On a parfois l'impression d'avoir perdu la conscience que la conquête d'un bien précieux ne peut vivre que d'un mouvement perpétuel, d'une inquiétude ; que la stupeur pour l'odyssée accomplie jusqu'ici se soit perdue.
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:50:34
Que peut-il y avoir de pire qu'une démocratie « satisfaite » ? Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus illusoire et autodestructif pour une culture politique que de croire qu'elle a finalement abouti à une sorte de « dernière Thulé » des droits fondamentaux. Des droits qui ont pris racine, qui se sont transformés de libres vagues de la mer soulevées par le vent en arbres cloués au sol, ayant peur du vent. La « terre des libres » est une très belle image, mais elle l'est surtout parce qu'elle nous rappelle que ce sont ceux qui continuent à lutter pour affirmer leurs propres droits qui sont libres, qui ne se rendent pas et qui savent que les droits non seulement peuvent être perdus, mais qu'ils doivent être au contraire conquis et reconquis chaque jour. Mais la terre des libres est aussi une image poignante parce qu'elle nous rappelle que la liberté est toujours un horizon, une « tension vers ».
On a parfois comme l'impression que l'Occident a perdu la conscience du « voyage infini de la liberté » qui ne peut vivre que d'un mouvement perpétuel, d'une inquiétude. On dirait parfois que la stupeur pour l'odyssée accomplie jusqu'ici, quoique longue et douloureuse et en même temps épique et incroyablement passionnante, s'est perdue : avec toutes ses contradictions, ses misères et sa grandeur. Cette incapacité de s'étonner, de se reconnaître (pas tellement dans les racines lointaines, mais surtout dans les incrustations et dans les remaniements qui font que notre quille est unique parmi toutes les autres, à cause des vicissitudes particulières qu'elle a supportées, des eaux qu'elle a traversées), se joint à une sorte de ma-laise envers « les autres », envers ce qui est différent de nous. Un tel malaise peut assumer soit les tons de la fermeture xénophobe, soit ceux du relativisme culturel, et suggérer autant d'hypothèses d'un apartheid politique et culturel planétaire (« que chacun se gouverne comme il veut : qui sommes-nous pour affirmer que la démocratie libérale est la meilleure forme de gouvernement possible ? »), que de politique paternaliste (« la construction de la démocratie requiert des temps très longs : quand ces sociétés seront prêtes elles passeront à la démocratie ; l'important est de ne pas interférer »).
C'est seulement en observant les cicatrices de l'Occident, en les parcourant avec l'affection et la surprise avec lesquelles Euryclée reconnaissait le méconnaissable Ulysse, que nous pouvons dialoguer avec les autres sur la façon dont la voie particulière de l'Occident a été celle de dévoiler la liberté, dans un cheminement pas du tout linéaire, qui en a toutefois autant tracé le destin qu'il en a connoté les traits politiques et culturels. La liberté n'est certes pas une invention occidentale : elle est une aspiration commune à tout être humain, conséquence naturelle de son intelligence et de la conscience de soi. On peut tranquillement parler d'une aspiration universelle à la liberté. Plus encore que l'analyse des doctrines et des expériences diffuses dans le temps et dans l'espace, le bon sens semblerait devoir suffire à nous faire croire que, en tant qu'être raisonnable et raisonnant, l'homme aspire à être libre, c'est-à-dire à se soustraire, que ce soit même par des voies différentes, à l'arbitrage des autres au nom de sa propre liberté. Sa diffusion transversale aux époques et aux civilisations et même les vicissitudes alternées de sa chance, également transversales font immédiatement place nette de ceux qui veulent voir dans l'Occident le seul dépositaire de la « valeur » de la liberté. Le fait d'avoir parié politiquement sur la liberté, d'avoir reconnu cette aspiration et de l'avoir transformée dans la mère de tous les droits, et dans le concept philosophique et politique le plus révolutionnaire que l'on puisse imaginer, est toutefois typiquement occidental.
