A l'époque du terrorisme global la nécessité d'assurer le déroulement de la vie sociale et de la protéger de l'attaque extérieure risque de limiter la jouissance des droits que l'on veut sauvegarder

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:50:33

La nécessité de garantir la sécurité des citoyens peut-elle mettre à risque la jouissance des droits fondamentaux et les garanties de liberté ? La réponse à cette question est d'actualité car elle pousse à rechercher et à définir un critère de jugement pour évaluer si et dans quelles limites des mesures restrictives de ces droits sont légitimes lorsqu'elles sont adoptées pour s'opposer au terrorisme. Mais la même question a un fondement qui dépasse l'actualité, car elle permet de mieux comprendre l'essence des libertés et des droits fondamentaux. En effet, si les droits fondamentaux constituent un patrimoine juridique de la personne, qui n'est pas attribué par l'Etat, mais qui doit être reconnu et garanti par tout système judiciaire en tant qu'inhérent à la dignité de l'homme, comment ces droits peuvent-ils être limités ou restreints sans blesser la digni¬té même de la personne ? Encore, des droits communément qualifiés d'inviolables peuvent-ils être limités ou restreints sans que cela ne détermine pour eux une lésion ? Et si ces droits sont inaliénables, comment peut-on justifier un échange entre davantage de sécurité et restrictions dans la jouissance des droits ?

La question initiale se multiplie et peut se développer en une série d'autres questions qui ouvrent la perspective d'une antithèse entre l'exercice pacifique des droits fondamentaux et les exigences de sécurité. La nécessité d'assurer un déroulement ordonné de la vie sociale et de protéger ces droits de l'attaque de ceux qui ne les reconnaissent pas, et qui au contraire combattent avec la violence terroriste les sociétés qui les placent à la base de la vie sociale, pourrait amener à limiter la jouissance même des droits que l'on veut garantir. Avec le paradoxe que la défense des droits peut amener à leur violation ou, pour le moins, à en restreindre le libre exercice. Ces considérations proposent, dans de nouveaux termes, des questions débattues depuis longtemps se référant à des situations qui déterminent un tel état de nécessité pour la sécurité publique qu'il justifie des mesures exceptionnelles : pour défendre la Constitution d'agressions internes, accomplies par des actes révolutionnaires, ou pour défendre l'Etat d'agressions extérieures, accomplies par des actions de guerre. La nouveauté dans l'expérience actuelle est présentée par le terrorisme structuré et systématique qui se propose comme instrument d'un conflit armé non territorial, et qui agit en dehors des actions belliqueuses traditionnelles, sans observer les règles que la communauté internationale elle-même prévoit pour la guerre. Cela met à risque le déroulement ordinaire de la vie sociale et tend à frapper la communauté et les institutions des systèmes démocratiques qui comprennent comme élément essentiel la protection des droits fondamentaux.

Le trouble de l'ordre constitué qui dans la réalité se manifeste dans ces situations extraordinaires, justifie seulement les mesures exceptionnelles qui sont nécessaires à la sauvegarde de la communauté, à préserver les institutions, garantir la vie, l'intégrité et la sécurité des citoyens. Toutefois la justification des mesures exceptionnelles se situe sur un terrain glissant qui risque de conduire non pas à la sauvegarde, mais plutôt à la rupture de la constitution et à compromettre les droits fondamentaux qu'elle garantit et qu'elle protège. Pour que cette issue négative ne se produise pas, il est nécessaire que les mesures adoptées soient rigoureusement circonscrites dans le temps et dans les contenus. Elles peuvent déroger au système et à la discipline ordinaire seulement pour la durée d'une urgence, qui est temporaire par nature et si l'urgence ne peut pas être affrontée autrement. Toute mesure qui limite la jouissance de droits fondamentaux doit toujours en sauvegarder le noyau restreint et essentiel ; en outre il doit s'agir d'une mesure nécessaire pour contraster un danger spécifique et concret d'agression aux biens essentiels à protéger et la mesure adoptée doit être proportionnée à la gravité du danger et de l'agression. A ces conditions substantielles s'ajoutent d'autres garanties de caractère formel. L'adoption de mesures singulières ne peut pas être disposée dans l'exercice d'un pouvoir privé d'équilibre et de contrôles. Il doit s'agir de mesures prévues par la loi dont l'application peut être soumise au contrôle d'un juge indépendant du pouvoir qui dispose et met en pratique les mesures restrictives.

Tous les droits fondamentaux ne sont pas susceptibles des limitations qui trouvent ces justifications. Le sacrifice de la vie et de l'intégrité physique de la personne qui constituent des biens suprêmes et non récupérables ne peut en aucun cas être imposé. Mais il est également difficile d'imaginer que puissent être justifiées des mesures qui retombent sur l'inviolabilité morale de la personne : sur son identité, sur sa dignité, sur la liberté de conscience et de religion, sur la liberté de pensée, sur l'égalité devant la loi, sur la responsabilité pénale personnelle et sur le droit à un juste procès dans lequel soient assurées les garanties de la défense.

