Les massacres récents commis par les jihadistes à Paris et au Nigeria viennent confirmer que l’Islam contemporain vit un problème avec la violence. Face à ce défi historique, on voit déjà se dessiner une polarisation interne au sein du monde musulman, dans laquelle la confrontation avec le Christianisme pèse elle aussi de son poids.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:34:04

Le massacre de Paris, et ses retombées et ce qui va s’ensuivre, voit deux grands thèmes au moins se croiser : celui de la liberté d’expression et du sens qu’elle revêt pour l’Europe, et celui de la violence motivée par la religion. Sur le second point, on aimerait pouvoir liquider le carnage de Charlie Hebdo comme un geste isolé dû à quelques déséquilibrés. Ce serait beau, mais ce n’est pas réaliste, parce que l’Islam contemporain souffre de toute évidence d’un problème avec la violence, dirigée aussi bien contre les non-musulmans qu’en son propre sein : Nigéria, Mali, Kenya, Somalie, Égypte, Syrie, Iraq, Yémen, Afghanistan et Pakistan ne sont que quelques-uns des pays à forte présence islamique qui, ces dernières années, ont connu des massacres de matrice jihadiste. Si Paris fait horreur, rappelons-nous Peshawar, quand, il y a un mois à peine, les institutrices furent brûlées vives devant leurs élèves, ou l’offensive de Boko Haram au Nigeria, qui n’a guère été couverte dans les médias occidentaux à cause de sa concomitance avec les événements de Charlie Hebdo, mais qui a laissé sur le terrain plus de 2000 victimes, en arrivant jusqu’à utiliser des petites filles comme kamikazes. Dans plusieurs milieux musulmans, jusqu’à une date récente, on recourait souvent à une sorte de raccourci rhétorique pour éviter de devoir rendre compte de la réalité inquiétante du radicalisme violent : présenter ces actions comme une riposte, extrême certes mais au fond légitime, à une agression précédente. D’où l’idée, encore très répandue dans certains pays, que c’est l’Islam qui subit une attaque, de sorte que le jihadiste serait un résistant ou, en alternative, un agent provocateur de l’ennemi. Et pourtant, ces tentatives d’auto-absolution, qui sont apparues y compris à l’occasion des derniers événements, apparaissent de moins en moins crédibles. Avant tout parce que les massacres se répètent sur un rythme de plus en plus serré. S’il est vrai que la violence, une fois enclenchée, tend à se reproduire comme un virus contagieux, on peut malheureusement présumer que le phénomène va continuer à croître en intensité jusqu’à atteindre le paroxysme d’une crise (Y sommes-nous déjà arrivés ? C’est cela, la véritable question) qui devra nécessairement amorcer la voie vers une solution. Du reste, il y a déjà aujourd’hui bon nombre de musulmans qui parlent ouvertement de crise ou, comme l’a fait Ridwan al-Sayyid sur Al-Sharq al-Awsat en septembre dernier, d’une maladie contagieuse, celle de l’extrémisme, que l’EIIL et autres mouvements analogues rendent manifeste. « La religion – observe l’intellectuel libanais avec une grande lucidité – se faisant l’illusion de se réaliser elle-même [par cette voie], est absorbée par la lutte pour le pouvoir, se morcelle et s’effondre ». La globalisation de l’information fait le reste, réduit les cônes d’ombre et projette une lumière implacable sur les faits dans leur nudité, à la limite de la spectacularisation. Toutefois, le sens profond des difficultés qui travaillent aujourd’hui le monde musulman n’est probablement pas compréhensible si l’on oublie le contexte global dans lequel il est désormais inséré et, en particulier, la confrontation, inévitable, avec le Christianisme. L’abandon de la violence sacrale, initiée avec l’événement Christ, atteint précisément en ce siècle, à partir des guerres mondiales, une clarté d’une limpidité cristalline dans le magistère (il suffit de penser aux dernières interventions du pape François) et dans le témoignage désarmé de tant de martyrs. Il n’est pas déraisonnable d’émettre l’hypothèse que cette prise de conscience accrue commence à se poser, comme un défi, également aux autres traditions religieuses. Elle suscite un double mouvement, d’accueil et de refus. L’indifférence n’est plus possible. On peut de ce fait prévoir que dans le monde musulman également, la polarisation pour ou contre la violence au nom de Dieu tendra à s’accentuer. La zone grise de la religiosité archaïque se rétrécit et le choix entre un sens religieux authentique et une foi réduite à une idéologie ne peut plus être renvoyé. (article publié sur le quotidien Avvenire, le 9 janvier 2015)