Une fois que cette intuition extraordinaire a été saisie, il est devenu possible, pour l'Occident, d'entreprendre un parcours capable de décliner sous forme de droits les besoins communs à chaque être humain. Au fond, on pourrait dire de façon presque provocatrice, que le Westlicher Geist se trouve dans le fait d'avoir reconnu l'existence de « besoins universels » et de les avoir transformés en « droits universels ». Pour réussir une telle entreprise, l'Occident a profité des apports particuliers de la culture grecque, avec sa capacité de graver les catégories politiques, de la culture romaine, incroyablement douée dans l'invention des institutions juridiques, et du message chrétien qui a été capable de placer l'homme au centre de sa réflexion. Il faudra attendre le siècle des Lumières (et passer à travers le nœud crucial du Christianisme) pour que, d'une liberté entendue comme la plus haute forme d'autonomie politique d'un peuple (l'autogouvernement d'une communauté, libre des impositions des autres communautés ou de la tyrannie d'un individu) on arrive à définir la liberté des citoyens comme la pierre angulaire de cette forme de gouvernement qui protège aussi l'individu qui n'est pas d'accord de la dictature de la majorité. L'affirmation de cette idée de « démocratie qui incorpore la liberté » et qui associe donc des hommes nés libres et égaux dans une communauté politique de citoyens, au lieu de faire descendre de la liberté de la polis la liberté de ses citoyens part de la reconnaissance de la centralité de l'individu, particulièrement fondée et fusible dans le message évangélique.
Il n'y aurait rien de plus faux que d'imaginer le cheminement de la liberté et des droits dans l'histoire occidentale comme une sorte de marche triomphale. Dans la réalité, ce qui permet à la liberté et aux droits de s'affirmer, c'est le conflit. On pourrait dire que c'est le conflit qui oblige la politique à avoir affaire avec les droits et la liberté, en se rendant profondément compte que les uns et l'autre ne peuvent pas être accordés, mais seulement conquis. C'est donc dans le conflit que se trouve l'origine de la liberté, et c'est dans le conflit réglé progressivement et privé de ses aspects violents, et donc accepté comme la dynamique naturelle des intérêts, que se trouve la sauvegarde des droits. La transformation de l'Etat moderne, c'est-à-dire celle qui représente peut-être la plus grande réalisation conceptuelle et institutionnelle de la culture politique occidentale, illustre bien la dynamique conflictuelle qui construit la liberté et les droits comme le trait connotant de notre histoire commune. La tension entre la société civile et les institutions politiques est celle qui fait en sorte que, tandis que la société se transforme, en toujours plus pleine connaissance de cause, en « peuple », c'est-à-dire en communauté essentiellement politique, l'Etat assume progressivement les formes libérales et démocratiques qui respectent, sauvegardent et mettent au point les droits des citoyens.
Guerres de Religion
Ce n'est pas du tout un hasard qu'à l'origine de la parabole ascendante de l'Etat moderne, en-tre le XVIe et le XVIIe siècle, il y ait les guerres de religion qui enflammeront la christianité pendant plus d'un siècle. La liberté religieuse est en même temps la plus intime et la moins individuelle des libertés : elle concerne les croyances concernant la mort et la vie éternelle possible de tout être humain, mais elle a besoin d'un espace communautaire et public (même s'il n'est pas politique) pour être partagée par les fidèles qui s'y reconnaissent. L'affirmation de l'Etat et le processus progressif de sécularisation, la laïcité des institutions politiques et la liberté religieuse se trouvent en même temps dans notre expérience et dans la voie que l'Occident a parcourue pour arriver à la liberté. Sans la capacité d'affronter et de résoudre la question complexe et incandescente de la liberté religieuse, au point d'abordage de laquelle se trouve la nécessité de faire cohabiter dans la même arène politique des croyances absolues et souvent alternatives dans la nature et le but lui-même de la vie humaine, même l'institution d'état aurait probablement fait naufrage.
