Le phénomène des "think tanks", les centres d'études qui influencent et élaborent souvent la politique étrangère américaine

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:50:33

C'est un matin quelconque d'automne à Washington. A peu d'îlots de la Maison Blanche, au douzième étage d'un édifice qui surgit juste en face du quartier général du National Geographic, des dizaines de personnes prennent le café et conversent aimablement dans le Wohlstetter Conference Center, la salle de conférences ouatée et accueillante de l'American Enterprise Institute (AEI), un des think tanks les plus influents des USA.

Quand le public prend place le microphone s'allume en face de Wafa Sultan, une psychiatre américaine d'origine syrienne, devenue célèbre pour ses attaques sur le network Tv arabe Al Jazeera contre l'extrémisme islamique. La professeur se lance dans une dénonciation passionnée des violations des droits humains pour les femmes qui vivent au Moyen-Orient. Elle cite d'abord le cas d'une mère palestinienne qui, en 2003, a étranglé sa fille pour protéger «l'honneur» de la famille, après que la jeune fille ait été violée par un de ses propres frères. Elle raconte ensuite comment en 2002, en Arabie Saoudite, les agents de la Commission pour la Promotion de la vertu et la prévention du vice, ont empêché les étudiantes d'un dortoir féminin de quitter l'édifice bien qu'il ait été en flammes parce qu'elles ne portaient pas le voile et la abaya.

« Quel vice allaient-ils prévenir ? » s'échauffa Wafa Sultan. « Quelle vertu voulaient-ils promouvoir ? »

Une après l'autre, sur la foulée de l'attaque de la psychiatre américaine, sept femmes moyen-orientales prennent la parole pour dénoncer des scènes semblables et des interprétations répressives de la shari'a par rapport aux femmes au Liban, en Tunisie, en Egypte et dans d'autres pays. Des scènes semblables se répètent avec une fréquence presque quotidienne dans les centres d'études de toute tendance dont la capitale américaine est disséminée. Le monde arabe et le monde musulman en général ont toujours été radiographiés avec attention par Washington, à la recherche de stratégies pour tenter de donner au Moyen-Orient une connotation qui suive la ligne de la politique étrangère américaine. Sous les différentes administrations ces tentatives se sont souvent traduites en frustrations ou incompréhensions, mais aussi en liens solides comme ceux qui unissent les Etats-Unis à l'Arabie Saoudite et aux différents émirats du Golfe, ou bien en virages dans les relations bilatérales comme celui qui s'est produit ces dernières année entre les Etats-Unis et la Libye.

Conditionner et chercher à influencer les choix de la Maison Blanche, du Département d'Etat, du Pentagone ou du Congrès sur le thème des rapports avec le Moyen-Orient et le reste du monde musulman est une entreprise qui engage chaque jour dans la capitale américaine des milliers de lobbyistes, d'experts et de diplomates des pays intéressés. Mais ce sont surtout les think tanks qui jouent un rôle décisif. C'est ici, avec des événements comme celui qui a eu comme protagoniste la professeur Sultan, que se décide une bonne partie de la politique étrangère américaine. Et après le 11 septembre 2001, même dans ces réservoirs du savoir et de la pensée, il n'y a pas de thème plus « chaud » que celui des rapports entre l'Occident et l'Islam.

Contre l'Esclavage

La définition de ce qu'il faut considérer think tank et les origines mêmes du terme sont incertaines. Selon John C. Goodman, qui, dans les années de la présidence de Reagan, fonda à Dallas, au Texas, le National Center for Policy Analysis, de tendance conservatrice, les think tanks sont fondamentalement des « fabriques d'idées ».

« Les sources les plus importantes du changement politique - a écrit Goodman, dans un essai - qui a ce phénomène comme objet ne sont pas les politiciens, les partis politiques ou les contributions financières. Ce sont au contraire les idées nées dans les campus universitaires, dans les think tanks et dans les autres organisations qui circulent dans le pays et qui se consacrent à la recherche »

De l'avis de Goodman, la Society for the Abolition of the African Slave Trade, une organisation contre l'esclavage fondée par l'Anglais Thomas Clarkson peut être considérée aujourd'hui comme l'ancêtre des institutions actuelles. D'autres attribuent la paternité du phénomène des think tanks à la Fabian Society of Britain (1884). Aux Etats-Unis, une des réalités encore aujourd'hui parmi les plus actives dans le panorama des centres d'études de ce genre, la Brookings Institution, fut fondée en 1916. Mais la première fois où le terme think tank, importé de Grande-Bretagne, a été utilisé pour définir une organisation ayant les caractéristiques de celles qui dominent aujourd'hui la politique étrangère et la recherche américaines, remonte au mois de décembre 1945.

