution post-napoléonienne, qui non seulement garantissait la liberté de tous les cultes mais suggérait aussi que le gouvernement les protège et les soutienne.
Dix-huit ans plus tard, Grégoire XVI définit dans l’encyclique
Mirari Vos comme une erreur inconcevable, un vrai
deliramentum, une folie, l’idée que chacun fusse libre de suivre sa conscience. L’attaque portée par cette encyclique était dirigée contre ce qu’on appelait à l’époque l’« indifférentisme » : l’idée selon laquelle, spécialement par rapport au salut, cela n’a pas d’importance quelles sont les propositions considérées vraies et quelles valeurs sont affirmées.
Une autre expression était « tolérantisme » à laquelle aujourd’hui on préférerait peut-être l’expression «relativisme ». Le problème, cependant, était que l’autorité catholique ne savait pas encore distinguer entre ce qu’un catholique devait penser et ce que l’autorité civile, même aux yeux d’un catholique devait permettre.
L’idée qu’en définitive, un état catholique soit légitime était trop enracinée. L’absence d’une telle distinction devint toujours plus évidente quand, en 1864, Pie IX répéta dans l’encyclique
Quanta Cura le refus du
deliramentum et dans le tristement célèbre
Syllabus énuméra un nombre de propositions avec lesquelles un catholique ne pouvait être d’accord : que chacun soit libre de professer la foi qu’il estime être vraie (15), que l’État et l’Église doivent être séparés l’un de l’autre (55), que les croyances non catholiques peuvent légitimement être religions d’État (77) et que la liberté religieuse n’altère pas la morale et n’invite pas à la « peste de l’indifférentisme » (79). Léon XIII, dans l’encyclique
Libertas Praestantissimum de 1888, mettait en évidence comment non seulement la justice mais la simple raison interdit que le gouvernement poursuive une politique de garantie des mêmes droits et privilèges à toutes les confessions et religions. Bien que successivement les tons s’adoucirent, dans l’ensemble ce fut encore la façon de penser de Pie XII quand en 1953, il intervint lors d’une conférence de juristes catholiques.
Rupture avec la Tradition
Ce fut surtout cette tradition du XIXe siècle à pousser l’ex-Archevêque de Dakar, Marcel Lefèbvre, à se détacher de Rome après qu’une majorité écrasante d’évêques ait voté en 1965 en faveur de la
Dignitatis Humanae. Lui et ses fidèles considèrent la déclaration sur la liberté religieuse comme une hérésie manifeste. De fait, il n’est pas facile de dire en quelle mesure la
Dignitatis Humanae est un document qui contredit ce que les Papes du XIXe siècle soutenaient. Il ne s’agit certainement pas d’une constitution dogmatique et son objet n’est pas l’Église mais la communauté civile. Cependant, il est presque impensable que l’Église puisse revenir sur ce qu’elle a dit en 1965. Mais la déclaration reste une rupture indéniable d’une pensée dont les origines remontent, si non à l’époque de Constantin le Grand, à l’année 380, quand Théodose I déclara le Christianisme religion de l’Empire romain. Certains commentateurs ont suggéré que la situation avait déjà changé et que les autorités ecclésiastiques du XIXe siècle auraient souscrit à la
Dignitatis Humanae si elles avaient vécu dans la seconde moitié du XXe siècle. Mais est-il admissible que l’Église -adapte sa doctrine, même seulement celle sociale, aux différentes époques et situations ? Cette accusation continue à être prononcée par les lefebvristes et les autres traditionalistes : l’Église a cédé à l’esprit du temps et à une de ses idéologies les plus explicites. Bien que la façon d’argumenter de la Dignitatis Humanae soit étroitement théologique, et plus précisément christologique, il est évident que ses auteurs et les évêques qui la votèrent furent aussi influencés par ce que « le monde » pensait à cette époque.
Peut-être la meilleure manière de traiter ces questions fut proposée par Hans Urs von Balthasar, même si pas vraiment (ou pas seulement) dans le contexte dans lequel je suis en train d’évoluer maintenant. À l’époque moderne, soutient Balthasar, l’Église a occasionnellement négligé que ce qu’elle condamnait chez ses antagonistes, vrais ou présumés, pouvait être, et sans doute était réellement, quelque chose de semblable à un reste de son héritage. Balthasar justifiait cette observation à travers l’interprétation augustinienne de la
exspoliatio Aegyptiorum comme elle est proposée dans
De doctrina christiana : tout ce qui est vrai et valable provient de Dieu et les chrétiens ne devraient pas craindre de l’accepter même si transmis par un païen. Comme souvent il arrive dans l’histoire de l’Église, de longues réflexions et beaucoup de temps lui furent nécessaires pour découvrir et comprendre que Jésus-Christ lui-même aurait certainement voté pour la liberté religieuse comme principe de cohabitation humaine.
L’histoire que j’ai tenté de synthétiser est, pour nous catholiques, dans un certain sens embarrassante, spécialement si l’on considère le XIXe siècle. Cependant, d’une part, le progrès n’est pas et ne doit certainement pas être la question centrale de l’Église et de tout fidèle chrétien. Essentiellement, sauvegarder le
depositum fidei est plus important.
De l’autre, bien que beaucoup de temps ait été nécessaire à l’Église pour discerner ce qui pouvait et ce qui ne pouvait être accepté dans la revendication moderne de la liberté religieuse, la Dignitatis humanae est comme une expression de l’« esprit » du
Vaticanum secundum : tout en insistant sans ambiguïté sur la vérité, l’Église ne veut plus revendiquer aucun droit à toute forme de pouvoir mais seulement rejoindre les cœurs des personnes, ainsi que le fit Jésus-Christ.