On peut faire des considérations en partie différentes pour les droits qui concernent les relations de la personne. Dans ce domaine les situations d'urgence peuvent justifier certaines restrictions raisonnables et temporaires à l'exercice de certains droits : à la liberté de circulation, de réunion et d'association, au secret de la correspondance et des communications, à la réserve dans la sphère personnelle et privée, jusqu'aux restrictions de la liberté personnelle admises dans le cas où des délits auraient été commis. Des garanties d'autant plus incisives que les restrictions sont invasives, sont toutefois nécessaires afin d'éviter que l'urgence soit l'occasion d'appliquer des mesures qui vont au-delà de ce qui est strictement indispensable pour la finalité qui les justifie, ou qui ne sont pas protégées par les garanties formelles qui doivent être prévues pour leur application.

La distinction entre les droits qui concernent la personne dans sa consistance physique et morale et les droits qui concernent la vie de relation, les rapports avec les autres et la dimension pourtant essentielle de la socialité n'introduit pas de hiérarchie parmi les droits fondamentaux. Elle met plutôt en évidence une différence dans la structure de ces deux groupes de droits. Dans le groupe de droits qui concernent la consistance même de la personne toute limitation se manifeste comme violation du droit et non seulement comme limitation de son exercice. Dans les droits qui retombent sur la vie de relation, les restrictions, si elles sont adoptées selon les principes de proportionnalité et de bon sens, limitent et compriment l'exercice du droit, mais ne le suppriment pas.

Ces considérations développées de façon sommaire ne sont pas le fruit d'une élaboration abstraite, mais elles reflètent la formulation de principes communs à des actes et des conventions internationales qui énoncent et qui protègent les droits de l'homme. La Déclaration universelle des droits de l'homme (1948), en offrant un catalogue essentiel des droits fondamentaux, établit en général que « dans l'exercice de ses droits et de ses libertés, chacun doit être soumis seulement aux limitations qui sont établies par la loi pour assurer la reconnaissance et le respect des droits et des libertés des autres et pour satisfaire les justes exigences de la morale, de l'ordre public et du bien- être général dans une société démocratique » (art. 29). Une formulation plus claire des mêmes principes est contenue dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (proclamée à l'occasion du Conseil européen de Nice en 2000), qui s'inspire des valeurs universelles des droits inviolables et inaliénables, qui établit ce qui suit : « d'éventuelles limitations à l'exercice des droits de liberté reconnus par la Charte doivent être prévus par la loi et respecter le contenu essentiel de ces droits et liberté. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que là où elles sont nécessaires et où elles répondent effectivement à des finalités d'intérêt général ou à l'exigence de protéger les droits et les libertés d'autrui » (art. 52).

Les droits fondamentaux et les garanties prévues pour ceux-ci doivent trouver une application générale qui corresponde à la vocation universelle qui les caractérise. Même ceux qui ne les reconnaissent pas, qui ne les garantissent pas aux autres et qui, au contraire, les combattent ne peuvent pas être exclus de la jouissance des droits fondamentaux. Le titulariat et l'exercice des droits de liberté ne peuvent pas être conditionnés par le respect que d'autres ont pour les mêmes droits, faisant ainsi manquer la caractéristique essentielle de leur inviolabilité. La liberté doit au contraire être aussi assurée aux ennemis de la liberté. Autrement elle perdrait l'absoluité, pour devenir relative et conditionnée, en arrivant même à dépendre d'éléments contingents et étrangers à la personne titulaire du droit. L'universalité et l'absoluité des droits fondamentaux exigent, au contraire, qu'on en impose le respect même à ceux qui ne les reconnaissent pas, rendant légitime l'intervention de la communauté internationale à l'égard des états qui les violent. On ne peut donc pas admettre que la jouissance des droits et des libertés fondamentales dépende de la réciprocité de la reconnaissance et qu'en restent exclus les citoyens de pays qui ne reconnaissent pas les mêmes droits et qui n'appliquent pas de garanties égales. Cela amènerait à uniformiser au minimum, et dans quelque cas à exclure tout à fait le niveau de protection tandis que l'orientation constante de toute convention internationale en matière de droits fondamentaux admet au contraire, et tend à solliciter une protection plus étendue que celle que la convention elle-même prévoit comme niveau minimum de protection. Une fois refusé le critère de la réciprocité comme conditionnant pour la jouissance des droits fondamentaux, il faudrait plutôt affirmer le principe de leur expansion. Le fait que ces droits sont innés, qu'ils sont le patrimoine juridique inéliminable de la personne, n'en admet pas une restriction qui reflète des limitations apportées à d'autres institutions, mais impose au contraire que les mêmes droits s'étendent à chaque institution, en affirmant leur caractère universel.

En conclusion, nous pouvons répondre à la question de laquelle nous sommes partis, en affirmant que l'alternative sécurité ou droits fondamentaux est un faux dilemme. Sécurité et garantie des droits et des libertés ne peuvent pas être mises en contraposition. Il s'agit plutôt de deux biens non pas disjoints mais au contraire réciproquement complémentaires. Si les droits fondamentaux venaient à manquer, viendraient aussi à manquer les garanties de la sécurité personnelle, susceptible d'être mise à risque par l'exercice arbitraire du pouvoir. Si les conditions de sécurité dans la vie de la personne et de la communauté venaient à manquer, l'exercice pacifique des droits fondamentaux serait mis à risque. La sécurité et la garantie des droits s'accumulent donc et sont complémentaires dans le fait d'assurer concrètement le libre développement de la personnalité de chacun.

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