Si les fabriques d'idées sont actuellement dans leur presque totalité des sociétés no profit, qui vivent de financements privés considérables, de riches héritages laissés par des mécénats, ou de rapports avec les universités, à l'origine de ce phénomène comme cela arrive souvent aux Etats-Unis il y a l'initiative des militaires. Le commandant de l'Air Force pendant la Deuxième guerre mondiale, le Général H.H. « Hap » Arnold, avait été impressionné par la capacité des hommes de sciences de produire, au cours des années du conflit, des innovations qui, à la fin, avaient assuré la victoire aux Etats-Unis. Le Manhattan Project, qui avait abouti à la création de la première bombe atomique, avait en effet travaillé comme think tank finalisé à un projet bien spécifique. Une fois la guerre terminée, Arnold voulait préserver ces capacités innovatrices dans le domaine militaire et, au mois de décembre de l'année qui avait marqué la fin du conflit planétaire, il avait fait démarrer un projet baptisé Research And Development.

En mars 1946, RAND naissait des initiales de ce projet, c'était le premier véritable think tank du monde, qui avait débuté comme un département de la société aérienne Douglas Aircraft à Santa Monica, en Californie. Aujourd'hui RAND Corporation est une organisation no profit qui réunit 800 chercheurs concentrés surtout aux sièges de Californie et de Washington. Dans la capitale américaine les bureaux occupent une grande partie d'un immeuble à Arlington avec les fenêtres qui donnent sur le Pentagone, tout proche. RAND est un exemple significatif de ce qu'est un think tank contemporain.

Une fois passée l'époque où les chercheurs des centres d'études notaient leurs idées sur d'anonymes bloc-notes à l'usage de sénateurs et de ministres, ces citadelles de la pensée fournissent aujourd'hui, à jet continu, des rapports dont la graphique est séduisante, des volumes dont les reliures et les couvertures n'ont rien à envier aux éditeurs commerciaux, des newsletters qui joignent les cases électroniques de milliers d'usagers dans le monde entier. Leurs sites web sont dotés de toutes les fonctions multimédiales enregistrements audio des conférences, vidéo des débats, rapports d'intelligence et analyses diffusées en podcast - et les banques de données qu'ils mettent à disposition sont très précieuses. Le panorama des think tanks de Washington est souvent le reflet des chocs idéologiques et politiques dont la capitale américaine est le terrain favorable. Et c'est ainsi que les doctrines neocon qui ont eu une grande place dans les années de l'administration de Bush trouvent en réalité leurs sanctuaires dans des réalités comme l'AEI ou le Project for the New American Century, sous la présidence d'un des néo-conservateurs américains les plus connus, William Kristol.

Les idées conservatrices les plus traditionnelles sont promues par l'Heritage Foundation, qui fait autorité et qui montre aussi logistiquement sa propre influence sur le Congrès grâce à un quartier général qui se trouve à deux pas de Capitol Hill. La politique libérale et progressiste mûrit au contraire dans les bureaux de certaines institutions comme le Center for American Progress dirigé par John D. Podesta, ex-chef de l'équipe du Président Bill Clinton. La Brookings Institution aussi est orientée à gauche ; c'est un des think tanks les plus actifs de la capitale, tandis que le Cato Institute se caractérise par une position libertaire. Les centres d'études qui se disent et qui sont en réalité indépendants et auxquels on ne peut pas mettre d'étiquette politique, ne manquent pas. C'est le cas du Center for Strategic and International Studies (CSIS), du SAIS (le lieu de réflexion de politique étrangère de la John Hopkins University), et de fondations et centres de recherche super partes comme le Woodrow Wilson Center, qui se caractérisent d'autre part par la présence d'un grand nombre de spécialistes d'autres pays.