Aujourd'hui, en Occident, nous sommes appelés une nouvelle fois à l'ancien défi : rencontrer l'autre en conservant le sens de notre appartenance. C'est-à-dire faire en sorte que ces absolus qui ne peuvent que partager le même temps et toujours davantage le même espace, puissent le faire harmonieusement : «avec tous les efforts, mais pas à n'importe quelle condition». Les absolus doivent en effet rester des absolus et ne pas être réduits à des croyances relatives, parce qu'autrement nous réduirions la politique à un jeu d'illusionnistes. Mais ce faisant, ils doivent accepter de ne pas entrer en conflit, et consentir à la médiation de la politique et des formes institutionnalisées que la politique a assumées dans notre histoire, et auxquelles nous ne voulons ni ne devons renoncer. Les rapports entre liberté, démocratie et confessions religieuses ne sont absolument pas linéaires, c'est chose sue, et quoique la vulgate aujourd'hui prédominante soit celle du caractère naturellement pacifique des religions, la vérité historique est que les religions sont ce que leurs représentants et responsables en font au cours du temps. C'est pourquoi elles ont représenté, justement dans l'histoire de l'Occident, (improprement, certes, mais effectivement), le drapeau au nom duquel des chocs politiques féroces ont eu lieu. D'autre part, on ne peut pas oublier que les Eglises qui revendiquaient leur propre liberté avant tout là où elles représentaient des minorités persécutées, jouèrent un rôle central dans l'affirmation d'une démocratie qui incorpore la liberté. On commence ainsi à mieux comprendre dans quel sens, en termes de valeurs, il existe une special relationship entre démocratie et Occident.
Ailleurs la question religieuse reste un point délicat qui risque de rendre extrêmement complexe l'affirmation de la démocratie. En occident, bien qu'à travers un long processus articulé et pendant longtemps incertain, ce rapport a été affronté et résolu : certainement grâce à la sécularisation ; mais aussi grâce au fait qu'au sein de la tradition chrétienne étaient présents les éléments essentiels nécessaires pour affirmer la vision de la démocratie et de la liberté : c'est-à-dire la valeur absolue de l'individu. Au moment où nous acceptons cet énorme défi en ayant conscience que la lourde tâche de fixer des limites et d'assigner des responsabilités (de même que d'établir ce qui n'est pas traitable) n'appartient à rien d'autre qu'à la politique quand ce sont les droits et les libertés des individus qui sont en jeu, nous ne pouvons certainement pas oublier que dans nos sociétés ce sont justement la politique et ses formes institutionnelles qui jouissent d'un prestige incertain et d'une méfiance aussi facile que diffuse.
Nous avons perdu la conviction que la politique est avant tout une activité créatrice de ressources adjointes par rapport à celles qui sont produites dans le domaine économique. Mais ce sont surtout les institutions de la représentation politique qui sont en crise, dans la revendication légitime et nécessaire de leur propre généralité et universalité, qui est toujours moins reconnue par les nombreux segments et morceaux dans lesquels les sociétés occidentales sont en train de se désarticuler. Il ne s'agit pas ici d'une diffusion du pouvoir, d'un changement de son état, vers cette « liquidité » qui est devenue une métaphore facile et omnivore dans la description sociologique. Il s'agit au contraire du fait qu'elle devient corporation, de sa coagulation autour des ganglions ossifiés des nouveaux (et des anciens) intérêts particuliers : qui reconnaissent comme légitime seulement le pouvoir qui les représente totalement, et qui refusent la légitimité substantielle à tout pouvoir public qui s'obstine à croire à sa fonction générale et créatrice. Il y a un aspect qu'il est important de souligner, pour éviter tout possible malentendu. L'existence de la relation spéciale entre démocratie et liberté, d'une part, et Occident, d'autre part, ne nie pas l'universalité de la valeur de l'une et de l'autre. En même temps, l'affirmation qu'il existe une aspiration universelle à la liberté et à la démocratie n'ôte rien à l'argumentation de leur spécificité historique occidentale.
C'est dans l'expérience historique occidentale qu'on enregistre de façon accomplie la tension irrésolue entre des valeurs retenues universelles, et en tant que telles supérieures à n'importe quelle tradition ou norme particulière, et la protection spécifique dont elles ont besoin à travers des règlements concrets et des mises en ordre institutionnelles. C'est alors qu'on commence à apercevoir dans quel sens nous pouvons encore parler de démocratie et de liberté comme d'une intime cohérence, d'un héritage occidental, qui aspire aujourd'hui à être partagé bien au-delà des frontières mobiles de sa terre d'origine. Ce qui caractérise l'expérience démocratique occidentale et qui en marque le succès, ne l'oublions pas c'est cette triangulation particulière entre une société civile qui incarne, réalise et considère vraies des valeurs déterminées, des institutions politiques qui les protègent et une culture politique qui est l'expression de la société civile dans son rapport avec les institutions politiques.