Mais des experts de toutes les parties du monde et ces dernières années surtout des spécialistes des questions islamiques font partie du staff de tout think tank, qui, pour garantir un flux réel d'idées, ont un besoin constant de nouvelle sève, provenant aussi de l'étranger. Des personnalités qui ont dû s'enfuir de leurs pays pour différentes raisons trouvent souvent refuge dans les centres d'études américains. Si une fois c'étaient des exilés politiques ou des ex-espions de l'URSS et des pays du bloc soviétique, aujourd'hui ce sont souvent des personnages comme Ayaan Hirsi Ali, le représentant politique hollandais d'origine somalienne, connu pour ses critiques de l'Islam, qui a quitté les Pays-Bas et qui travaille maintenant à l'AEI.

Impact Positif

« Tout think tank qui n'a pas de musulmans aujourd'hui dans son staff est bien au-dessous du seuil d'influence », explique à Oasis Jeffrey Addicott, directeur du Center for Terrorism Law à San Antonio, Texas, un think tank lié à la St. Mary's University School of Law. « Nous en avons trois - ajoute-t-il - et ils nous offrent une perspective précieuse. Du moment que les Etats-Unis sont en très grande partie un pays chrétien, il y a toujours le risque d'avoir peu de données de références dont il faut tenir compte pour comprendre la perspective musulmane des choses. Le ton d'un think tank doit refléter des input équilibrés, pour éviter que ne prennent pied dans la recherche des idées ethnocentriques ». Addicott dirige l'unique institution de ce genre dans plus de deux cents facultés de droit des Etats-Unis et revendique le fait que le milieu académique éloigné de la capitale est une garantie d'indépendance et de liberté par rapport au climat politisé que l'on respire à Washington.

« Nous recevons des financements aussi bien des privés que du gouvernement explique-t-il mais je n'accepte pas de fonds qui imposent un résultat prédéterminé pour nos recherches. Nos bailleurs de fonds comprennent cette indépendance. Ces trois dernières années, par exemple, j'ai été dans certains cas critique par rapport à l'Administration de Bush sur une vaste gamme de questions légales et, dans d'autres cas, j'ai jugé les choix de façon positive »

Vu dans l'optique de celui qui se tient à une certaine distance de Washington, la réalité des think tanks se prête à de nombreuses considérations critiques. « Ces institutions ont toujours eu par tradition un fort impact sur la façon dont la politique étrangère américaine est façonnée», affirme Mehdi Noorbaksh, professeur d'Affaires internationales à la Harrisburg University, en Pennsylvanie. C'est un impact positif, pour le Professeur Noorbaksh, lorsque les administrations montrent qu'elles savent écouter les chercheurs de diverses tendances. Mais à Washington, ajoute-t-il, « il y a des think tanks créés dans le seul but de promouvoir une certaine liste de questions à discuter et certains intérêts. AEI par exemple est en grande partie en faveur d'Israël et contre ceux qui sont considérés comme les intérêts du monde musulman ».

« Après le 11 septembre - affirme Noorbaksh - deux groupes ont dominé l'approche américaine et la politique pour le Moyen-Orient. D'une part les groupes d'intérêt qui dominent des organisations comme l'AEI, d'autre part les idéologues qui contrôlent l'Administration. Les uns et les autres ont une approche pleine de préjudices par rapport à la région moyen-orientale et à la foi islamique ; ils ont projeté par rapport aux musulmans une politique qui s'est attirée le ressentiment de ceux-ci contre Washington. Il y a eu toutefois des exemples de think tanks qui, à l'époque qui a suivi le 11 septembre se sont opposés à cette ligne, comme Brookings, Foreign Policy Association et le Middle East Policy Council ».

S'il y a une limite que les think tanks ont montrée au cours des années qui ont suivi l'attaque des Tours jumelles et du Pentagone, selon Addicott, c'est celle d'avoir orienté l'Administration Bush vers un ennemi mal spécifié. « Le gouvernement et une bonne partie des think tanks - explique-t-il - ont adopté une définition, "guerre au terrorisme", qui ne décrit pas le phénomène. Nous ne nous battons pas contre une tactique comme le terrorisme. Nous ne sommes pas non plus en train de combattre tous les groupes terroristes éparpillés dans le monde. Nous ne nous battons pas non plus contre l'Islam. Nous combattons au contraire les groupes militants d'extrémistes islamiques qui visent à frapper l'Amérique avec une grande violence. Al Qaeda cherche à donner de la guerre actuelle l'image d'une guerre entre l'Islam et l'Occident, mais les think tanks n'ont pas encore tout à fait compris comment il faut répliquer à ce genre de propagande ».

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